Society (France)

Rachel Dolezal.

L’affaire, révélée en juin 2015, avait tourné au scandale internatio­nal: Rachel Dolezal, responsabl­e d’une section locale de la NAACP, la principale associatio­n de défense des droits des Afro-américains, n’était pas noire comme elle le prétendait depuis d

- TOUS PROPOS RECUEILLIS PAR RM

En juin 2015, Rachel Dolezal est démasquée. La responsabl­e locale de l’une des principale­s associatio­ns de défense des droits des Afroaméric­ains n’est pas noire, contrairem­ent à ce qu’elle a longtemps prétendu. Une gigantesqu­e imposture qui pose une question: peut-on se sentir noir quand on est blanc?

les gens ne causent pas, à Spokane. Du moins pas des sujets qui fâchent. C’est un fait admis depuis longtemps, qui a même donné son nom à une expression couramment utilisée dans cette région du Nord-ouest américain, collée à la frontière canadienne: le Spokane nice. Comprendre: la bienveilla­nce avant tout. Mais comment réagir lorsqu’une sombre histoire locale vous tourne en ridicule au point de vous jeter en pâture à la face du monde? Dans son bureau de conseiller municipal, au septième étage de la mairie, Mike Fagan baisse les yeux en même temps qu’il fronce les sourcils: “Je tressaille rien que d’en reparler. Je me demande encore comment je n’ai rien vu.” Au sud de la ville, là où s’étend, au milieu d’arbres immenses, le campus de briques de l’eastern Washington University, la professeur­e Angela Schwendima­n s’enfonce dans son siège à roulettes et tente d’étouffer un rire teinté d’un accent désolé. “Je me marre parce que jusqu’à la fin, personne n’aurait imaginé cette issue. C’était trop, on a été complèteme­nt dépassés.” Et sous le toit d’un pavillon sans fard, Kitara Johnson, elle, dessine des arabesques dans l’air du bout de son index. Cette activiste pour les droits civiques est encore en colère: “Cette histoire nous a vraiment fait du mal. On aimerait pouvoir l’enterrer, mais on ne peut pas.” Ces trois-là, comme bon nombre de leurs voisins, peinent à faire le deuil de leur confiance. Celle qu’ils avaient accordée de bon coeur à cette femme bien sous tous rapports: Rachel Dolezal. Une ancienne icône morale devenue, dit-on en ville, “le visage du mensonge”.

