Society (France)

Ilhan Omar.

- PAR ANTOINE BOYER, À MINNEAPOLI­S / PHOTOS: ETHAN AARO JONES POUR

Le soir du 8 novembre dernier, alors que Donald Trump était élu président des États-unis, Ilhan Omar entrait aussi dans l’histoire: à 34 ans, elle gagnait haut la main le district 60B de Minneapoli­s et devenait ainsi la première femme musulmane élue à un poste de représenta­nt d’un État américain. Plus de quatre mois plus tard, premier bilan.

Le soir du 8 novembre dernier, alors que Donald Trump était élu président des États-unis, Ilhan Omar faisait elle aussi l’histoire. À 34 ans, elle gagnait haut la main le district 60B de Minneapoli­s, dans le Minnesota, devenant ainsi la première femme d’origine somalienne et musulmane à être élue à un poste de représenta­nt d’un État américain. Quatre mois plus tard, premier bilan.

Imaginez un instant Donald Trump assis en face d’ilhan Omar. On est dimanche, elle lui a concocté un bon repas, chez elle, à Minneapoli­s. Ses trois enfants et son mari sont là. Au menu: viande de chèvre et riz. Ilhan lui raconte sa vie, celle d’une réfugiée somalienne, musulmane, l’histoire d’une petite fille de 12 ans qui arrive aux États-unis en 1995 après avoir fui, avec sa famille, l’oppression et la guerre civile, et passé quatre ans dans un camp de réfugiés au Kenya. Vingt et un ans plus tard, la voilà élue –démocrate– de l’état du Minnesota. Donald Trump n’a pas répondu à l’invitation. Pourtant, celle-ci a été lancée en bonne et due forme. Le 25 janvier dernier, alors que la presse dévoilait la volonté de la nouvelle administra­tion américaine de bannir temporaire­ment les ressortiss­ants de sept pays à majorité musulmane, le fameux “muslim ban”, Ilhan Omar profitait d’un meeting pour proposer au président de venir la rencontrer. “Pour qu’il voie de ses propres yeux quelqu’un qui est ethniqueme­nt de deux des pays bannis, la Somalie et le Yémen, et pour qu’il rencontre des gens originaire­s de ces sept pays, qui vivent ici, qui ont fait de cet endroit leur maison, et qui contribuen­t à faire du Minnesota un bel État”, raconte-t-elle aujourd’hui, un mois plus tard. Le 6 novembre dernier, deux jours avant son élection, Donald Trump était venu donner une conférence de presse sur cette “terre aux 10 000 lacs”, comme on appelle le Minnesota. Sans quitter le tarmac de l’aéroport de Minneapoli­s, il avait expliqué que la région avait suffisamme­nt souffert de l’arrivée de réfugiés somaliens, ajoutant que certains d’entre eux avaient rejoint les rangs de l’organisati­on État islamique. Une saillie que les quelque 50 000 membres de la communauté somalienne de l’état, la plus large aux États-unis, avaient reçue comme une insulte.

Mais Ilhan Omar n’en démord pas. “Oui, j’ai envie d’inviter Donald Trump, vraiment, comme ça il pourra comprendre et voir que la rhétorique de la haine fait du mal à notre pays, bien plus que ça ne l’aide. C’est en fait une menace à notre sécurité nationale”, explique-t-elle calmement. Assise sur sa chaise, le portable toujours à portée de main, coiffée d’un voile vert, elle poursuit: “On m’a enseigné que la haine et la peur proviennen­t de l’ignorance. Et c’est facile de haïr quelqu’un que tu ne connais pas.” Symbolique­ment, les destins de Trump et d’omar sont liés. Le soir même où le milliardai­re est devenu président des États-unis, elle a remporté les élections dans le district 60B de Minneapoli­s, devenant ainsi la première femme d’origine somalienne, et musulmane, à être élue à la Chambre des représenta­nts d’un État. Andrew Johnson, dont Ilhan Omar a été l’assistante au conseil municipal de Minneapoli­s, était à ses côtés ce soir-là. “On était tellement pleins de joie, d’optimisme et d’espoir”, dit-il. Il lève un bras en direction du plafond, avant de le laisser retomber progressiv­ement. “Notre humeur était à ce niveau-là, haut dans le ciel, c’était la plus belle nuit possible. Puis on a commencé à voir les gens pleurer.” Un peu plus de trois mois plus tard, Ilhan Omar reçoit dans son bureau à la Chambre

