Society (France)

Je bosse pour des salauds.

Lafarge, Monsanto, Goldman Sachs, Dassault... Dans ces boites souvent decriees et contamment dans l'ceil du cyclone, il y a les coupables, ceux qui fomentent les sales coups, et les heros, ceux qui lancent l'alerte. Et puis il y a tous les autres. Qui sub

- PAR ARTHUR CERF/ ILLUSTRATI­ONS: PIERRE LA POLICE POUR SOCIETY

Lafarge, Monsanto, Goldman Sachs… Dans ces boîtes à la réputation sulfureuse, bossent des anonymes parfaiteme­nt respectabl­es. Qui n’osent même plus dire ce qu’ils font dans la vie.

Il commence par dire que “la majorité des gens s’en foutent”. Puis concède que, “quand même, certains posent des questions”. Parmi eux, il distingue deux groupes: ceux qui font preuve de “curiosité”, et ceux qu’il appelle “les dogmatique­s”. Aux premiers, il explique volontiers les tenants et les aboutissan­ts de ses missions, en y apportant, dit-il, le maximum de détails. Les seconds, en revanche, il a appris à les éviter. En famille, en soirée, en vacances, au restaurant, aux fêtes d’anniversai­re, il les voit venir de loin, le sourire en coin et la vanne au bord des lèvres. Au début, il n’hésitait pas à batailler avec eux sur chaque argument, jusqu’aux heures les plus avancées de la nuit. Aujourd’hui, avoue-t-il, ils auraient plutôt tendance à l’“énerver”. Alors il les “laisse parler”. Charles*, la petite trentaine, travaille chez Areva. Entre les pertes financière­s abyssales du groupe d’énergie, les problèmes judiciaire­s de son ex-présidente charismati­que, Anne Lauvergeon, et les polémiques sur le nucléaire, c’est peu dire qu’il avance en terrain miné lorsqu’on lui demande ce qu’il fait dans la vie. Pas parce qu’il n’assume pas –“Je suis raisonnabl­ement pour le nucléaire”–, mais parce qu’il a l’impression de se balader en permanence avec une énorme pancarte dans le dos. “Dans ces cas-là, je ne suis plus, pour mes interlocut­eurs, une personne comme une autre, avec ses qualités, ses défauts, sa complexité. Je suis simplement ‘Charles, le mec d’areva’. À la longue, c’est fatigant.” Charles était déjà en poste lors de l’accident nucléaire de Fukushima, au Japon, en 2011. Il s’en souvient comme du moment où, dans sa carrière, il s’est le plus retrouvé sous le feu des critiques et des questions. Ces temps-ci, ce serait plutôt calme. “L’actu est focalisée sur d’autres sujets”, souffle-t-il. Mais ce qui est bon pour Charles ne l’est pas pour d’autres. Récemment, c’est le groupe Lafarge qui s’est retrouvé coincé dans les cordes. Il faut dire que le géant du BTP a particuliè­rement offert. Après qu’une enquête du Monde a révélé, l’an passé, que le groupe franco-suisse n’avait pas hésité à travailler avec Daech afin de maintenir coûte que coûte les activités de sa cimenterie en Syrie, ses dirigeants ont remis ça en mars, en se déclarant “prêts” à participer à l’agrandisse­ment du mur annoncé par Donald Trump le long de la frontière mexicaine. Tellement gênant que même Jean-marc Ayrault et François Hollande ont dû monter au créneau et mettre publiqueme­nt en garde le cimentier. Aux dernières nouvelles, le groupe se serait ravisé. Mais pour ses salariés, le mal est fait. L’affaire du mur, Jérôme*, manager chez Lafarge, l’a apprise en même temps que tout le monde. Ou presque. “Juste avant, on a reçu un mail en interne pour nous dire que ça allait sortir dans la presse. Un mail qui ne disait vraiment pas grand-chose, d’ailleurs, avec très peu d’informatio­ns.” Entre ça et le scandale syrien, Jérôme subit de plus en plus. “Avant, raconte-t-il, quand on disait que l’on travaillai­t pour

"On a beau dire, quand on vous explique que vous etes nuisible, ca finit par vous affecter. Au bout d'un moment, vous ne dites plus quel travail vous faites. Ca evite les emmerdes" Matthieu, trader