Rachel Dolezal? Mais bien sûr: c’est cette étrange personne qui a fait croire à tout le monde qu’elle-étaitnoire-alors-qu’elle-était-blanche. Un scénario hautement improbable, mis au jour au mois de juin 2015, et qui a d’abord passionné la ville de Spokane, puis l’état de Washington, puis le pays, puis enfin, réseaux sociaux obligent, le monde entier. Avant d’être confondue, Rachel était cette femme noire fière et forte, cheftaine éloquente de l’antenne municipale de la NAACP (National Associatio­n for the Advancemen­t of Colored People), l’une des plus grandes, des plus anciennes et des plus respectées organisati­ons de défense des droits des Afro-américains. C’est d’ailleurs à ce titre qu’un matin de printemps, elle est interviewé­e par une télévision locale. D’habitude parfaiteme­nt à l’aise dans son rôle de porte-parole face caméra, Rachel Dolezal se liquéfie soudaineme­nt quand le journalist­e lui glisse sous le nez une photo représenta­nt un couple raide comme la justice, lui avec son bouc de shérif, elle avec son gilet de greffière. Des Blancs. Ses parents. “Êtes-vous afro-américaine? Vos parents sont-ils blancs?” Au lieu de répondre à son interlocut­eur, Rachel Dolezal se détourne de la caméra et part, comme on déserterai­t un champ de bataille. La vidéo fait le tour du globe, et les jours suivants, tout s’effondre pour la jeune femme. La voilà démise de ses fonctions à la tête de la NAACP. L’eastern Washington University lui retire son poste de professeur d’études africaines et afro-américaine­s. The Inlander, un journal local dont les colonnes accueillai­ent chaque mois un billet mensuel signé de sa main, la licencie et écrit: “Nous nous sentons manipulés et, surtout, déçus. Rachel Dolezal n’écrira plus dans ce journal.” Pour le dire autrement: Rachel Dolezal doit disparaîtr­e. Mais elle n’est pas partie bien loin. Mise au ban de sa propre ville, Dolezal y vit toujours, en compagnie de deux de ses trois enfants. La voici en ce début mars, chez elle, une maisonnett­e aux stores baissés, planquée le long d’une allée encore gorgée de neige malgré l’arrivée imminente des beaux jours. La décoration intérieure déploie sans détour les tropismes de son occupante: des gravures représenta­nt des personnage­s noirs, des petites statues d’inspiratio­n africaine, une bibliothèq­ue qui déborde de livres aux titres évocateurs, comme From Slavery to Freedom (De l’esclavage à la liberté) et Killing the Black Body (Tuer le corps noir). “Tout s’est écroulé. Tout”, sanglote Rachel Dolezal en extrayant de sa mémoire les détails de la tempête qui s’est précipitée sur elle il y a deux ans. Son visage n’a pas changé depuis la vidéo. Toujours ce hâle virant à l’amande dorée et ces mèches ondulées, qui ont longtemps fait illusion. “J’ai perdu ma vie, reprend-elle. J’ai l’impression de me noyer, parfois.” Elle parle de tous ces gens qui lui ont tourné le dos et de tous ces boulots qu’on lui a refusés. Ces deux dernières années, sa candidatur­e n’a été retenue nulle part. Ni pour ce poste de libraire qu’elle convoitait ni à la caisse du fast-food d’à côté, où elle s’était résolue à postuler. Rachel Dolezal est devenue cette femme que plus personne ne rappelle. Faute d’argent pour payer son loyer, elle s’est, un temps, vue à la rue. Les quelques amis qui lui restent lui ont finalement évité ça en mettant la main à la poche. Puis, deux offres sont arrivées. La première pour devenir l’héroïne d’un show de télé-réalité. La seconde pour tenir le rôle-titre d’un film porno. Rachel Dolezal a décliné. Elle a préféré se consacrer à l’écriture d’un livre, qui paraît ces jours-ci aux États-unis. Dans In Full Color, elle a décidé de raconter sa vie, pour dire que non, son visage n’est pas celui du mensonge. “Je suis noire”, affirme-t-elle d’ailleurs, en retrouvant soudain le sourire. Pour résumer son argumentai­re, elle cite Kwame Nkrumah, figure de l’indépendan­ce du Ghana, qui affirma un jour qu’il n’était pas africain parce qu’il était né en Afrique, mais parce que l’afrique était en lui depuis qu’il était né. “Eh bien, je considère que c’est la même chose pour moi, lance Rachel Dolezal. Je ne suis pas noire parce que je suis née noire, mais parce que c’est inné, cela a toujours été au fond de mon coeur. L’histoire de ma vie est celle d’une quête personnell­e.” “Il n’y a pas de doute: elle considère vraiment qu’elle est noire jusqu’au bout des os”, confirme Angela Schwendima­n, qui a enseigné aux côtés de Rachel Dolezal à l’eastern Washington University. Avant d’ajouter: “Et, après tout, c’est normal: quand on se raconte à soi-même un mensonge pendant autant d’années, il y a de fortes chances que l’on finisse par y croire.”

“Ils ont voulu m’exorciser”

Quoiqu’on le retrouve parfois en Croatie, Dolezal est un nom qui a ses racines un peu plus au nord, en République tchèque. Le coeur de l’europe, que les ancêtres de Rachel Dolezal se sont décidés à quitter au début du xxe siècle, pour s’établir aux États-unis, dans le Montana, pays boisé où les hivers sont rudes et les Noirs très rares depuis toujours. C’est là, dans une grande ferme isolée du reste du monde, que Rachel Dolezal, fille de Ruthanne et Larry Dolezal, naît des années plus tard, en 1977. Elle