des représenta­nts du Minnesota, située dans la ville de Saint Paul, accolée à Minneapoli­s –les deux métropoles sont baptisées les Twin Cities, les villes jumelles. Entre les évènements communauta­ires à honorer de sa présence et les administré­s à rencontrer dans son bureau, la jeune femme de 34 ans court souvent après le temps. “Certains jours, je ne m’assois même pas. Hier, j’ai commencé à 8h et terminé à 22h45, je n’ai pas pu manger ni prendre un café avant 14h”, s’amuse-telle. Mais ainsi va la vie. Ilhan Omar sait bien qu’elle n’est pas une représenta­nte comme les autres et qu’elle parle au nom des communauté­s marginalis­ées. “J’ai plusieurs titres de ‘première fois’, confirme-t-elle. La première femme d’origine somalienne dans le pays à être une représenta­nte, sans doute la première personne née en Afrique à être élue aussi, et la première femme musulmane à être législatri­ce dans le Minnesota.” Elle poursuit: “Et être ainsi une musulmane, une réfugiée, être quelqu’un qui vient d’un pays visé par le décret anti-immigratio­n de Trump, ça signifie…” Interrupti­on, ça toque à la porte. Son assistant prévient l’élue qu’un groupe de dix étudiants l’attend dehors afin de dénoncer des frais de scolarité toujours plus élevés et se plaindre du manque de diversité sur les campus. Ilhan les fait entrer et leur répond, du tac au tac: “Ce manque de diversité, ça ressemble à ma vie au Capitole.” Éclat de rire général. Après la réunion improvisée et le moment du selfie, Muna, l’une des visiteuses, étudiante en relations internatio­nales d’origine somalienne, revient sur ce que représente pour elle Ilhan Omar: “J’étais fière quand elle a été élue parce que ça m’a donné l’espoir qu’un jour, je pourrais devenir quelqu’un comme elle. Elle est venue dans ce pays comme réfugiée, est allée à l’école, a travaillé et a fait quelque chose de sa vie. Le rêve américain, c’est ça!”

“J’ai survécu à beaucoup de choses”

La première fois qu’ilhan Omar a posé le pied aux États-unis, c’était dans le comté d’arlington, en Virginie. Elle a alors 12 ans, est orpheline de mère, parle à peine l’anglais. Elle est arrivée avec son père, ses six frères et soeurs en provenance du Kenya, où elle vivait dans un camp de réfugiés. Peu de temps après, elle et sa famille se dirigent vers le Minnesota, où de nombreux Somaliens se sont déjà installés. Elle grandit dans le quartier Cedar-riverside, surnommé le “petit Mogadiscio”. À 14 ans, première expérience politique. Elle emmène son grand-père à la primaire du Parti démocrate. “J’ai trouvé ça intéressan­t et excitant, se remémore-telle. Et ça m’a donné envie de participer.” Après un diplôme en sciences politiques et relations internatio­nales à l’université d’état du Dakota du Nord, la jeune femme rejoint l’organisati­on Women Organizing Women Network, qui encourage les femmes à s’engager dans la vie civique. En 2013, elle rencontre Andrew Johnson à une réunion du Parti démocrate des travailleu­rs et des fermiers –le nom du Parti démocrate au Minnesota. Elle devient sa directrice de campagne dans sa conquête du poste de conseiller municipal de la ville. Quatre ans plus tard, toujours bien enfoncé au fond de sa chaise à la mairie de Minneapoli­s, un tableau de John Fitzgerald Kennedy en costume d’astronaute en arrière-plan, ce dernier se charge de tresser des lauriers à sa protégée: “À l’époque, ça me semblait inévitable qu’elle finisse par être élue à un moment donné. Parce qu’elle avait déjà cette capacité de s’asseoir et d’être à l’aise avec n’importe qui. Et elle a un grand leadership.” Une autre qualité que tout le monde reconnaît à la jeune élue: elle n’hésite pas à descendre dans la rue et à se mêler à ses électeurs. Directrice exécutive du musée somalien du Minnesota, Sarah Larsson se souvient des manifestat­ions de l’automne 2015 consécutiv­es à la mort de Jamar Clark, un Noir tué par la police à Minneapoli­s. “Ilhan était impliquée dans les défilés. Un jour, elle est venue avec deux de ses trois enfants. Je les ai surveillés un moment pour elle. Et sa fille de 12 ans a sorti son smartphone et dit: ‘Je vais documenter cet événement car la police pourrait faire quelque chose de mal et je vais l’enregistre­r en vidéo.’” Le décor du bureau d’ilhan rappelle ces épisodes militants. Posée sur

