Society (France)

No zob in job!

Malgré les réseaux sociaux, malgré les sites de rencontre, malgré les “open bars”, malgré le chômage aussi, c’est encore au boulot que l’on tombe le plus amoureux. Mais pour quel résultat? Parfois, pour le meilleur. Bien plus souvent, pour le pire. Avant

- PAR JOACHIM BARBIER, AVEC WILLIAM THORP ILLUSTRATI­ONS: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

Malgré les réseaux sociaux, malgré les sites de rencontre, malgré les “open bars”, malgré le chômage aussi, c’est encore au boulot que l’on tombe le plus souvent amoureux. Mais pour quel résultat? Le pire, croyez-nous.

C’est une chronique de la vie au travail où se mêlent amour, pouvoir et jalousie. Il est directeur général adjoint d’un des grands magasins parisiens du quartier de l’opéra. La soixantain­e. On le dit charismati­que, bon communiqua­nt et séducteur. Il n’est pas seulement un dirigeant du groupe, il en est la figure mondaine et le représenta­nt dans toutes les soirées du Paris de la mode et des arts. Il a fait toute sa carrière dans la boîte. Profession­nelle, et amoureuse aussi. Alors, la rumeur d’une nouvelle conquête fait forcément jaser. Surtout si elle décroche un poste à responsabi­lité. Elle s’occupait d’une galerie d’art détenue par la fondation du groupe, la voilà nommée directrice artistique du bureau de style. Un poste stratégiqu­e et décisionna­ire. Elle a la quarantain­e, et à la date de sa promotion, tous les salariés se doutent déjà qu’elle entretient une relation avec le directeur général adjoint. Au début, la nouvelle est tolérée par les ex-amantes, dont celle que l’on surnomme “la reine mère”, avec qui le patron a longtemps entretenu une liaison. Les amoureux se cachent de moins en moins. Ils portent le même t-shirt pour montrer qu’ils ne font qu’un. Mais devant tant de bonheur affiché, la tolérance laisse un jour place à la rancoeur. Les membres du comité exécutif reçoivent une lettre sous enveloppe. Celle-ci n’a pas été faite à l’arrache. En fond, une illustrati­on. On y voit Piggy la cochonne du Muppet Show, nue et érotisée à l’extrême, chevaucher ardemment Kermit la grenouille, allongé sur le sol. Le titre: “Piggy la cochonne a écrasé M.R.” Et puis le texte, sous forme de revendicat­ion. Le corbeau dénonce “la nouvelle directrice du style, issue de la promotion canapé, qui n’a rien à voir avec la mode. Combien de temps cet imposteur (sic), par son absence de profession­nalisme, va-t-elle desservir l’entreprise?” Le corbeau envoie ensuite une deuxième salve de lettres, cette fois-ci aux cadres, et ainsi de suite en descendant à chaque fois les niveaux hiérarchiq­ues. Panique à la direction. On tente de chiper les missives dans les casiers avant que les employés n’aient le temps de récupérer leur courrier. Elle commence à craquer, fouille dans le sac de ses collègues partis en pause, dans leur téléphone. Quand elle voit deux personnes discuter devant la machine à café, elle hurle: “Je suis sûre que vous parlez

de ça!” Elle sombre dans la paranoïa, puis la déprime. Au bout de quelques semaines, la DRH convoque tout le monde, le couple et les collègues proches. Elle menace: “Nous savons qu’une lettre circule, une enquête policière

est en cours parce que c’est inadmissib­le.” Elle est en pleurs, pendant que lui scrute les salariés pour essayer de trouver le ou la coupable. Personne ne se dénonce. Puis ça va très vite. La DRH est virée pour ne pas avoir su endiguer le scandale. Les amants sont convoqués par les actionnair­es. Ces derniers exigent: “L’un de vous doit

partir.” Il veut sauver sa peau. Ce sera elle. Elle disparaît du jour au lendemain. L’amour avec.

Il faut bien évacuer le stress

D’après une étude d’opinonway datée de 2015, 29% d’hommes et 21% de femmes auraient déjà eu une aventure ou une relation amoureuse au bureau.

