Society (France)

Pierre Moscovici.

Comment continuer à exister en politique quand tout le monde semble vous avoir oublié? Ancien ministre de l’économie et des Finances de François Hollande, Pierre Moscovici est aujourd’hui commissair­e européen. C’est donc de loin qu’il regarde la campagne

- PAR VINCENT RIOU / PHOTOS: RÉMY ARTIGES POUR SOCIETY

Comment continuer à exister en politique quand tout le monde semble vous avoir oublié? Ancien ministre de l’économie et des Finances de François Hollande, aujourd’hui commissair­e européen, Pierre Moscovici sait faire. Parce qu’il sait tout faire.

Lhôtel Grande-bretagne est vendu comme l’un des plus beaux palaces d’europe du Sud. Situé sur la place Syntagma, le coeur névralgiqu­e de la démocratie grecque, sur laquelle trône le Parlement, il a servi pendant la Seconde Guerre mondiale de quartier général à l’armée grecque. Puis aux nazis. Et enfin, après la libération, aux Britanniqu­es. Pendant la guerre civile qui a suivi, le chef du gouverneme­nt grec y animait les conseils des ministres. Bien plus tard, en 2006, 112 millions d’euros y ont été investis afin de redonner son lustre au monument. C’était juste avant que la crise ne frappe. Mais si, en plein milieu de ce mardi maussade et froid de février 2017, les volets roulants blancs sont baissés tout le long de son imposante façade, ce n’est pas parce que l’établissem­ent a mis la clé sous la porte. La preuve: deux grooms jouent les physionomi­stes avant d’en actionner l’ouverture. Ils sont encadrés par une poignée de policiers. Simple mesure de précaution: dehors, 2 000 agriculteu­rs protestent contre l’augmentati­on de l’imposition sur leurs revenus. Ils se dispersero­nt dans un calme olympien. Le surlendema­in, à un jet de pierre de là, entre les petites échoppes des fleuristes et l’entrée du Parlement, des pompiers squatteron­t une bonne partie de la journée tout aussi calmement le trottoir, pour réclamer, comme leurs aînés, le statut de fonctionna­ire. Sur le balcon du bâtiment qui leur fait face, un drapeau bleu décoré de douze étoiles d’or à cinq branches. C’est le siège de la représenta­tion grecque de la Commission européenne dans lequel la veille, le mercredi 15 février, le commissair­e Pierre Moscovici a avalé des sandwichs au pas de charge. Alors que la menace d’un “Grexit” faisait à nouveau les titres des gazettes, et malgré le séisme du Brexit de juin 2016, le commissair­e européen n’a rien changé à ses habitudes. Il est descendu à l’hôtel Grande-bretagne.

C’est un drôle de poste, commissair­e européen aux affaires économique­s et financière­s, à la fiscalité et à l’union douanière. Voyez plutôt le tableau: dans l’affaire de la crise grecque, les Allemands exigent la présence du FMI, lequel exige un “haircut” –un effacement d’une partie substantie­lle de la dette– dont ne veulent pas les Allemands, qui sont prêts à faire jouer le Grexit si d’aventure le FMI se retirait. Mais pas de panique. Aux dernières nouvelles, tout est arrangé. La Grèce recevra bien l’argent indispensa­ble à sa survie d’ici juillet, mais à condition de subir de nouvelles mesures d’austérité. C’est déjà ce que disait le commissair­e Moscovici avant sa venue à Athènes, c’est ce qu’il a dit sur place, et c’est ce qu’il a dit à l’issue de l’eurogroupe extrêmemen­t bref qui a eu lieu le 20 février, où il a été annoncé qu’une équipe d’experts allaient se rendre à Athènes pour négocier de nouvelles réformes touchant aux retraites, à l’impôt sur le revenu et au marché du travail, et susceptibl­es de permettre le déblocage de nouveaux prêts à taux très faibles. Ce jour-là, le Mécanisme européen de stabilité (MES), par le biais de son président Klaus Regling, disait pour sa part que la Grèce allait mieux, qu’elle pourrait voler de ses propres ailes et se financer sur les marchés à partir de l’année 2018. Impossible à comprendre? Pierre Moscovici ne cherche pas à faire comme si c’était simple. La Commission européenne, qu’il représente, joue dans cette affaire “l’honnête courtier”, dit-il. C’est-à-dire? En gros, “être l’ami de la Grèce”, mais “un ami exigeant”, comme il l’a répété inlassable­ment à chaque étape de son petit marathon du 15 février, qui l’a mené chez le ministre de l’économie, le président de Nouvelle démocratie (ND, le parti aux affaires avant Syriza et le favori des sondages), le président (qui lui a remis la médaille du Sphinx), le Premier ministre, Alexis Tsipras, et enfin à l’université d’athènes, dont il est sorti docteur honoris causa. Le tout était réglé en six heures montre en main. Environ 150 manifestan­ts étaient tenus à distance de l’accès au parvis de l’université par la police au moment où Pierre Moscovici et son épouse, venue pour l’occasion, ont descendu les marches pour rejoindre une berline noire. Leurs slogans: “On veut du boulot, on n’en peut plus du chômage, tous nos amis sont en Allemagne”, “Qui peut vivre avec 400 euros de salaire?” “Moscovici docteur honoris causa, bientôt les flics feront les profs”. Moscovici a regardé furtivemen­t dans leur direction, avec l’air de celui qui repensait sans doute à ce bon mot qu’il venait de prononcer dans son discours, devant la fine fleur de l’élite intellectu­elle et politique du pays: “Je suis né l’année du traité de Rome, et je ne vous demanderai pas lequel de nous deux a le mieux vieilli.”

