Du sang sur les vignes.
Cela s’est passé en Champagne. Au matin du 29 mai 2013, un couple de vignerons marnais était agressé au pied de biche par un homme encagoulé, frôlant la mort. Un an plus tard, le coupable était arrêté: Suphi Ayalp, père de famille d’origine kurde jusqu’al
Le 29 mai 2013, en Champagne, un couple de vignerons marnais était agressé au pied de biche par un homme encagoulé. Un an plus tard, Suphi Ayalp, père de famille d’origine kurde, peine encore à justifier son geste.
L’image fixe et pixellisée de la vidéosurveillance se contente d’abord de dévoiler la façade d’un bâtiment fatigué, au coeur de Faverolles-et-coëmy, village d’un demi- millier d’habitants situé dans le vignoble champenois. Sur la gauche, le début d’un chemin. À 7h26, ce 29 mai 2013, une silhouette masculine apparaît par la droite, là où s’entasse un bric-à-brac d’outils et engins agricoles. Encagoulée, gantée, sac sur le dos, elle file se dissimuler derrière un fourgon. À 8h01, le propriétaire, un vigneron domicilié à 300 mètres de là, arrive. Ce lieu lui sert de local professionnel et de débarras. Il nourrit ses oies, va faire un tour à la cave et s’en retourne. Toujours caché, l’homme masqué n’a pas bougé. Le propriétaire revient à 9h et, trois minutes plus tard, retrouve un artisan. Ils s’éloignent. Ces deux-là ont prévu une réunion de fin de chantier à propos des travaux réalisés au cours des derniers mois sur l’exploitation. 9h17: l’épouse du vigneron arrive à son tour dans le champ de la caméra et s’en va rejoindre les deux hommes. Le timer affiche 9h37 lorsque l’individu en planque depuis l’aube se met à découvert pour trottiner, courbé, vers la cave. La porte est ouverte –pas besoin d’utiliser le pied- de-biche qu’il tient dans la main. Il entre. Deux minutes plus tard, le vigneron, seul, revient et se dirige vers la cave. À deux pas de la porte d’entrée, le voilà soudain face à l’intrus. Celui-ci le frappe plusieurs fois à la tête avec le pied-de-biche. Au corps-à- corps, les deux hommes disparaissent vers l’escalier menant au sous-sol. À l’image, seules les oies bougent encore. À 10h02, réapparaît l’épouse du vigneron. L’agresseur se jette alors sur elle, la tire violemment par les cheveux vers le sous-sol. Elle y est rouée de coups. Mais ses cris alertent deux des artisans venus pour la réunion de fin de chantier. Lorsqu’ils apparaissent à l’écran, l’homme vêtu de sombre déboule de la cave, sautillant d’adrénaline. Les ouvriers se figent. L’agresseur s’enfuit, sans oublier de faire un détour pour récupérer son sac. Fin du film.
Une première patrouille de gendarmerie arrive neuf minutes plus tard. Les pompiers suivent. Dans la cave gît le vigneron, à moitié inconscient, la boîte crânienne enfoncée, le cou serré par deux cordons d’iphone. Son sang recouvre les murs. Le pronostic vital est engagé. Évacué vers le centre hospitalier universitaire de Reims, à 20 kilomètres de là, il sera opéré et plongé trois jours dans le coma. Avant de revenir au monde, sans le moindre souvenir du cauchemar subi. Son épouse, qui n’avait que ses bras pour parer les coups, a les mains déformées, le nez cassé et le cuir chevelu ensanglanté. Deux armes ont été utilisées: le pied-de-biche et une lame de tondeuse à gazon, trouvée sur place. Tous les coups portés ont visé la tête. Les gendarmes quadrillent le secteur, mobilisent un hélicoptère basé à Metz et des brigades cynophiles pour tenter de retrouver celui qui, à l’évidence, s’est acharné sur ses victimes. En vain. L’agresseur n’aura emporté que la casquette, la paire de chaussures et le téléphone du vigneron, ainsi qu’un trousseau de clés. Une information judiciaire est ouverte pour double tentative d’assassinat. Mais les investigations piétinent. Personne ne semblait en vouloir à ce couple de sexagénaires. Un an jour pour jour après l’agression, le 29 mai 2014, le téléphone des victimes sonne. Madame décroche. Son interlocuteur, dira-t-elle, évoque l’agression. Elle croit à de nouvelles menaces. La téléphonie fait le reste et donne aux gendarmes le nom du propriétaire de la ligne appelante: Suphi Ayalp. “Ce nom vous dit quelque chose?” demandent les enquêteurs. “Suphi? Ah oui, bien sûr qu’on le connaît!” s’étonnent les vignerons. Et pour cause: en 2006 et 2007, il a été, le temps des vendanges, l’un de leurs salariés. Ayalp est interpellé à Cormontreuil, proche banlieue de Reims, et placé en garde à vue. Sur le papier, son profil ne colle pas: aucun antécédent judiciaire, père de quatre enfants, auto-entrepreneur depuis 2012 dans la commercialisation des abonnements de gaz. Vite, la biographie se précise: naissance en 1978 dans un village kurde de Turquie, arrivée en France à l’âge de 6 ans, où il rejoint son père qui a obtenu en 1981 le statut de réfugié politique. À 7 ans, lors de vacances passées dans sa région natale, il voit sa mère décéder dans les bras de son père à la suite d’un accident de la route. Malgré cette perte immense, à laquelle s’ajoute un déracinement précoce, le jeune Suphi se révèle un élève prometteur. Il décroche un bac S avec mention avant de réussir, en 1998, le concours d’entrée à l’université de médecine de Reims. Pas franchement une biographie de tueur classique. Mais c’est bien son ADN qui, le jour des faits, a été retrouvé sous l’ongle du vigneron après qu’il a lutté pour sa survie. La téléphonie achève de le confondre: parmi les 126 000 numéros expertisés, seul le sien a, le jour de l’agression, suivi exactement le même itinéraire que celui de la victime, dont le téléphone a été emporté par l’individu encagoulé. Confronté aux évidences matérielles et scientifiques, il avoue: oui, c’est bien lui. Suphi Ayalp est placé en détention provisoire à la maison d’arrêt de Châlons-en-champagne.