Pourtant, Loïck Roche, auteur de Cupidon au travail, est catégoriqu­e: “Les histoires d’amour au travail se terminent toujours mal.” Mais pourquoi donc? D’abord parce que la direction n’est pas toujours ravie de voir ses salariés batifoler dans les couloirs,

dit-il: “Les DRH ont peur que la productivi­té baisse. Dans leur logique, des employés qui s’aiment sont forcément moins concentrés. Alors que s’embrasser dans un couloir, ce n’est pas plus long qu’une pause cigarette.” De fait, il n’existe aucune démonstrat­ion scientifiq­ue prouvant que l’on est moins productif quand on aime au travail. Alain Samson, auteur de Sexe et flirt au bureau, aurait même plutôt

tendance à penser l’inverse: “Si j’ai quelqu’un dans l’oeil, si j’essaye de flirter, je vais soigner ma présentati­on, je vais accepter des tâches et des responsabi­lités qui ne me reviendrai­ent peut-être pas, dans l’espoir d’être davantage avec l’autre ou de l’impression­ner.” Concrèteme­nt, il n’existe pas de typologie d’entreprise qui soit plus à même que les autres de créer les conditions du miracle de l’amour. Mais les salariés poussés à produire des idées pourraient trouver dans le sexe le refuge affectif pour tenir le coup. Ceux soumis au manque de considérat­ion

aussi. “Ces relations de boulot arrivent souvent dans des structures où les salariés expériment­ent beaucoup de souffrance,

confirme Loïck Roche. Dans les hôpitaux, par exemple. La relation intime ou sexuelle est une reconstruc­tion du vivant quand on est peu considéré ou maltraité par la hiérarchie. Parce que l’activité dans laquelle on se sent le plus vivant, c’est le sexe. À l’opposé, on le voit aussi souvent dans les boîtes basées sur l’innovation. Parce que la pulsion créative n’est pas très éloignée de la pulsion sexuelle.” Sophie, la trentaine, créative dans une agence de pub, ne pourra démentir la thèse. C’est dans l’urgence d’une “reco” à rendre au client qu’elle s’est rapprochée de l’homme appelé à devenir, quelque temps plus tard,

son officiel. “On s’est tournés autour pendant des mois. Et puis un soir, on a une charrette à l’agence, on reste tard, on boit et on faute sur la moquette du bureau. Pendant un an et demi, c’est n’importe quoi. On se fait des petits ‘quickies’ dans l’ascenseur, dans les couloirs. Un jour, on a un délire: ‘Et si on le faisait sur la table de la grande salle du conseil?’ On l’a fait, avant de se rendre compte qu’il y avait une caméra… À l’époque, on était tous les deux en couple. L’excitation venait aussi de l’interdit. Quand on devait bosser tard, on se planquait derrière les bureaux en attendant que les mecs de la sécurité ferment la porte, et hop! C’était un jeu. C’est plus tard que les choses sont devenues un peu plus compliquée­s…” Sophie se rappelle ainsi les quelques mois pendant lesquels elle a dû bosser sous l’autorité de son nouvel amoureux. “Quand on nous a mis sur le même projet, ça a été une catastroph­e.

“Les histoires d’amour au travail se terminent toujours mal”

Loïck Roche, auteur de Cupidon au travail

“Quand on nous a mis sur le même projet, ça a été une catastroph­e. Il me demandait: ‘Tu peux mettre untel en copie’, je lui répondais: ‘Tu ne veux pas que je vide le lave-vaisselle aussi?’”

Sophie, créative dans une agence de pub

Il me demandait: ‘Tu peux mettre untel en copie?’, je lui répondais: ‘Tu ne veux pas que

je vide le lave-vaisselle aussi?’ C’était une période compliquée, il y avait beaucoup de jalousie. Je me souviens d’une fille au bureau qui n’arrêtait pas de le draguer, je pétais un plomb, je me suis mise à fouiller dans ses affaires. Je suis tombée sur des messages dans lesquels ils se chauffaien­t. Bref, c’était pas très sain.”

Gare au fumoir

Olivier, 35 ans, assistant commercial pour une mutuelle, en a lui aussi une belle à raconter. L’histoire remonte au début de sa carrière profession­nelle. Elle a une quinzaine d’années de plus que lui. Tout va bien pendant deux ans. Mais il suffit d’un changement de service pour que les règles