“J’ai envie d’inviter Donald Trump, comme ça il pourra comprendre et voir que la rhétorique de haine fait du mal à notre pays, bien plus que ça ne l’aide”

le rebord de la fenêtre, deux pancartes annoncent la couleur: “Refugees welcome here” (“Les réfugiés sont les bienvenus ici”) et “This is what democracy looks like” (“C’est ça, la démocratie”), deux des slogans les plus repris pendant la mobilisati­on anti“muslim ban” de ces dernières semaines. Politiquem­ent, son programme est clairement ancré à gauche. Elle veut aider les femmes à créer davantage d’entreprise­s, mais aussi rendre l’université moins chère et plus accessible pour tous, tendre vers une justice environnem­entale, ou éviter que les sans-papiers refusent d’appeler la police par peur d’être expulsés. Quant aux questions de moeurs, Ilhan Omar, qui porte le voile, se revendique féministe. “Le féminisme, dit-elle, c’est donner aux femmes le choix. Le choix de ce qu’elles portent, de ce qu’elles font de leur corps.” Derrière cette trajectoir­e rectiligne, tout n’a pas été si simple dans l’ascension politique de la jeune femme. En 2014, elle est prise à partie et frappée par plusieurs personnes lors de la primaire du Parti démocrate. Puis, l’été dernier, juste après sa victoire, un site internet l’accuse d’avoir été mariée en même temps à deux hommes –au père de ses enfants et à un autre homme qui aurait été son frère. Dans un communiqué, Ilhan Omar avait à l’époque dénoncé

“Le féminisme, c’est donner aux femmes le choix, le choix de ce qu’elles portent, de ce qu’elles font de leur corps”

des rumeurs “catégoriqu­ement fausses”. Aujourd’hui, Ahmed Hirsi, le père de ses trois enfants, ne veut plus parler de cette polémique. Ilhan Omar, elle, dit simplement: “J’ai survécu à beaucoup de choses.”

“Il m’a appelée ‘État islamique’”

En décembre dernier, un mois après son élection, Ilhan Omar s’est à nouveau retrouvée sous le feu des projecteur­s nationaux. Sur sa page Facebook, elle racontait avoir été victime d’insultes et de menaces de la part d’un chauffeur de taxi alors qu’elle se trouvait à Washington DC. Elle sortait d’une réunion à la Maisonblan­che. “Le chauffeur de taxi m’a appelée ‘État islamique’ et a menacé de m’enlever mon voile”, écrit-elle sur le réseau social. Aujourd’hui, elle revient sur ce qu’elle qualifie de “moment bizarre”: “Je me suis sentie menacée pendant tout le trajet, sans pouvoir savoir ce que je lui avais fait. Je pense qu’il avait un ressentime­nt particulie­r envers les musulmans.” Elle rigole. “Je voulais lui dire: ‘Je ne comprends pas, vous êtes un homme âgé.’ Vous voyez ce que je veux dire? C’était comme quand les enfants se font engueuler et disent: ‘Qu’est-ce que j’ai fait?’” Les médias se sont déchaînés après son post. Le signe que rien, vraiment, ne se déroulera tranquille­ment pour Ilhan Omar, symbole malgré elle. Comment garder les pieds sur terre? Comment se concentrer sur les problémati­ques locales quand on attire autant l’attention? Cet après-midi, la jeune femme politique a trois interviews prévues avec la presse: une avec le magazine Time, une pour le site Buzzfeed et une pour le quotidien local Star Tribune. Quand elle prend conscience de cet agenda, elle pousse un soupir de désespoir et se frotte les yeux, signe d’une fatigue intense. “J’ai plus de 100 demandes d’interview par semaine, se lamente-t-elle. Il y aurait d’autres choses que je pourrais faire pendant ce temps-là.” Long blanc. Ilhan Omar reprend, entre deux bouchées de son déjeuner. “Je pense que les gens dans les médias ne comprennen­t pas, ils pensent que c’est un honneur et une opportunit­é pour moi de parler, mais non. C’est devenu un fardeau pour mon emploi du temps, mais aussi pour le temps des gens qui m’ont élue pour les représente­r.” Avant de filer à ses prochains rendez-vous, elle trouve tout de même le temps de réagir aux articles de ces derniers jours, qui font état des dizaines d’immigrés sans-papiers originaire­s des pays visés par le décret anti-immigratio­n –dont des Somaliens– traversant actuelleme­nt la frontière entre les États-unis et le Canada pour se réfugier au nord. “Les gens faisaient des blagues là-dessus pendant la campagne, ils disaient souvent: ‘Si Trump gagne, je pars au Canada.’ Mais je ne pensais pas qu’ils le feraient vraiment.” Si elle dit comprendre cette fuite face à l’oppression de l’administra­tion Trump, elle estime que la bonne réponse consiste à rester. “Dans ces temps sombres, j’espère que les gens vont se réunir pour défendre les valeurs auxquelles nous croyons, et faire en sorte que notre pays, qui a toujours été leader sur les questions de droits humains et de liberté, le reste. Le temps de réclamer le progrès est passé, il est désormais temps de stopper la régression.” Avant de partir, a-t-elle un conseil en vue de l’élection française? “Ne laissez pas vos peurs détruire votre pays.”

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Dans son quartier de Cedar-riverside. Chaque vendredi, Ilhan Omar sillonne son district à pied.
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Patriote jusqu’au bout des orteils.

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