La piste des services secrets turcs
Voilà le “comment” et le “qui” résolus. Pour le “pourquoi”, en revanche, le brouillard reste épais. Certes, en 2008, à deux jours du début des vendanges, les victimes s’étaient fâchées avec ce vendangeur qui, au motif qu’il fournissait de la main-d’oeuvre, réclamait une rallonge de 1 500 euros. Une requête jugée excessive par les vignerons, qui l’avaient congédié. Mais comment imaginer que ce banal différend financier puisse être la genèse du déferlement de violence survenu cinq ans plus tard? Les deux parties assurent n’avoir eu aucun contact depuis 2008. Pourtant, la téléphonie recense deux coups de téléphone donnés de la ligne fixe des vignerons vers un numéro attribué à Ayalp: 39 secondes le 4 mai 2013, un peu plus de quatre minutes le 13 mai, soit deux semaines avant l’agression. Ayalp et les vignerons assurent que ces conversations n’ont pas eu lieu. Les gendarmes imaginent un temps que ces dénégations pourraient cacher un travail dissimulé. Une centaine de vendangeurs sont interrogés: aucun ne dit qu’il a été payé au noir. Et Ayalp finit par raconter une tout autre histoire. Celle-ci démarre le 9 janvier 2013, lorsque trois militantes kurdes sont assassinées de plusieurs balles dans la tête en plein Paris, au Centre d’information du Kurdistan. Un assassinat politique dans la capitale? L’affaire fait grand bruit. Deux ans plus tard, l’enquête de la police française pointera dans ses conclusions “l’implication” des services secrets turcs, le MIT, “dans la préparation et l’instigation des assassinats”. L’une des victimes, Fidan Dogan, surnommée “Rojbin”, était une
“Je me souviens que j’ai donné des coups mais je ne me rappelle pas comment. Dans ma tête, c’était… contracté”
amie de Suphi. Sa photo sera trouvée par les gendarmes au domicile d’ayalp. En outre, celui-ci a donné à l’un de ses enfants Rojbin en deuxième prénom. Confronté à la mort brutale de cette militante, Suphi aurait alors pris peur et se serait décidé à s’armer. Mais comment? En retournant chez ses anciens employeurs à Faverolles-et-coëmy, là où, cinq ans plus tôt, il avait aperçu un fusil –en réalité, une carabine à plomb tout juste bonne à faire fuir les pigeons. De fait, l’accusé nie avoir voulu tuer ses anciens patrons, assurant que derrière cette agression ultraviolente ne se cache qu’un cambriolage qui a très mal tourné. Lors de son procès devant la cour d’assises de la Marne, à Reims, les 6, 7 et 8 mars derniers, Suphi Ayalp a vite sangloté à l’évocation de Fidan Dogan: “Elle était juste une femme qui voulait faire le bien… Je me suis dit: ‘Même ici, en France, les Kurdes, on n’est pas à l’abri. Si je suis attaqué, qui va protéger ma famille? Faut que je trouve une arme.’ Et la seule arme que j’avais vue, c’était chez eux.” Aller chez des gens que l’on n’a pas croisés depuis cinq ans pour leur voler une arme afin de se protéger des services secrets turcs? L’histoire est “délirante et tordue”, il en convient. D’autant que si Suphi Ayalp soutient les idées d’émancipation portées par le PKK, il n’est pas –et n’a jamais été– un activiste, seulement un sympathisant prêt à manifester. Alors, comment a-t-il pu se sentir menacé? En outre, jamais au cours de ses conversations téléphoniques enregistrées par les enquêteurs il n’a fait part de cette peur. Finalement, son récit laisse sceptiques les magistrats. “Cette affaire, et notamment le mobile, reste assez énigmatique”, résumait, le 10 novembre 2016, la présidente de la cour d’appel de Reims. Ce jour- là, Suphi venait demander sa mise en liberté surveillée. Rejetée, bien que l’avocat général ne se soit pas opposé à la solution du bracelet électronique.
Un nouveau Jean-claude Romand?
