Society (France)

Au nom du père Columba.

Depuis 2003, le père Columba Stewart, un moine bénédictin, parcourt la planète avec un objectif en tête: digitalise­r les manuscrits menacés par les guerres et les catastroph­es. Alors que Daech et d’autres groupes armés ravagent les patrimoine­s de l’afriqu

- PAR MATTEO FAGOTTO, À JÉRUSALEM PHOTOS: MATILDE GATTONI / TANDEM REPORTAGES

Depuis 2003, Columba Stewart, un moine bénédictin, parcourt la planète avec un objectif en tête: digitalise­r les manuscrits menacés par les guerres et les catastroph­es. Et il y a urgence.

En milieu de matinée, alors que le soleil tape fort sur les maisons blanches de Jérusalem, un homme à la grande silhouette fine en habit religieux noir se faufile dans les allées du souk comme s’il connaissai­t ces ruelles par coeur. “Ce lieu a toujours eu un sens particulie­r pour moi, confirme-t-il en s’arrêtant devant une porte en fer surplombée d’une arche de pierre. J’essaye toujours de me réserver un peu de temps libre quand je viens ici.” Alors qu’il pénètre dans le monastère syriaque orthodoxe de Saint-marc, père Columba Stewart est chaleureus­ement salué par le groupe de moines présents dans l’enceinte. Après de brèves cordialité­s et quelques gorgées de café à la cardamome, un homme barbu l’invite à le suivre à l’étage et l’emmène jusqu’à une salle poussiéreu­se. Là, dans des casiers en bois, sont disposés de précieux manuscrits datant du VIE ou du VIIE siècle, certains d’entre eux contenant des textes des Pères de l’église tels saint Cyrille, qui présida le concile d’éphèse en 431. Columba ouvre prudemment l’un d’entre eux, s’attardant sur les lettres élégantes qui ornent ses pages jaunies. “N’est-ce pas magnifique?” demande-t-il, les yeux brillants d’admiration. Écrits en syriaque, la langue pratiquée par les plus anciennes communauté­s chrétienne­s du Moyenorien­t, ces textes ne représente­nt qu’une infime portion des quelque 50 000 manuscrits chrétiens et musulmans que Columba et ses collègues sont parvenus à sauver ces treize dernières années des catastroph­es météorolog­iques, des pillages, de la guerre. Cet Américain

de 59 ans à la voix calme est en effet le directeur de la Hill Museum & Manuscript Library (HMML), une associatio­n à but non lucratif située à Collegevil­le, dans le Minnesota. Son objet: la préservati­on digitale des manuscrits en danger autour du globe. Créée en 1965, la HMML couve aujourd’hui la plus grande collection d’images de manuscrits du monde, composée de plus de 140 000 échantillo­ns sauvegardé­s en microfilms et sur format digital. Depuis sa nomination à la tête de l’associatio­n en 2003, Columba Stewart a ratissé la terre entière, de l’inde au Moyen-orient, des Balkans à l’éthiopie. En Inde, l’associatio­n a récemment photograph­ié 10 000 parchemins en feuilles de palmier. En Éthiopie, les évangéliai­res de Garima, considérés comme les plus anciens manuscrits du pays, viennent d’être numérisés. L’associatio­n s’est également rendue en Égypte, en Irak, en Syrie, au Liban, en Turquie et à Jérusalem. Ces jours-ci, Columba livre une course contre la montre face à Daech et les autres groupes islamistes radicaux qui, ces dernières années, ont entrepris de détruire tout ce que l’afrique et le Moyen-orient comptent d’antiquités et de textes anciens. Pour ce faire, l’américain travaille avec les communauté­s chrétienne­s et musulmanes d’irak, de Syrie ou du Mali, où il a formé des équipes locales à photograph­ier des livres vieux de plusieurs siècles. “L’émergence de Daech nous rappelle que toutes ces choses sont vraiment en danger”, explique-til en sirotant un jus de fruit. Depuis la création du groupe État islamique, 2 000 des 6 000 manuscrits que la HMML est parvenue à numériser entre 2009 et 2014 en Irak ont en effet disparu, probableme­nt détruits par les hommes de l’autoprocla­mé califat. D’autres manuscrits numérisés à Alep ont certaineme­nt subi le même sort. “J’essaye de ne pas y penser, car cela me met hors de moi, poursuit le moine. Mais il serait encore plus douloureux pour moi d’apprendre qu’un manuscrit que l’on n’a pas photograph­ié a été détruit, car il serait définitive­ment perdu.” Quand la ville malienne de Tombouctou a été prise par les islamistes en 2012, ses bibliothèq­ues, contenant plus de 300 000 textes religieux et études scientifiq­ues, auraient pu subir le même sort. Grâce à la présence d’esprit de leurs gardiens, ces précieux manuscrits ont été rapatriés clandestin­ement à Bamako, la capitale, où ils sont actuelleme­nt numérisés par la HMML dans des endroits sûrs.

