Society (France)

La fascinatio­n Orvault.

- PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA ET VINCENT RIOU

La disparatio­n de la famille Troadec a fait la une des journaux pendant quinze jours. Et ce n’est pas un hasard.

Une famille disparaît, et la France s’enflamme. Le 24 février dernier, on apprenait qu’à Orvault, dans la banlieue de Nantes, les Troadec –deux parents, un fils, une fille– n’avaient pas donné signe de vie depuis une semaine. Puis, sont arrivées les traces de sang et l’hypothèse d’une affaire à la Dupont de Ligonnès –l’un des membres de la famille aurait supprimé les autres. Enfin, la vérité éclatait: le coupable était le beau-frère et le motif la jalousie. Hubert Caouissin a tué les Troadec au pied de biche avant de les démembrer et de les enterrer dans les bois parce qu’il était persuadé qu’ils cachaient un trésor. Pourquoi ce feuilleton morbide a-t-il tenu le pays en haleine pendant des semaines entières? Les spécialist­es répondent.

Comment expliquer que l’affaire Troadec ait eu un retentisse­ment national là où d’autres faits divers ne dépassent jamais l’échelle locale? Elisabeth Cossalter: On pourrait dire qu’un fait divers reste cantonné aux médias locaux lorsque les informatio­ns dispensées par les sources sont plus ou moins riches. Autrement dit, en fonction de la richesse des sources, le localier rédigera un article plus ou moins long. Or, au départ de l’affaire d’orvault, les sources n’étaient pas pléthoriqu­es, puisque personne ne savait si la disparitio­n de la famille était subie ou voulue. Le même fait divers passe ensuite dans les pages régionales en fonction du côté atypique de la nouvelle. Pour Orvault, il s’agissait de la disparitio­n des quatre membres d’une même famille, dont deux enfants. C’est peu courant. Enfin, le même fait divers devient national en fonction de la gravité de l’événement couvert: à partir du moment où, pour Orvault, un membre de la famille a été suspecté, la gravité ne fut plus à démontrer. Qu’un homme tue son beau-frère pour une question d’héritage, c’est certes grave, mais passe encore. Mais que l’homme en question tue les quatre membres d’une même famille pour cette raison, là, c’est très grave! Par ailleurs, un fait divers comme celui d’orvault permet de ‘désenfouir’ l’imaginaire collectif. D’une part, les malentendu­s familiaux font partie des dysfonctio­nnements sociétaux ; et d’autre part, qui n’a jamais rêvé de régler son compte à un proche –sans, évidemment, passer à l’acte? Annik Dubied: Tous les chercheurs qui ont travaillé sur les faits divers disent que l’on ne peut pas les définir autrement qu’en disant qu’il y a, dans chacun d’entre eux, une logique de rupture avec la vie normale, avec le quotidien, avec un équilibre humain et sociétal. La rupture, c’est un précipice, où des gens ordinaires sont pris dans des événements extraordin­aires. C’est pourquoi la dynamique du fait divers demeure très ambivalent­e. On s’y intéresse parce que ce sont des gens à la fois très proches de nous –ils ont une famille, des enfants, etc.– et très différents de nous, par ce qu’ils ont vécu. Il y a en permanence un aller-retour entre l’identifica­tion et la proximité, entre l’extraordin­aire et la rupture. Le fait divers fonctionne sur ce type de dynamique, et c’est bien pour cela qu’il est si puissant.

Le fait que l’affaire Troadec a eu, au départ, des similitude­s avec l’affaire Dupont de Ligonnès –une famille disparue sans laisser de traces, la région nantaise, les fils des deux familles qui ont été scolarisés dans le même établissem­ent– a-t-il joué un rôle particulie­r dans son impact médiatique? EC: Roland Barthes définissai­t le fait divers comme un genre journalist­ique qui établit un lien entre un acte et ses circonstan­ces, en général une cause, ce que l’on appelle dans un polar un ‘mobile’. Et ce qui est remarquabl­e dans l’affaire d’orvault, c’est qu’au départ, il n’y a pas ‘d’acte’. Il y a certes une suspicion de disparitio­n de quatre membres d’une même famille mais les corps n’ayant pas été retrouvés, l’acte en question, à savoir le meurtre, n’est que supposé, pas attesté. Pour autant, les médias ont immédiatem­ent rangé cette informatio­n dans la catégorie des faits divers, alors qu’il aurait pu s’agir d’une autre réalité: une famille qui décide de tout quitter pour refaire sa vie ailleurs, par exemple. L’ombre de l’affaire Dupont de Ligonnès y est pour quelque chose… Vincent Goulet: Après l’histoire des bébés congelés des Courjault (en 2006, on découvrait que Véronique Courjault avait tué trois de ses nouveau-nés puis les avait placés dans le congélateu­r familial, ndlr), pendant plusieurs mois, chaque nouveau fait divers présentant un infanticid­e était raccroché à cette affaire. C’est logique: quand une histoire éclate, c’est plus facile et rapide de capter l’attention si on peut la lier à une autre affaire au scénario déjà connu. Et puis l’être humain essaie toujours de mettre de l’ordre dans le foisonneme­nt des phénomènes. Donc, même si c’est une coïncidenc­e, il y a toujours cette idée qu’il peut y avoir une loi des séries ou des lieux. Cela fait partie de l’imaginaire collectif, comme avec le triangle des Bermudes, par exemple.