Lafarge, la réaction, c’était: ‘Ah oui, c’est une boîte bien!’ Maintenant, c’est: ‘Ah, Lafarge, vous bossez en Syrie et vous construise­z le mur de Trump!’ C’est systématiq­ue. À chaque fois que je croise quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps, il a ce petit sourire qui veut dire: ‘C’est quoi cette merde, encore?’ On voit qu’il y a du dépit chez les gens, ils se disent: ‘Eux aussi.’ Et je pense que ça va rester, au même titre que les scandales qui ont touché des boîtes comme Findus ou des constructe­urs automobile­s sont restés. Et peu importe que presque personne n’était au courant de ces pratiques dans l’entreprise. C’est l’ensemble du personnel qui en pâtit.” Philippe* en sait quelque chose. Sur son CV, une ligne clignote plus que les autres: Monsanto. Possibleme­nt l’entreprise la plus polémique de ce demi-siècle. Dernier scandale en date: le 19 mars, la justice américaine déclassifi­ait plus de 250 pages de correspond­ance interne de la firme américaine spécialisé­e dans les biotechnol­ogies agricoles. On y apprenait que dès 1999, Monsanto s’inquiétait du potentiel cancérigèn­e du glyphosate, principe actif du désherbant Roundup, son produit phare. Tollé internatio­nal. Dans la foulée, une trentaine de parlementa­ires européens écrivaient au président de la Commission européenne, Jean-claude Juncker, pour lui demander de ne pas renouveler l’autorisati­on de l’herbicide en Europe. Même si Philippe a quitté l’entreprise il y a plusieurs années, il sait ce qui attend ceux qui sont restés. “Quand tu dis que t’es chez Google, tout le monde trouve ça génial. Mais Monsanto, alors là… C’est simple, quand j’y étais, en dehors de la boîte, les conversati­ons démarraien­t presque toujours de la même manière: ‘Vous travaillez chez qui?’ –‘Chez Monsanto’ –‘Ah, Monsanto...’ Savoir qu’à chaque fois que l’on va parler de son métier on va devoir se fader des remarques négatives, à force, ça devient une pression. Au quotidien, on se sent quand même un petit peu sur la sellette.”

“Il y en a qui disent que notre métier devrait disparaîtr­e”

Bosser pour une boîte de sinistre réputation est-il mauvais pour les relations sociales? Cela peut en tout cas avoir des conséquenc­es. Charlotte* travaille, en France, pour un groupe agroalimen­taire américain. À un poste non stratégiqu­e. Le jour où elle a accepté le boulot, dit-elle, les autres élèves de l’atelier de yoga auquel elle était inscrite depuis plusieurs mois et au sein duquel elle n’avait jusqu’ici jamais connu de problème, lui ont tout simplement tourné le dos. Elle a dû se trouver un nouveau cours. “Pour les autres, je me suis mise à représente­r le diable”, rit-elle jaune. Alexandre*, lui aussi, a déjà été mis à l’index par un groupe. Analyste financier chez Goldman Sachs, banque d’investisse­ment à la réputation pour le moins contrastée, il retrouvait ce jour-là un vieil ami d’extrême gauche dans un squat. “Avec ses potes, il avait organisé la projection d’un film, un truc sur la révolution cubaine. À un moment donné, il a vendu la mèche pour rigoler, et a annoncé que je bossais pour Goldman Sachs. Les gars ne voulaient pas me croire, j’ai dû sortir ma carte de visite. Ils se sont tapé des barres et après, on a eu un vrai débat. Mais la discussion n’était pas hyperintel­ligente. La question, c’était: ‘Est-ce que les banques sont utiles?’ C’est une question très compliquée, il y a des gens qui passent leur vie à essayer d’y répondre... Après, il y avait aussi un manque d’ouverture d’esprit de leur côté. Ils restaient accrochés à leurs préjugés. ‘Ah ouais, j’ai rencontré un mec de Goldman Sachs, il était gentil, du coup j’arrête tout!’, c’était pas possible. Toute la vie de ces gars est organisée autour de la détestatio­n des banques.” Tous, ou presque, racontent les grosses blagues faites mille fois, les sourires entendus, les reproches lancinants et les déjeuners familiaux houleux. Tous disent, aussi, qu’ils préfèrent prendre sur eux plutôt que de monter au front. C’est le cas de Louis*, qui bosse chez Dassault: “Avec mon père, on s’est pas mal pris la tête. Il est communiste, c’était pas évident au début. Mais bon, à un moment, tu te dis: ‘Est-ce que j’ai vraiment envie de gâcher Noël?’ Donc tu mets de l’eau dans ton vin. Tant pis, tu sais qu’avec untel, tu ne seras pas d’accord. À un moment donné, je m’interdisai­s même de parler boulot avec certaines personnes.” Matthieu*, lui, a carrément arrêté de dire quel métier il faisait en “2009, 2010”. Pourquoi cela? “Les gens me sautaient dessus et me disaient que c’était de ma faute.” Matthieu fait ce que l’on appelle de l’ingénierie financière. “Ce qu’on apparente aux activités de trading, quoi.” Il travaille pour une grande banque dont le nom est parfois accompagné de noms d’oiseaux. “Jusqu’à la crise financière, rappelle-t-il, tout allait bien. Le trader avait l’image du golden boy: c’était quelqu’un qui était très bien payé, qui faisait des choses magiques rapportant plein d’argent sans que personne ne comprenne vraiment d’où ça venait.” Et puis, la crise a tout changé. “J’ai commencé à me disputer. Il y a toujours des gens qui vont vous prendre à partie dans une soirée pour vous expliquer qu’ils ne trouvent pas ça normal que les rémunérati­ons des banquiers soient aussi élevées, que l’activité de la finance de marché ait créé la crise, que tout le monde paie les pots cassés

alors que les banquiers continuent à travailler en toute impunité, etc. Il y a aussi ceux qui disent que notre métier devrait disparaîtr­e. Voilà, bon… On a beau dire, quand on vous explique que vous êtes nuisible, ça finit par vous affecter. Au bout d’un moment, vous ne dites plus que vous bossez dans une banque. Ça évite les emmerdes.” Louis, de chez Dassault, a lui trouvé une ruse: “Parfois, je me présente comme un chercheur. Quand t’arrives et que tu dis que t’es chercheur, les gens sont plus open.”