“Le seul lien vivant avec le passé”

L’objectif ultime du moine est de créer la collection la plus exhaustive possible de manuscrits numérisés dans le monde, et permettre ainsi l’accès libre à des collection­s uniques et très peu connues. Au-delà, il espère aussi qu’à long terme, la diffusion de ces textes permettra une meilleure compréhens­ion entre les chrétiens et les musulmans, à une époque où les relations entre les deux mondes semblent si tendues. “Nous pourrions réapprendr­e à vivre ensemble en nous inspirant des lieux où nous le faisions pacifiquem­ent auparavant”, explique Columba Stewart. Si nous ne nous trouvons pas d’affinités, nous serons à jamais prisonnier­s de nos différence­s superficie­lles. Nous resterons effrayés et méfiants les uns envers les autres.” Le plus étonnant est que cette dévotion lui est apparue presque par hasard. Lors de l’automne 2003, la HMML contacte Columba et lui demande de lui préparer le terrain avant une mission au Liban, en raison de sa “connaissan­ce bien réelle, quoique limitée, de la région”, comme il aime le dire. Il accepte et très vite, le travail le fascine. “Je n’ai pas beaucoup de temps pour véritablem­ent étudier les manuscrits, car mon travail consiste principale­ment à les trouver et à rendre possible leur collection, dit-il. Mais j’aime découvrir des choses, appréhende­r de nouvelles cultures et me créer des liens personnels.” Préserver la culture mondiale de la destructio­n s’apparente néanmoins le plus souvent à un travail long et frustrant, où la numérisati­on n’est que la dernière étape. Avoir affaire aux différents ordres religieux, associatio­ns culturelle­s et familles qui détiennent les collection­s de manuscrits, puis gagner leur confiance peut demander des années de voyage, d’innombrabl­es rendez-vous et beaucoup de diplomatie, sans aucune garantie quant à un dénouement positif. La plupart des communauté­s que Columba a approchées ont été marquées par des années de guerre et de persécutio­ns, et sont méfiantes à l’égard des étrangers. “Certaines d’entre elles ont perdu leur lieu d’origine, leurs propriétés, leur peuple, explique Columba. Parfois, les manuscrits sont tout ce qui leur reste, leur seul lien vivant avec le passé.” Les chrétiens syriaques que Columba doit rencontrer aujourd’hui sont parmi ceux qui ont le plus souffert. Depuis le commenceme­nt des guerres en Syrie et en Irak, beaucoup d’entre eux ont été persécutés et forcés à fuir vers l’europe, ou à se disperser en petits groupes à travers la région. Quand le moine américain s’est rapproché du monastère en 2011, les prêtres se sont dit que c’était là leur dernière chance de sauver leur histoire. “Il est de notre devoir d’offrir ces trésors au monde et de laisser notre progénitur­e s’imprégner de la sagesse, du savoir et des valeurs spirituell­es qu’ils exsudent”, explique Shimon Çan, un bibliothéc­aire, calligraph­e et sténograph­e de 65 ans, qui a été l’un des plus fervents soutiens du projet. Cependant, de nombreuses communauté­s restent encore sceptiques à l’idée de s’ouvrir à des Occidentau­x, dont les ancêtres ont pillé en leur temps des dizaines de milliers de manuscrits, désormais éparpillés dans des bibliothèq­ues à travers l’europe. C’est à ce moment-là que l’expérience de Columba en tant que moine entre en jeu. “Le fait d’être un moine me place dans une catégorie bien différente, explique-t-il. Les gens comprennen­t que je ne représente pas une grosse entreprise ou une agence culturelle impérialis­te.”

“L’émergence de Daech nous rappelle que tous ces manuscrits sont vraiment en danger” père Columba Stewart

Menées dans des studios équipés de lumière stroboscop­ique et d’un appareil photo numérique haute définition connecté à distance à un PC, les numérisati­ons sont réalisées par des technicien­s encadrés par des représenta­nts de la HMML. Une fois la photograph­ie effectuée, les fichiers sont regroupés dans un seul et même dossier, sauvegardé sur un disque dur, qui est alors envoyé ou transporté au siège de la HMML, dans le Minnesota, par des intermédia­ires de confiance. À leur arrivée, les dossiers sont scannés avec un antivirus, leurs données archivées et téléchargé­es sur une plateforme en ligne. L’associatio­n peut numériser, en moyenne, et par projet, 500 à 600 manuscrits par an, pour un coût total annuel d’environ 20 000 dollars. La HMML, qui vit de dons et de subvention­s, prend en charge toutes les dépenses: de l’achat au transport des équipement­s, et même les salaires.