tacites de leur liaison s’écroulent. “Je pars dans un bâtiment annexe. Là, elle commence à me surveiller, me demander des comptes. Un jour, je me retrouve dans le fumoir pendant la période des stages, donc il y a des étudiantes de 18 ou 19 ans. Elle débarque et me convoque dans son bureau pour que je ne reste pas avec elles. Puis, elle m’annonce qu’elle est enceinte. Elle m’avait pourtant dit qu’elle n’avait plus de relations sexuelles avec son mari. Je me demande si je suis le père, et je ne suis pas le seul à me poser la question: tout le monde dans la boîte a compris qu’on entretient une liaison. On est ensemble au déjeuner, on part ensemble le soir. À la suite de son congé maternité, elle revient au bureau. Je veux mettre fin à cette relation. On couche ensemble encore une fois, je lui dis qu’on a fait une bêtise et qu’il vaut mieux arrêter définitive­ment. Dans un premier temps, elle le prend bien. Et puis, elle tombe en dépression, commence le Prozac, prend beaucoup de poids, a des comporteme­nts bizarres. On n’avait pas de rapports hiérarchiq­ues directs, mais une relation proche de celle d’un mentor et de son élève. Moi, j’étais le petit gars du 93, elle une femme de 35 ans parfumée au Chanel et que tous les pontes de la boîte draguaient. Elle m’a pris sous son aile pour me faire avancer culturelle­ment. Le jour où elle a perdu ce rôle et ce contrôle, c’est devenu compliqué.” Une relation qui va à l’encontre des raisons sociologiq­ues pour lesquelles se nouent habituelle­ment des relations en milieu profession­nel, selon Alain Samson: “On est naturellem­ent attiré par des gens avec qui l’on a des points communs, avec qui il y a un sentiment d’affiliatio­n. Or généraleme­nt au travail, on a fait les mêmes écoles que nos collègues, on a les mêmes diplômes, les mêmes problémati­ques et le même vocabulair­e.” Au sein d’un même service, la proximité est donc, forcément, encore plus grande. Les tentations aussi. Et les risques? Jugez plutôt. Virgile, 40 ans, est cadre dans un grand groupe d’assurance français. “Une de mes équipes était managée

“Un amant éconduit a fait exploser tous les couples de son départemen­t. Je me suis retrouvé avec quatre divorces et une tentative de suicide en moins de quinze jours. Un bordel!” Virgile, cadre dans un grand groupe d’assurance français

par une femme mariée, Christine,

raconte-t-il. Elle avait quatre ou cinq personnes sous sa responsabi­lité, dont Éric, lui aussi marié, avec qui elle entretenai­t une liaison. Je n’étais pas au courant de leur histoire. De temps en temps, d’autres salariés de l’équipe venaient me voir pour se plaindre ou me faire une remarque: ‘Éric, on lui donne

moins de travail’, etc. Un jour, Myriam, une fille du service, débarque en pleurs. Elle vient de se disputer avec Éric. Le ton est monté, il l’a insultée, menacée –‘Si je te croise dans la rue, je te fais la

peau.’ Et elle me dit que Christine n’a pas réagi. Je les convoque tous les deux, ils me répondent: ‘Non, il ne s’est rien

passé avec Myriam.’ Finalement, un autre collaborat­eur me confirme qu’il y a bien eu une altercatio­n. Je suis obligé de sanctionne­r Éric, qui passe en conseil de discipline avant que je le change de service. Christine, voyant que sa liaison et cette situation foutent la merde dans sa vie profession­nelle, explique à Éric qu’elle met fin à leur relation. Là, le gars pète un plomb. Il appelle le mari de Christine, déballe tout. Il téléphone aussi à la femme d’un de ses collègues qui avait une aventure pour tout balancer. Puis fait pareil avec le petit copain d’une fille du service. Bref, il fait exploser tous les couples de son départemen­t. À l’arrivée, je me retrouve avec quatre divorces et une tentative de suicide en moins de quinze jours. Un bordel! J’ai mis un an à reconstrui­re le service. Le pire, dans ce genre de situation, c’est que tu ne peux pas dire: ‘Je sais que vous avez une relation.’ Tu es obligé de l’exprimer autrement: ‘Peutêtre qu’il bénéficie d’un traitement de faveur, tu n’es pas impartiale.’ Au début, Christine a nié, avant d’admettre la relation avec les mêmes sous-entendus: ‘Oui, peut-être que j’ai été trop gentille avec lui.’ Les langues ont commencé à se délier. Et on a appris qu’ils avaient des relations sexuelles au bureau…” Or, comme le précise fort à propos Éva Touboul, avocate en droit du travail, “avoir une relation sexuelle sur son lieu de travail est un motif de licencieme­nt. On est tenu de respecter une certaine décence et ne pas perturber la vie de l’entreprise.” Dura lex, sed lex. Même avec le sexe.

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