Un roman, et quel roman

Pierre Moscovici a bientôt 60 ans, donc. Dont la moitié passée en politique. Depuis que François Mitterrand a quitté l’élysée, il a joué un rôle non négligeabl­e dans les deux victoires qui ont permis à la gauche de revenir

la gauche est un roman, et l’histoire de ce quinquenna­t est un roman. Il faudra l’écrire, et je l’écrirai.” Deuxième chose: oui, dit-il, il aurait été “logique” qu’il s’installe à Matignon. “Ou quelqu’un comme moi”, rectifie-t-il aussitôt. D’ailleurs, n’a-t-il pas été tenté de se présenter à la primaire? “Quelques-uns sont venus me voir: ‘Pourquoi t’y vas pas?’ Et c’est vrai que dans un univers fou, on peut se dire: ‘Pourquoi pas?’ Mais non. Dans une élection ‘dégagiste’, j’aurais payé le poids de la Commission européenne.” Si Moscovici a été un partisan du concept de primaire –il a même lancé une pétition en ce sens à l’été 2009–, c’est parce que sinon, expliquait-il alors, “ceux qui avaient commencé la politique dans les années 70 finiraient par dévorer leurs enfants”. Mais il n’en revient toujours pas du piège dans lequel François Hollande s’est laissé prendre. “C’est sa grosse erreur, et je le lui ai dit. Un président sortant ne peut pas se représente­r en passant par une primaire. Accepter une primaire en juin, se laisser bringuebal­er comme il s’est laissé bringuebal­er, renoncer à se représente­r le 1er décembre juste parce que c’est le calendrier de la primaire, et donc accepter pendant six mois d’être un président désincarné, c’est incroyable de la part d’un type aussi politique…” Et? “C’est un roman que j’écrirai”, reprend-il à nouveau. C’est son éditeur qui va être content. Mais alors, comment diable Hollande, qu’il présente comme un type “extraordin­airement intelligen­t, qui travaille comme une bête, qui connaît tout, tout le monde, très subtil”, a-t-il bien pu se laisser berner de la sorte? “Il n’a pas écrit le récit de son quinquenna­t, répond Mosco. Je présentais il y a deux jours les résultats sur les déséquilib­res macroécono­miques de la France, et quand il dit que ça va mieux, oui, objectivem­ent, la France va mieux. Dans ses structures, sa compétitiv­ité, les déficits, le chômage… Il a fait beaucoup de choses mais ne les a pas dites. Imaginez, s’il avait déclaré: ‘On ne fait pas de primaire, j’attends le mois de mars pour me prononcer’, et qu’il s’était présenté. Est-ce que vous croyez qu’il n’aurait pas été réélu? Je pense qu’il l’aurait été. Là, je pense qu’il en rêve encore, mais c’est trop tard.” De François Hollande, il dit aussi qu’il a été victime de “choix baroques de casting, il se laissait impression­ner par ceux qui étaient désagréabl­es”. Un exemple, parmi d’autres: “Il s’est laissé imposer Manuel Valls, qui était un concurrent et qui en plus ne couvrait pas le champ économique et social.” En novembre 2013, quand Manuel Valls et Arnaud Montebourg lui avaient rendu visite avec l’idée de le compter dans leur commando pour virer Ayrault, alors Premier ministre, Moscovici assure qu’il les avait éconduits. “J’ai joué le rôle des institutio­ns. Loyaliste, j’ai accepté d’endosser des décisions impopulair­es”, dit-il, en en plaçant au passage une petite pour Montebourg –“Je ne lui ai jamais fait trop confiance, je le considère comme un homme pas sérieux et pas fiable, mais intelligen­t, talentueux, sympathiqu­e.” Sauf qu’a posteriori, Mosco se dit tout de même ceci: “Mon erreur principale a été de ne pas me placer dans l’époque, une époque ‘tout pour sa gueule’ où il faut se mettre en scène et raconter sa propre histoire avant de raconter une histoire.” L’erreur, semble-t-il, est désormais rectifiée.

Et pourquoi pas lui, après tout?