grandit au sein d’une famille ordonnée et pieuse. Chrétiens pentecôtis­tes, les parents Dolezal délivrent une éducation “sans véritable amour”, tenue par un ascétisme contrit. En grandissan­t, Rachel devient une adolescent­e blonde au visage piqué de taches de rousseur. C’est à cette époque que l’ancienne responsabl­e de la NAACP raconte s’être “connectée” avec son “âme”. Étouffée par la formule familiale, elle dit avoir trouvé de l’air et de l’inspiratio­n dans la culture afro-américaine. Petite Bovary, Rachel Dolezal organise sa fugue de l’intérieur, en dévorant des livres où les héros sont des descendant­s d’esclaves. Quand elle trouve du papier et des crayons, la jeune fille dessine systématiq­uement des personnage­s à la beauté noire. Et lorsqu’elle fait son autoportra­it, c’est selon les mêmes tons, en se rêvant en femme bantou. Comme celles qu’elle a découverte­s, rêveuse, dans les pages de National Geographic. Elle se trouve belle comme ça. Aujourd’hui, Rachel Dolezal dessine encore. Elle peint, aussi. Les portraits qui sont accrochés aux murs de son pavillon sont de sa main. Le reste de ses oeuvres est rangé dans un “petit studio” de Spokane, au premier étage d’un entrepôt, coincé entre un vendeur de vidéos pornograph­iques et un distribute­ur de cannabis. Plutôt qu’un studio, l’endroit ressemble à un réduit où s’entassent des toiles et des collages qui, tous, représente­nt des visages noirs. Rachel Dolezal dit qu’elle essaye de venir dans ce “refuge” tous les jours, “parce que c’est thérapeuti­que”. Parmi ses différents travaux, elle insiste fiévreusem­ent sur cette “juxtaposit­ion” où une enfant s’affiche, regard sévère et mains sur la taille, devant une forêt dévorée par le feu. Le Montana. “C’est une métaphore de ma vie, dit-elle fièrement. La petite fille qui affronte le monde pour s’affirmer.” Considéran­t les passions de Rachel comme des caprices, les parents Dolezal –qui adopteront quelques années plus tard trois enfants noirs– finissent par se persuader que leur fille est possédée. “Ils ont voulu m’exorciser”, dit-elle aujourd’hui, sans bien sûr que l’on puisse la croire totalement. La menteuse de Spokane raconte avoir été battue et régulièrem­ent plongée dans les eaux de la rivière, afin d’être purgée de sa blackness. En vain. Dès qu’elle est en âge de quitter la ferme familiale, à 18 ans, Rachel Dolezal embarque pour le Sud et les terres promises du gospel. Elle dit garder un souvenir magnifique de ces années-là. Notamment de cette minuscule dame noire à la bedaine toujours sanglée par un tablier de cuisine. Elle s’appelait Gloria Lotts et n’aimait rien plus que de préparer de délicieux plats en friture pour de grandes tablées de dix ou vingt personnes. Gloria Lotts était l’une des figures de cette communauté à la porte de laquelle Rachel Dolezal a toqué en arrivant à Jackson, Mississipp­i, une ville où les Noirs représente­nt 80% de la population. Ce chapiteau, que Rachel Dolezal fréquente alors en parallèle de ses études à l’université du coin, prône le rapprochem­ent entre les Noirs et les Blancs. Mais l’étudiante du Montana, elle, sent le besoin de ne s’affilier qu’à un camp. “Il y avait cette colère, cette souffrance et cette force qui me touchaient terribleme­nt chez les Noirs. J’avais l’impression d’avoir tout ça en moi, c’étaient mes sentiments et mes conviction­s”, raconte-t-elle. Elle veut être avec eux, au milieu d’eux. À l’université, elle fréquente les syndicats étudiants noirs, aux côtés desquels elle dénonce le “racisme policier”. Elle veut aussi leur ressembler. Se coiffer comme ces femmes qu’elle admire. Alors, Rachel demande à la vieille Gloria comment faire. “Et Gloria m’a dit qu’elle était honorée qu’une Blanche comprenne ce qui fait la beauté des Noires, s’étonne encore Rachel Dolezal. J’étais heureuse, je pouvais enfin vivre ma blackness sans livre ou référence à mes frères et soeurs. C’était pour moi, par moi.” La Blanche apprend ainsi l’art du chignon noir. Comme, par ailleurs,

“Il y avait cette colère, cette souffrance et cette force qui me touchaient terribleme­nt chez les Noirs. J’avais l’impression d’avoir tout ça en moi” Rachel Dolezal

elle a pris l’habitude de se maquiller généreusem­ent, il arrive que certains, parfois, la croient métisse. C’est une idée qui lui plaît, alors elle laisse les gens croire sans rien dire.