Psychologues et psychiatres ont pris le temps de se pencher sur le cas Ayalp, pointant notamment “un goût pour la mystification”. C’est peu de le dire: aîné d’une fratrie de sept, il a caché pendant des années à sa famille que ses études de médecine n’étaient pas abouties – un avocat de la partie civile fera le parallèle avec l’affaire Romand, du nom du faux médecin du Pays de Gex qui, en 1993, avait fini par assassiner sa famille, sur le point de découvrir son mensonge. “Mon frère m’avait dit qu’il était interne. J’y ai cru, j’avais confiance, est venue témoigner l’une de ses soeurs devant les jurés. Il a toujours eu ce rêve de devenir médecin pour aller au Kurdistan faire de l’humanitaire.” Chez les Ayalp, on raconte être “tombés de l’armoire” lors de l’interpellation de ce “grand frère idéal”, marié en 2003 avec une femme rencontrée au Kurdistan. À la barre, une autre de ses soeurs aura ces mots: “Cette histoire, ce n’est pas le Suphi qu’on connaît. Lui et la violence, ça n’a rien à voir! On ne sait pas ce qui lui est passé par la tête, ça nous a tous retournés. Tous les jours, ça nous travaille…” Au fil des témoignages se dessinera un portrait toujours plus complexe de l’accusé. “Sa vie pourrait être un film si elle n’était pas sa réalité”, ira jusqu’à dire un enquêteur. Au-delà de son échec universitaire, “une blessure narcissique majeure”, Suphi, “animé par le sentiment d’être un bon à rien”, avait, depuis une quinzaine d’années, traversé plusieurs épisodes dépressifs qui lui avaient valu “un traitement de cheval”, selon le mot d’un expert mis face aux ordonnances de l’accusé. Mais ces mensonges et espoirs déçus ne suffisent pas à expliquer son ultraviolence du 29 mai 2013. Alors, quoi? C’est un passage obligé des procès d’assises: demander à l’accusé d’évoquer sa vie. La plupart règlent généralement l’exercice en quelques phrases. Ayalp, lui, se noie consciencieusement dans les détails de son existence. Il est 23h passées et le voilà en train de raconter comment son père lui acheta, lorsqu’il avait 9 ans, une montre selon lui trop chère “à Cora Cormontreuil”. Comment, aussi, en CM1, l’un de ses camarades fut récompensé par une chaîne hi-fi “après avoir eu un 12 alors que [lui avait] des meilleures notes, [il se] rappelle que ça [l’]avait étonné”. Les têtes de certains jurés dodelinent. L’un des avocats de la partie civile, Gérard Chemla: “Vous parlez beaucoup mais vous ne dites rien!” À quelques heures de la fin de son procès, Ayalp est enfin interrogé sur les faits qui lui sont reprochés. Ce matin du 29 mai, la téléphonie a établi qu’il était arrivé à proximité de la propriété des victimes peu après 5h. “J’étais plus que paniqué, j’avais le sentiment de transgresser! raconte-t-il. Toute la nuit, je m’étais dit: ‘J’y vais ou j’y vais pas?’” Cinq heures plus tard, Ayalp frappe une première fois le vigneron. “Pourquoi n’avez-vous pas pris la fuite?” lui demande, Catherine Morin-gonzales. –Quand je le vois, je suis bloqué. Je me dis: ‘Mais qu’est-ce qu’il fait là?’ Je suis découvert, je ne sais pas quoi faire. Je n’allais pas lui dire: ‘Tiens, bonjour!’ Dans ma tête, je m’en voulais de cette situation. J’avais honte. –La victime s’est vite retrouvée à terre. Pourquoi, là, vous ne partez pas? –Je n’allais pas le laisser comme ça! La première raison de rester, c’était ça. J’ai vu du sang. J’étais inquiet, affolé même! J’ai vu le téléphone de monsieur, j’ai voulu le prendre pour appeler madame. Ça cognait dans ma tête. Le geste de mettre les cordons téléphoniques autour du cou, je ne le revois pas. J’ai à peine eu le temps de fouiller pour trouver le fusil mais madame est arrivée. J’ai entendu les graviers, dehors… –Là encore, pourquoi vous ne prenez pas la fuite? –Je ne sais pas. Vraiment, je ne sais pas ce que je fais. Physiquement, je ne me rends pas compte. Je me souviens que j’ai donné des coups mais je ne me rappelle pas comment. Dans ma tête, c’était… contracté. Quand je vois ensuite les artisans, je me dis: ‘Mais combien ils sont ici?’ J’étais certain qu’il n’y aurait personne. J’étais déboussolé!” Suphi Ayalp est coupable, cela ne fait pas de doute. Mais de quoi? À l’issue d’un délibéré d’à peine plus de deux heures, les jurés ont décidé que c’était d’une double tentative de meurtre. Emportant son mystère avec lui, Suphi Ayalp a été condamné à 20 ans de réclusion criminelle, soit deux de plus que ce qu’avait requis l’avocat général. Sans surprise, il a décidé de faire appel.
Au-delà de son échec universitaire, “une blessure narcissique majeure”, Suphi avait traversé plusieurs épisodes dépressifs