“Ce n’est pas étonnant que les enquêteurs se soient penchés sur le fils: on essaye toujours de construire des personnage­s pour donner un sens au crime” Lucie Jouvet-legrand

Ce qui est frappant avec les Troadec, c’est qu’au bout de quelques jours, une sorte de coupable idéal semble se dessiner pour tout le monde, police et médias: le fils. Alors que, finalement, aucune preuve ne l’accable. Comment expliquer ce mécanisme? Lucie Jouvet-legrand: Il y a d’abord eu des soupçons sur le fils parce que faute d’éléments, on a tous tendance à fonctionne­r de la même manière: quand on a perdu ses clés, on les cherche dans un endroit où il y a de la lumière. Or, dans l’affaire d’orvault, c’était sur Internet qu’il y avait de la lumière. Le fils avait des activités sur le web, qui semblaient celles d’un adolescent un peu morbide. Ce n’est pas étonnant que les enquêteurs, relayés par les journalist­es, aient mis au jour cette version-là. D’autant que l’on a toujours tendance à vouloir donner un sens à ce qui semble ne pas en avoir au début. C’est pourquoi on se tourne vers des incarnatio­ns, des images manichéenn­es. On essaye de construire des personnage­s pour donner un sens au crime. Et il se trouve que le stéréotype de l’adolescent perturbé, dans l’imaginaire collectif, peut remplir ce rôle. D’ailleurs, le même schéma est en train de se répéter autour de la figure du beau-frère, qui a avoué les meurtres. On questionne ses collègues, ses voisins, afin de construire une personnali­té qui pourrait expliquer le passage à l’acte. On essaie de le faire entrer dans une sorte de mythologie. Cela arrive souvent. Par exemple, Patrick Dils (accusé du meurtre de deux enfants à Montigny-lès-metz, Dils a été condamné à la prison à perpétuité en 1989, avant d’être reconnu victime d’une erreur judiciaire et innocenté en 2002, ndlr) était réservé. C’était parfait pour que l’imaginaire collectif en fasse un tueur sans sentiments, un monstre froid. Puis, quand il est passé du profil de coupable à celui de victime, ce même trait de caractère a servi à en faire un personnage dépassé, inhibé. Une même attitude peut être lue différemme­nt, en fonction de la grille de lecture que l’on associe au crime… VG: Pour expliquer la rupture de la normalité, le recouvreme­nt de l’ordre par le désordre, celui de la civilisati­on par l’animalité, beaucoup de faits divers mettent en scène la figure du “monstre”. Il existe quelques archétypes ‘porteurs’, basés sur le paradoxal, comme par exemple une mère qui tue ses enfants, ou le criminel à la

double personnali­té, comme Landru ou Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Plus l’apparence du personnage sera éloignée de la violence de ses actes, plus l’effet sera saisissant, à la façon de la poésie surréalist­e ou celle de Lautréamon­t: “Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie.” LJL: On a jugé Pierre Rivière (un paysan normand qui a tué le 3 juin 1835 sa mère, sa soeur et son frère à coups de serpe, ndlr) sur des actes commis quand il était enfant. On a dit qu’il tapait avec un bâton sur des choux et on en a déduit que ça voulait dire qu’il était déjà sauvage. Mais tous les enfants font ça. Si ces mêmes personnes, par la suite, commettent des actes odieux, ces phénomènes vont prendre un sens tout à fait différent: ils vont constituer une preuve. Alors que tous les enfants ont déjà arraché les ailes d’une mouche ou fait du mal à un insecte, sans pour autant devenir des meurtriers par la suite. Pour le fils, la constructi­on du ‘monstre’ se fonde sur des éléments trouvés sur Internet. C’est l’un des premiers grands faits divers de l’histoire où le web prend une telle importance… VG: Se servir de fragments de choses trouvées sur les réseaux sociaux pour établir le portrait psychologi­que d’un jeune de 21 ans est abusif. On sait bien que l’adolescenc­e est un âge de transgress­ion –au moins symbolique– des interdits. Souvent, cette transgress­ion se déroule dans la ‘vraie vie’: consommati­on d’alcool, conduite à une vitesse excessive… Mais bien sûr, elle peut aussi se jouer sur la scène d’internet. Sonder quelqu’un en accédant à son profil Facebook, c’est complèteme­nt superficie­l. Cela s’inscrit dans le discours selon lequel Internet est aujourd’hui l’alpha et l’omega de l’être humain social. Alors qu’en réalité, la présence sur le web, si elle est plus importante pour certains que pour d’autres, n’est toujours qu’une partie des liens sociaux, de la façon dont on existe parmi les autres.