Des milliers de pages photograph­iées

Bien que simple à effectuer, la numérisati­on demande du soin et de la patience. À Jérusalem, le processus est pris en charge par Shaima Budeiry. Gantée et vêtue d’une blouse blanche, cette femme de 51 ans a étudié la préservati­on des manuscrits à Dubaï. Elle a passé les dernières années à photograph­ier des milliers de pages, y compris celles de la collection privée de sa famille. “Je suis très fière de ce que je fais”, affirmet-elle en montrant un beau specimen en feuille d’or appartenan­t à la bibliothèq­ue Al-budeiri de Jérusalem, dont les 900 manuscrits ont été numérisés. Pour éviter d’endommager des pages déjà fragiles, Shaima opère dans des pièces aux volets fermés afin d’empêcher la lumière du soleil d’entrer. Préserver les originaux d’une détériorat­ion physique est un problème d’envergure.

“Le fait d’être un moine m’aide. Les gens comprennen­t que je ne représente pas une grosse entreprise ni une agence culturelle impérialis­te” père Columba Stewart

Comme les pages anciennes sont sensibles à la moisissure, aux vers et aux insectes, les textes doivent être emballés et conservés dans du papier et du carton sans acide, de préférence dans un endroit climatisé protégé d’une humidité excessive. Mais tous les propriétai­res n’ont pas les moyens ou la volonté de s’occuper de leurs anciens livres. Dans certains cas, ils sont donc conservés dans des sacs plastique ou simplement laissés en décomposit­ion. Une fois qu’ils sont sérieuseme­nt endommagés, les restaurer nécessite un processus long et coûteux “Nous avons récemment dépensé 70 000 dollars pour restaurer environ 100 écrits, se plaint Khaled Salameh, de la bibliothèq­ue Al-khalidiya, dont la collection de 1 200 manuscrits islamiques, ottomans et perses est en train d’être numérisée par la HMML. Je travaille dans ce domaine depuis 1977. Au début, les gens pensaient que ces codex ne valaient rien. Encore aujourd’hui, il n’y a pas d’université dans le monde arabe qui enseigne la science de la bibliothèq­ue ou la muséologie. C’est un problème.” Son oeuvre la plus ancienne, un texte sur les débuts de l’histoire musulmane, date, dit-il, du Xe siècle. “Bien que tous les manuscrits soient liés à la religion musulmane, ils vous aident également à comprendre la culture de la société de l’époque où ils furent écrits, éclaire-t-il. Ces oeuvres n’appartienn­ent pas seulement aux Arabes, musulmans et Palestinie­ns. Ils sont un héritage pour le monde entier.” Le soleil se couche sur les dômes et minarets de la vieille ville en même temps que se termine un autre jour dans la vie du père Columba Stewart. Depuis la fin de sa prière matinale, le moine a été pris dans une suite sans fin de conférence­s, rendez-vous et visites de courtoisie qui l’ont laissé épuisé. Avoir perpétuell­ement affaire à des problèmes épineux et à des communauté­s en danger peut être émotionnel­lement éprouvant et cet homme, bien que dynamique et résistant, commence à payer le prix de son dur travail. “J’ai bientôt 60 ans et je ne ferai plus cela quand j’en aurai 70”, assure-t-il. Pourtant, dans un monde toujours plus instable, Columba a identifié de nouveaux défis. Dans les années à venir, le moine voudrait accroître les efforts de numérisati­on dans les Balkans et en Égypte. Après quoi, dit-il, ce sera fini. D’ailleurs, il sait déjà ce qu’il dira lors de ses adieux. “J’espère que les gens prendront conscience de ce que nous avons accompli, car je pense que c’est plutôt remarquabl­e, affirme-t-il dans un sourire. Et dans une centaine d’années, ce serait bien s’il pouvait être écrit quelque part le nom de ceux qui ont accompli tout cela.”

 ??  ?? La cathédrale Saint-jacques de Jérusalem, dans le quartier arménien de la ville. Sa bibliothèq­ue abrite l’une des plus grandes collection­s de manuscrits arméniens au monde.
La cathédrale Saint-jacques de Jérusalem, dans le quartier arménien de la ville. Sa bibliothèq­ue abrite l’une des plus grandes collection­s de manuscrits arméniens au monde.
 ??  ?? Petit instant de méditation au lever du soleil.
Petit instant de méditation au lever du soleil.
 ??  ?? Le père Columba et Shimon Çan, à Jérusalem.
Le père Columba et Shimon Çan, à Jérusalem.
 ??  ?? Shaima Budeiry, 51 ans, s’occupe de la digitalisa­tion des documents à Jérusalem. Certains manuscrits datent du XIVE siècle.
Shaima Budeiry, 51 ans, s’occupe de la digitalisa­tion des documents à Jérusalem. Certains manuscrits datent du XIVE siècle.
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