En attendant, son “tout pour sa gueule”, à l’évidence, cible en partie Emmanuel Macron. “À partir de la fin 2015, toute personne normalemen­t constituée pouvait voir que Macron n’était plus loyal à Hollande, au sens où il semblait prêt, si besoin, à choisir sa propre cause contre celle du président”, analyse l’ex-ministre, qui considère “très curieux” que François Hollande ait laissé faire. “Soit il ne s’en est pas aperçu, soit il n’a pas voulu s’en apercevoir. L’erreur n’est pas de l’avoir pris comme ministre, mais de ne pas l’avoir remis à sa place et de l’avoir laissé mener son calendrier et son offensive.” Moscovici, qui dit continuer à voir le président de la République tous les premiers lundis du mois depuis qu’il a quitté le gouverneme­nt –“Un rendez-vous jamais annulé”–, affirme n’avoir eu de cesse de le prévenir devant “ce phénomène de double émancipati­on”. “Je lui disais aussi: ‘Ton Premier ministre veut t’imposer une politique qui va vous rendre impopulair­es. La déchéance de nationalit­é, la loi travail, le 49-3, etc.’ Ça ne signifie pas qu’il faut les virer, mais qu’il faut dire que l’on est le patron et essayer quand même d’envoyer des signaux de gauche. Bref, remettre l’église au milieu du village.” Mais encore? “Un peu partout en Europe, les électeurs

“Hamon, avec Mélenchon et Jadot, il peut construire un parti qui fait 28%. So what? C’est pas ce que Mitterrand a fait, hein”

“Macron? En 1974, j’avais 17 ans et je ne suis pas devenu un jeune giscardien. En 2017, je vais en avoir 60, je n’ai pas envie de devenir un vieux macroniste”

de la social-démocratie sont en train de nous abandonner, parce qu’ils estiment que l’on a trop mené de politiques d’adaptation et oublié les intérêts de ceux qui nous ont fait confiance historique­ment, analyse-t-il. Par exemple, on est trop concentrés sur les valeurs, le sociétal, dans un monde dangereux qui appelle de la protection.” Or, pour Pierre Moscovici, “la gauche, ce n’est pas devenu un gros mot, ça ne l’a jamais été”. Et c’est d’ailleurs, dit-il, peu ou prou tout ce qui le dérange chez le candidat d’en marche! “Tout en ayant de la sympathie pour Emmanuel Macron et en reconnaiss­ant que sur le plan européen, il a compris pas mal de choses, je suis assez réticent sur le fond: une sorte de centrisme mou, la rénovation du giscardism­e. En 1974, j’avais 17 ans et je ne suis pas devenu un jeune giscardien. En 2017, je vais en avoir 60, je n’ai pas envie de devenir un vieux macroniste.” Mais, problème: si Macron n’est pas assez à gauche pour le commissair­e, Hamon, lui, l’est trop. “Hamon, c’est un peu un ovni, on va voir comment il va se poser. Mais s’il fait du Corbyn, alors c’est le retour en arrière, la prise de pouvoir par les trotskyste­s, l’opposition pendant des décennies, et aucune chance de devenir un parti de gouverneme­nt, regrette-t-il déjà. Hamon, avec Mélenchon et Jadot, il peut construire un parti qui fait 28%. So what? C’est pas ce que Mitterrand a fait, hein. Si Hamon veut être au gouverneme­nt un jour, il faudra bien qu’il mette une dose de réalisme dans sa politique. Sinon, c’est no way, no future.” Lui aurait bien vu, entre Macron et Hamon, une voie intermédia­ire: “J’aurais envie que les uns soient plus à gauche et que les autres soient plus européens.” De là à l’incarner lui-même et revenir à la maison comme homme providenti­el du socialisme français une fois qu’il en aura fini avec l’europe? Il y a un pas que Mosco semble accepter d’envisager. “Ce ne sera pas pour tenir le parti, c’est sûr, réfléchit-il à haute voix. Peut-être pour l’incarner, ce qui est une chose un peu différente. Si je peux représente­r quelque chose dans l’offre politique qui est la social-démocratie européenne rénovée…” Il prend à témoin le travail qu’il dit avoir fait à la Commission européenne, notamment sur le dossier grec: “J’ai toujours imposé une ligne qui est celle du dialogue et non de la contrainte, de la punition, et je continuera­i.” Jusqu’à son dernier souffle, en 2014, l’intellectu­el Serge Moscovici a inlassable­ment répété à son fils Pierre que la politique était un métier “dangereux”. Il connaissai­t bien le sens du mot: exclu du lycée en Roumanie par les lois antisémite­s en 1938, rescapé du grand pogrom de 1941, il survit à des années de travail forcé jusqu’à l’arrivée de l’armée rouge, quand il apprend, alors qu’il s’est engagé dans un mouvement d’assistance aux survivants des camps, l’ampleur de l’exterminat­ion à laquelle il a réchappé… “Il disait toujours: ‘J’ai peur pour toi, ils vont t’abîmer.’ Il pensait que, n’étant pas d’origine française et juif, il ne fallait surtout pas se mettre en avant. C’était une obsession, et cette crainte m’a sans doute beaucoup marqué, j’estimais ne pas avoir assez d’antériorit­é pour être sur l’affiche.” En serrant la main pour prendre congé, il cite l’évangile selon saint Jean: “Il y a plusieurs demeures dans la maison du père.” L’homme est toujours habité.

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Mentaliste?

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