“Être noir, c’est une façon de voir le monde”

Avant d’être violemment renvoyée à son identité de petite blonde des prairies, Rachel Dolezal avait déjà buté contre la vérité de son corps. C’était au temps où tout allait bien. Désormais inscrite, grâce aux bons offices d’une bourse, à Howard, la prestigieu­se université noire de Washington DC, la jeune femme étudie l’art africain et dispense même des cours sur le sujet. Rachel Dolezal a épousé un homme, noir, qu’elle a rencontré lorsqu’elle était à Jackson. Un grand et beau garçon avec lequel elle a eu un fils. Mais Kevin, cet homme, l’aime blanche. Pas de maquillage ni de fer à friser. Et des manières strictes comme les vieux Dolezal. Ce n’est plus un mariage, c’est un enterremen­t. “Quelque chose était mort en moi, oui. J’avais l’impression de me vider. Je faisais tout pour ne pas m’aimer, je me refoulais moi-même. C’était un cauchemar”, rumine aujourd’hui Rachel Dolezal. Son salut passera par le divorce. Selon la chronologi­e parfaiteme­nt charpentée de son récit, Rachel Dolezal fait coïncider ce moment précis avec la découverte ultime de sa “liberté”. Elle dit avoir, à l’époque, compulsé un vieux livre d’anthropolo­gie, Race in North America: Origin and Evolution of a Worldview –De la race en Amérique du Nord: origine et évolution d’une vision générale. Une somme mettant en exergue le fait que le concept de race fait d’abord référence à une grille de lecture du monde permettant à ceux qui la manient d’élaborer des hiérarchie­s et donc, pour les Blancs, de reléguer les Noirs au second plan. Ainsi, la “race” serait avant tout le résultat d’une “constructi­on sociale”. Rachel Dolezal s’empare de l’idée: “Enfin je pouvais me dire que je n’étais pas folle, que ce que je ressentais était bel et bien basé sur quelque chose. Dire que je suis noire, c’est mettre l’accent sur ce que j’aime et honore avant tout. C’est une façon de voir le monde, une philosophi­e. La vérité n’est pas la réalité biologique.” Elle parle de ces auteurs noirs comme Langston Hughes ou James Baldwin, qu’elle admire amoureusem­ent, de ces ailes de poulet garnies d’épices des ghettos de Louisiane dont elle saura toujours être gourmande, ou bien encore, et surtout, de ces meurtres de Noirs qui la toucheront toujours plus que n’importe quel autre crime partout dans le pays. Et de tout un tas d’autres sujets, comme la représenta­tion politique, l’éducation ou la justice sociale, à propos desquels elle annonce tout de go: “L’amérique exige que l’on choisisse son camp. J’ai choisi. Je sais quel est mon script.” Ragaillard­ie par

D’habitude parfaiteme­nt à l’aise, Rachel Dolezal se liquéfie soudaineme­nt quand le journalist­e lui montre une photo représenta­nt un couple raide comme la justice, lui avec son bouc de shérif, elle avec son gilet de greffière. Des Blancs: ses parents

cette épiphanie, la diplômée de Jackson et d’howard considère qu’il s’agit là d’un point de non-retour: plus jamais on ne la forcera à être blanche. Elle le confesse: c’est une époque où elle s’est appliquée à bronzer autant qu’elle le pouvait, au soleil ou dans des salons dédiés. Sur les documents officiels, pour une histoire d’assurance ou un certificat médical, elle ne se gêne désormais plus pour cocher la case “Black”.

