Society (France)

Madame déradicali­sation.

Ancienne consule générale à Istanbul, Muriel Domenach est, depuis six mois, en charge de la prévention de la délinquanc­e et de la radicalisa­tion. Alors que l’efficacité des différente­s initiative­s de déradicali­sation menées jusqu’ici est âprement remise e

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET VICTOR LE GRAND / ILLUSTRATI­ON: ALINE ZALKO POUR

Depuis six mois, Muriel Domenach est en charge, pour le compte du gouverneme­nt, de la prévention de la délinquanc­e et de la radicalisa­tion. Autant dire que son job est compliqué, et les critiques nombreuses. Elle se défend ici.

Vous dirigez depuis six mois le Comité interminis­tériel de prévention de la délinquanc­e et de la radicalisa­tion (CIPDR). Pendant longtemps, on a moins insisté sur cet aspect –la prévention– que sur l’après, ce que l’on a appelé la ‘déradicali­sation’, avec cette idée que face à ce phénomène, l’état pouvait guérir. Moi, je ne crois pas dans la déradicali­sation. Elle n’a jamais eu de portée officielle ou opérationn­elle. Je ne crois pas que l’on déprogramm­e puis que l’on reprogramm­e une personne radicalisé­e: on n’appuie pas sur un bouton ‘effacer, retour à la situation antérieure’. Je crois, en revanche, que l’on est en mesure de détourner, que l’on peut –et c’est très difficile– désengager et quand je dis désengager, c’est de toute perspectiv­e de basculemen­t vers la violence. Puisque tout le problème de la radicalisa­tion, c’est le lien extrémisme-violence. Sans cela, on peut parler de défi envers la République et le vivre ensemble, mais pas de radicalisa­tion. La radicalisa­tion, c’est vraiment ce lien, ce risque de passage à l’acte.

Combien de personnes sont concernées par la radicalisa­tion aujourd’hui? En France, le nombre d’individus radicalisé­s pris en charge par l’état a beaucoup augmenté ces derniers mois: ils sont 2 400 aujourd’hui, auxquels il faut ajouter 1 000 familles que l’on accompagne. Ils étaient 1 600 en mai 2016, pour 800 familles. On a intégré le fait qu’il faut signaler dans l’intérêt des jeunes et de la société. Attention, cela ne signifie pas forcément qu’il y en a plus mais que les gens osent davantage en parler. En France, on est sans doute en train de dépasser un traumatism­e lié à la délation, à Vichy. Quant à la courbe des départs en Syrie, elle s’est complèteme­nt infléchie. Ça se compte en quelques dizaines depuis début 2016. Je crois que la victoire militaire face à Daech, qui a perdu plus de la moitié de son emprise territoria­le, est le meilleur des contre-récits. Daech perd beaucoup de sa force noire car cela met à mal cette image d’un califat qui nargue l’occident.

Vous évoquiez la délation. Pour beaucoup de familles, c’est encore un vrai sujet: le numéro vert qui a été mis en place au ministère de l’intérieur suscite beaucoup de méfiance. Cela ne les empêche pas d’appeler. Le nombre de signalemen­ts via ce numéro augmente: 45 000 appels depuis sa création. Et les gens qui répondent ne sont pas des cow-boys comme on en voit dans les séries. Il s’agit de policiers à la retraite qui prodiguent des conseils, font parler les gens, expliquent par exemple que non, le fait de ne pas manger de porc n’est pas un signe de radicalisa­tion. Ils essaient d’indiquer ce que sont les vrais signaux de rupture. C’est un travail de tri. Les appels durent entre 30 minutes et une heure et demie. À la fin, seule une minorité d’entre eux –15% environ– sont pris en compte. Après les attentats, il ya à chaque fois une multiplica­tion par six ou sept du nombre d’appels, avec de nombreuses personnes qui nous contactent pour dire: ‘Ma voisine s’est convertie, il faut que je vous en parle…’

Où et comment les personnes signalées sontelles prises en charge par la suite? Elles sont redirigées vers leur préfecture, où des cellules réunissent des représenta­nts des forces de l’ordre et des acteurs de terrain – éducateurs de rue, Maisons des adolescent­s, Écoles des parents, Points accueil écoute jeunes, missions locales, psys, etc. C’est de cette approche profession­nelle et pluridisci­plinaire dont on a besoin, même si elle a mis du temps à se mettre en place.