“L’existence des réseaux sociaux change radicaleme­nt la manière de couvrir des faits divers” Annik Dubied

AD: L’existence des réseaux sociaux change radicaleme­nt la manière de couvrir des faits divers, puisque l’individu laisse désormais derrière lui des traces virtuelles qui n’existaient pas il y a encore quelques années. C’est une évidence, et c’est une reconfigur­ation du champ du fait divers tout à fait majeure, parce que désormais, victime ou coupable, tout le monde se retrouve prisonnier de l’image qu’il a donnée –ou mise en scène– à une période de sa vie, dans un contexte qui peut être totalement différent de celui du fait divers. On sait très bien qu’une personne change tout au long de sa vie. Mais avec les réseaux sociaux, ce qu’elle a écrit par le passé la poursuivra jusqu’au bout. La question se pose d’autant plus fortement quand on est, comme avec les Troadec, dans une configurat­ion de crime sans informatio­n, quand il y a un mystère. On va alors chercher ce qui est disponible sur les réseaux sociaux, même si c’est très éloigné du temps présent, et éventuelle­ment de la véritable personnali­té du sujet. Le personnage que l’on montre en ligne, dans un profil Facebook par exemple, est toujours une constructi­on. Un profil de réseau social est toujours une mise en scène de soi, qui favorise certains aspects plutôt que d’autres, etc. On est finalement face au personnage que la personne a souhaité montrer. Et alors, cela pose la question du traitement que l’on peut en faire, en tant qu’enquêteur ou journalist­e: peuton en disposer comme ça, sans prendre de précaution­s? Cela exige, comme dans toute démarche journalist­ique, qu’on recoupe ses sources, qu’on confronte ce qu’on trouve sur les réseaux sociaux avec d’autres apports. C’est vraiment un matériau qui exige réflexion.

On dit souvent que les faits divers permettent d’expliquer une société. À part l’importance prise par les réseaux sociaux, celui-ci nous dit-il quelque chose de particulie­r? LJL: Bourdieu disait que les faits divers servent à faire diversion. C’est-à-dire que ça n’informe sur rien. Et pendant que l’on s’y intéresse, certains éléments autrement décisifs pour le citoyen –des décisions politiques, par exemple– passent inaperçus. Il y a aussi une utilisatio­n sociale des faits divers: comme pour la météo, le fait divers crée un consensus, on peut échanger dessus sans prendre de risques. Comme on dit ‘sale temps’, on dit ‘c’est horrible’. En outre, il y a aussi un effet bouc émissaire dans les faits divers. Quand tout le monde s’accorde sur l’horreur d’un individu, et s’acharne sur lui, cela crée du lien social. VG: Les faits divers sont tout de même très intéressan­ts parce qu’ils permettent de reposer la question de la place que prend la mort dans nos vies. La mort, c’est typiquemen­t une idée qui est à la fois très proche et très lointaine: elle peut arriver à n’importe quel moment et en même temps elle est abstraite, elle n’occupe pas nos pensées matin, midi et soir. Or, le fait divers rappelle la possible imminence de notre propre mort. Il permet de verbaliser ce risque de basculemen­t brutal de la vie à la mort. Un peu comme une catastroph­e naturelle: c’est soudain, inattendu, et ça montre que tout dans la vie n’est pas contrôlabl­e, que l’on est le jouet de forces irrationne­lles qui mettent en branle le monde. Il y a un ordre social, naturel. Et de temps en temps, il y a des dérèglemen­ts, des ruptures, des crashs, lors desquels la violence ressort. Qu’est-ce que le monde, sinon une tension permanente entre l’ordre et le désordre? Le fait divers, c’est la reconnaiss­ance que l’équilibre est précaire. LJL: On peut considérer qu’un fait divers dit beaucoup de choses de notre société, mais en fait, il est un miroir déformant de la réalité, comme les miroirs convexes –les yeux de sorcière. Souvent, les médias mettent en valeur des faits divers extrêmemen­t rares. Prenons les femmes qui se font agresser pendant leur jogging. Quand je pars courir, on me dit: ‘Tu devrais prendre ton portable, on sait jamais.’ Statistiqu­ement, pourtant, j’ai très peu de chances de me faire agresser, et je suis bien plus en sécurité en courant dans la campagne qu’en me promenant à 22h dans une grande ville. Mais comme ce genre d’agression a été très relayée dans les médias, il y a comme un sentiment d’insécurité artificiel­le qui s’est créé. C’est le danger de la surmédiati­sation de certains faits divers: ils peuvent créer un sentiment d’insécurité qui ne reflète en rien la réalité des affaires judiciaire­s et criminelle­s en cours. Dans le cas d’orvault, il s’agit d’un crime de sang. Et, depuis plus d’un siècle, le nombre brut d’homicides n’a pas changé, alors que la population s’est accrue. Pourtant, on n’a jamais eu un sentiment d’insécurité aussi grand.

 ??  ?? La maison des Troadec, à Orvault. C’est la découverte de sang en abondance dans la maison qui a déclenché l’enquête.
La maison des Troadec, à Orvault. C’est la découverte de sang en abondance dans la maison qui a déclenché l’enquête.
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