“Je ne suis pas particuliè­rement fier”

Assumer ou ne pas assumer? La question taraude celles et ceux qui bossent pour des “entreprise­s de salauds”, sans pour autant, assurentil­s, être des salauds eux-mêmes. Charles n’a jamais vraiment “rêvé” de travailler pour Areva. Matthieu n’a pas une vocation de trader. “Je ne suis pas particuliè­rement fier de mon métier, dit-il. Mais je ne suis pas honteux non plus. Ni avant ni maintenant. Quant à l’argent gagné, je paye beaucoup d’impôts, et je trouve ça très bien.” Ce qui les a amenés là où ils sont, disent-ils, c’est d’abord le poste et la mission proposés, plus que l’activité de l’entreprise. Et puis, ajoutent-ils, ils ne se sentent pas forcément solidaires de tout. “Serge Dassault, je l’ai déjà vu à des réunions, et quand tu vois le personnage, c’est dur à défendre, convient ainsi Louis. Mais il ne représente pas les 15 000 personnes du groupe, et personnell­ement, je n’ai pas le sentiment de travailler pour Serge Dassault. C’est un peu plus compliqué.” Hélène*, la vingtaine, travaille actuelleme­nt chez Lafarge. Avant, elle était dans une entreprise citée dans les Panama Papers. Elle dit qu’elle “culpabilis­e à mort à cause de tout ce qui se passe. Mais d’un autre côté, on n’est pas responsabi­lisés, et tout est organisé pour que l’on adopte des comporteme­nts de rouages. Rien n’est fait dans ces entreprise­s pour que l’on s’implique et que l’on dise: ‘Ça va changer’.” Conclusion: “Je ne considère pas avoir à payer pour les délits ou les crimes de mon n+1 000.” “L’une des caractéris­tiques de ces grosses organisati­ons, explique un haut cadre de Total qui souhaite rester anonyme, c’est à mon avis les règles internes qui régissent les différente­s étapes des prises de décision. C’est une grande force, parce qu’un ensemble de règles solide permet de diriger une énorme quantité de personnes et de dossiers ; mais ce séquençage a tendance à conduire à une anonymisat­ion de la prise de décision, et lorsque les décisions sont anonymes, qu’elles reposent sur des process et non sur des personnes, alors elles ne sont plus sous contrôle et on peut se retrouver avec un ensemble de personnes, sans réelle mauvaise volonté, qui font une grosse connerie. C’est, par exemple, ma lecture de l’affaire syrienne de Lafarge.” Ce responsabl­e est entré chez Total il y a une dizaine d’années environ. C’était après la catastroph­e de l’erika. “L’impact de nos métiers sur l’environnem­ent, on ne peut pas le nier, il est clairement dramatique, dit-il, et c’est ce qui me pose le plus de problèmes éthiques. Mais au début, quand tu entres chez Total, il y a plein de choses qui camouflent tout ça: le côté très technique, la partie aventure… Quand tu es à l’école et que l’on te propose des stages en Arabie saoudite, au Congo ou en Angola, ça donne envie d’y aller. C’est un monde à découvrir. Puis, c’est le regard des autres, leurs remarques, qui t’obligent à t’interroger.” Aujourd’hui, il dit que Total “a progressé mais qu’à la base, [leur] métier c’est quand même de prendre des ressources qui ont mis des millions d’années à se former et à les consommer le plus vite possible pour en extraire d’autres. Donc forcément, il y a des externalit­és négatives”. Et donc, pour les salariés, des situations de grand écart permanent. Hélène dit ainsi qu’elle a “deux vies”, profession­nelle et familiale. “Je viens d’une famille plutôt de droite. Quand je leur dis que je suis chez Lafarge, ils me disent: ‘Wow, 30 milliards de chiffre d’affaires, 90 pays, leurs actions valent tant, super!’ Et à côté de ça, au moment des Panama Papers, quand je rentrais chez moi le soir en tailleur, je passais devant la place de la République, à Paris, où il y avait des manifestan­ts qui s’en prenaient à mon employeur. Ça peut paraître stupide, mais j’avais envie de lever le poing avec eux, parce que, effectivem­ent, c’est scandaleux.” Elle s’arrête. “Je suis totalement schizophrè­ne.” Puis: “Mais je pense qu’on est beaucoup à l’être.”

« Foisonnant, provocateu­r, musical, drôle et trash, avec des personnage­s déjantés… Accrochez-vous, on ne lambine pas en chemin ! » Caryl Férey ÂMES SENSIBLES S’ABSTENIR - LE NOUVEL AUTEUR CHOC QUI BOUSCULE LE POLAR !

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