Pourquoi? Parce que les attentats ont profondéme­nt déstabilis­é l’ensemble du corps social. Des Français qui sont tués par des Français, c’est pour chaque Français un échec: pour les responsabl­es, pour les acteurs publics, politiques, pour notre génération. Lors des manifestat­ions du 11 janvier 2015, j’étais en poste à Istanbul (Muriel Domenach a été consule de France à Istanbul, ndlr), et j’avais été frappée par l’ampleur de la solidarité. Mais depuis, la continuati­on des attaques sur le territoire français, et plus encore leur diffusion, leur indifféren­ciation – parce que avec les attaques de Saint-étiennedu-rouvray, de Nice, ça devient n’importe qui: un rassemblem­ent populaire en ville, une église– et leur banalisati­on –parce que ce sont des outils du quotidien qui sont utilisés: un camion, un couteau– marquent aussi l’échec de ce sursaut. En tout cas, cela a été perçu par le corps social avec un nouveau sentiment d’échec. Et donc, c’est profondéme­nt déstabilis­ant.

Et vous croyez que l’on est aujourd’hui sortis de cette phase de tétanie? Aucune politique publique ne se met en place en claquant des doigts. Mais ce qui est intéressan­t, c’est que parallèlem­ent, la France, parce qu’elle a vécu ces traumatism­es à répétition, a aussi nourri les anticorps. Je ne cesse de le répéter: il faut mobiliser ceux qui savent, ceux qui sont sur le terrain. Les éducateurs de rue, notamment, doivent être le coeur du réacteur.

La réalité, c’est que l’état a beaucoup désinvesti dans ces acteurs sociaux que vous mettez en avant aujourd’hui. Cela fait des années que ce secteur se plaint du manque de moyens… C’est vrai que, dans un certain nombre de collectivi­tés locales, il y a eu une remise en cause des moyens. Mais les crédits augmentent de 50% sur la prévention de la radicalisa­tion: quinze millions dont douze pour les préfecture­s. Encore une fois, il y a aussi la mobilisati­on de ce qui existe. Par exemple, à Fleury-mérogis, dans l’essonne, où je me suis rendue, le service d’insertion et de probation a conduit avec la mission locale un programme, ‘Réussir sa sortie’, qui est financé par le fonds que je supervise ici et permet d’aménager les sorties de détenus de droit commun. Et qui, évidemment, étant donné le public concerné, a un effet de prévention de la récidive et de la radicalisa­tion via l’aménagemen­t d’une réinsertio­n. Je le répète, c’est ce genre d’action qui est le coeur du réacteur.

Mais vous travaillez aussi avec de nombreux organismes qui affirment détenir la solution pour déradicali­ser et qui avaient le monopole sur ce sujet. Comme le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) de Dounia Bouzar, avec qui vous avez cessé de travailler il y a six mois. Quand je suis arrivée, la coopératio­n avec le CPDSI avait déjà cessé. Qu’il y ait eu des erreurs, c’est certain. Notamment avec la promotion d’une collaborat­ion avec un ‘repenti’, ancien mentor des frères Kouachi de surcroît, au moment de la commémorat­ion des attentats de Charlie Hebdo et de l’hyper Cacher. Qu’il ait fallu agir dans l’urgence après les attentats, alors que le corps social et les travailleu­rs sociaux étaient en état de sidération, on me l’a dit. Il y a d’autres associatio­ns aujourd’hui.

Le travail de ces structures spécialisé­es dans la déradicali­sation est contesté, en particulie­r celui effectué par Dounia Bouzar. On parle de ‘business’, de manque de transparen­ce… N’alimentons pas la polémique pour la polémique. Regardez sur le terrain. Depuis six mois, la prise en charge est assurée en majorité par des acteurs sociaux, reconnus par ces structures. Il faut dépasser ces débats. Et encore une fois, il faut comprendre aussi que c’est une politique qui a été élaborée en un temps record. Donc vous trouvez que ce que l’on a mis en place en France est plutôt un succès? Un récent rapport a pourtant pointé du doigt l’inefficaci­té de la politique mise en oeuvre. Tout ne réussit pas, c’est certain. Mais on est le seul pays à avoir mis en place une politique de prévention de la radicalisa­tion aussi aboutie sur l’ensemble du territoire et aussi rapidement: 20 000 agents publics et travailleu­rs sociaux ont été formés, 2 400 personnes prises en charge, 1 000 familles accompagné­es. La lutte contre la radicalisa­tion doit être conduite avec la société civile, sur le terrain. Il faut savoir penser le fait que les gamins puissent être à la fois des bourreaux, des criminels et des victimes sociales. C’est, en partie, ce que l’on

a eu du mal à faire.

La prévention n’auraitelle pas dû débuter il y a dix ans? Quand la France découvre le phénomène début 2014, on parle déjà d’épidémie… Est-ce que l’on n’a pas tout simplement occulté le problème pendant des années? La politique de lutte contre la radicalisa­tion a été mise en place en avril 2014, donc avant les attentats. Que rétrospect­ivement, on puisse se dire que l’on aurait pu faire autrement, c’est évident. Mais ce sont les attentats qui ont révélé les choses. On peut toujours refaire l’histoire. La France, clairement, a été ciblée, et de manière prioritair­e. Ce n’est évidemment pas un hasard. Tout cela a été conçu pour fragiliser ce qui paraît aux yeux de Daech inacceptab­le, c’est-à-dire un modèle de société, l’intégratio­n, avec ses limites mais aussi ses succès. L’objectif, c’est de susciter un sentiment d’exclusion à l’égard d’une partie de la population, et donc de fracturer le corps social. Mais je ne suis pas sûre que l’on ait plus occulté le phénomène qu’ailleurs. Notre pays a déjà été exposé dans les années 80 et 90 à des attaques terroriste­s, on a gardé un niveau de vigilance important, des services de renseignem­ent qui ont déjoué énormément de projets d’attentats. Ces succès ont-ils masqué des problémati­ques sociétales de fond? Peut-être… Vous savez, de façon générale, j’ai le sentiment que la société française a davantage conscience de ses échecs que d’autres.

Mais certains pays, comme l’angleterre, ont mis en place une vraie politique de lutte contre la radicalisa­tion depuis plus de dix ans. La France n’est pas en avance… Une étude qui vient de sortir montre que ce programme dont vous

“Plus on remonte en amont, plus on s’aperçoit qu’il y a une matrice: c’est le ‘conspirati­onnisme’. Il ne conduit pas à la radicalisa­tion de manière linéaire, mais tous les jeunes en viennent”

parlez, Prevent –le programme de prévention britanniqu­e mis en place après l’attentat de Londres en 2005–, fait à la fois trop et pas assez. On parle d’un risque de complaisan­ce envers des acteurs auprès desquels on pense acheter la paix sociale dans les quartiers, et auxquels on a délégué une partie des responsabi­lités de service public, comme à Birmingham. Et en même temps, le dispositif est très critiqué par les responsabl­es du culte musulman: il conduit à la mise en exergue d’un ‘bon’ islam, comme s’ils avaient à se blanchir de diverses accusation­s. Donc, c’est perçu à la fois comme discrimina­toire par les communauté­s et comme complaisan­t par une partie des autorités de sécurité et de l’électorat conservate­ur. Du point de vue français, c’est intéressan­t de regarder cela.

Aujourd’hui, le grand défi pour la France, c’est aussi la prise en charge de ceux pour qui on ne peut plus parler de prévention, en particulie­r les djihadiste­s qui rentrent de Syrie. Et si on ne peut pas déradicali­ser, comme vous dites, on fait quoi? On vit dans un État de droit. Il y a donc plusieurs options. Soit une prise en charge en milieu ouvert, qu’il faut profession­naliser, soit une procédure judiciaris­ée. S’il y a eu des actes avérés qui constituen­t un délit terroriste, ils sont alors incarcérés. Il y a aussi le sujet des centres de déradicali­sation. Le premier qui a ouvert, en Indre-et-loire, s’est avéré être un échec, puisqu’il n’a, à l’heure actuelle, aucun pensionnai­re. Ce centre a été conçu comme un complément, une initiative expériment­ale pour des jeunes qui ont besoin d’une coupure du milieu familial mais qui ne relèvent pas de la prison. Il a été ouvert sur fond d’hostilité des riverains et de certains élus, et a souffert de décalage entre sa perception et la réalité. Aucun incident n’a été à déplorer pendant les six mois de fonctionne­ment. Un centre de ce type accueille des personnes en voie de radicalisa­tion: c’est difficile et cela inquiète légitimeme­nt les riverains. Il faut tirer les enseigneme­nts de l’évaluation de cette troisième voie entre milieu ouvert et prison, qui présente l’intérêt d’un suivi pluridisci­plinaire: des éducateurs, des psys –avec Fethi Benslama–, un volet insertion sociale, puis un autre ‘distanciat­ion et esprit critique’, pensé par le sociologue Gérald Bronner. Parce que plus on remonte en amont, plus on s’aperçoit qu’il y a une matrice, un sas: c’est le ‘conspirati­onnisme’. Il ne conduit pas à la radicalisa­tion de manière linéaire, mais tous ces jeunes en viennent. On verra comment poursuivre la réflexion avec un centre mère-enfant pour les femmes qui rentrent de Syrie. Il faut améliorer cette expériment­ation, personne ne prétend avoir de baguette magique.

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