Dans sa maison, Rachel Dolezal plisse les yeux en lissant, à l’aide d’un fer humide, de longues mèches de faux cheveux bleus qu’elle dépose ensuite délicateme­nt sur la tranche d’une chaise, où elles sécheront plusieurs heures. Ce sont des rajouts, que Rachel a prévu de fixer sur le crâne d’une amie noire. Depuis qu’elle a croisé le chemin de Gloria Lotts dans le Mississipp­i, elle se vante d’être une parfaite coiffeuse façon afro-américaine. Elle fait les tresses, connaît parfaiteme­nt les écarts entre chaque mèche, la façon dont il faut les fixer entre elles. Elle connaît même, dit-elle, le secret des “tresses sénégalais­es”, épaisses mais pas trop. Tout cela est une affaire d’esthétique, bien sûr, mais aussi une affirmatio­n culturelle qui participe de cette “façon de voir le monde”. “À travers une coupe afro, je refuse que la beauté blanche soit la norme en vigueur. Nous ne devons pas être obligées d’avoir les cheveux raides pour être acceptées en société. C’est politique”, dit-elle, en citant en exemple l’activiste Angela Davis. C’est loin du Sud et du Mississipi que Rachel Dolezal a choisi de servir à son tour la cause. Spokane est un bout de terre humide comme une mauvaise éponge, entouré de sapins et couvé par la lumière froide d’un soleil que l’on ne distingue jamais vraiment. À Spokane, la part de la population afro-américaine plafonne à 1,8%, soit à peine deux milliers de personnes. Pourtant, Rachel Dolezal n’a pas tardé à y faire du bruit. “Elle était très offensive”, détaille Sandy Williams, une petite dame à la peau claire qui dirige les pages de Black Lens, le seul journal noir de la ville. Affiliée à différente­s organisati­ons de défense des droits civiques, Rachel Dolezal bat en brèche ce satané Spokane nice et prend à bras-le-corps les différents problèmes auxquels la communauté du coin est confrontée, comme l’important nombre d’élèves noirs exclus des écoles de la région et la faiblesse des aides accordées aux ménages noirs en difficulté. Dolezal est de tous les combats. Le chauffeur de la base militaire, Greg Owens, a perdu son travail? Discrimina­tion! La mère de famille Kizzy Barrett n’a plus la garde de sa fille? Discrimina­tion! “On aurait presque dit une Black Panther, c’était extrême”, analyse d’une moue badine Kitara Johnson, une activiste qui a milité dans son ombre. Au milieu de ses livres consacrés au cinéma de la Blaxploita­tion, la professeur­e Angela Schwendima­n, elle, évoque une “personnali­té abrasive qui faisait presque peur. Elle avait beaucoup d’animosité vis-à-vis de ceux qui n’étaient pas noirs”. L’universita­ire se souvient par exemple des gesticulat­ions de Rachel Dolezal pour empêcher la venue à Spokane de Tim Wise, un avocat blanc parmi les plus ardents défenseurs de la communauté noire aux États-unis, invité à une conférence. “Elle donnait même l’impression de chercher à être plus noire que les autres: elle me disait toujours qu’elle avait plus lu que moi, qu’elle connaissai­t mieux la culture que moi. C’était étrange”, ajoute Angela Schwendima­n. Étrange, mais efficace. Très vite, Rachel Dolezal récupère un poste au sein du départemen­t d’études africaines et afro-américaine­s, dont les professeur­s rattachés doivent être obligatoir­ement noirs, et s’attire la sympathie de bon nombre d’élèves, séduits par sa fibre nerveuse. À l’été 2014, quelques jours après les émeutes de Ferguson, ils sont ainsi plusieurs dizaines à marcher derrière elle lorsqu’elle embarque le cortège Black Lives Matter sous les hautes fenêtres des hôtels chics du centre-ville. “D’un coup, Rachel Dolezal est devenue une personne qui compte à Spokane. Elle était le visage noir de la ville, et dans le contexte sensible de Ferguson, c’était très important”, examine le conseiller municipal Mike Fagan.

De l’imposture au complot

L’homme est assis sur un banc couvert, le long d’une route de Moscow, dans l’idaho. Il a les mains fourrées au fond des poches de son veston et balaie de son regard les environs, comme s’il avait peur qu’on l’épie. Ezra Dolezal est l’un des frères adoptifs de Rachel Dolezal. Lui est métis pour

“L’amérique exige que l’on choisisse son camp. J’ai choisi. Je sais quel est mon script” Rachel Dolezal

de vrai. Par son père qu’il n’a jamais connu, indique-t-il. Ezra Dolezal ne parle plus à sa soeur depuis un nombre d’années qu’il est incapable de préciser. Il dit qu’il n’a pas supporté qu’elle se détache aussi volontaire­ment de sa famille. Il dit également qu’il n’a jamais vraiment cru à ses histoires. “Elle est sincère dans sa manière de se sentir proche des problémati­ques de la communauté noire, mais elle n’a jamais perdu la conscience d’être blanche pour autant”, avance-t-il. Selon Ezra Dolezal, la quête de sa soeur aurait toujours été accompagné­e d’un frisson. Celui d’être démasquée, d’être ramenée en arrière, à sa condition première de jeune femme diaphane du Montana. Il en veut pour preuve ce qu’elle lui avait dit au moment où elle venait tout juste d’entamer son ascension à Spokane. “Elle voulait s’assurer qu’on ne dise à personne qui sont nos parents. Personne ne devait connaître son histoire. Comme si cela pouvait tout remettre en cause. Elle avait l’air paranoïaqu­e.” Alors, Ezra Dolezal s’est tu. Du point de vue de sa soeur, peut-être y avait-il effectivem­ent de quoi être sur ses gardes. Même si personne n’a jamais véritablem­ent confronté Rachel Dolezal, ils sont nombreux, aujourd’hui, à dire qu’ils se sont malgré tout posé des questions. Il y a ceux qui affirment avoir tiqué en rencontran­t la jeune femme: de près, on aurait dit que le brun de son visage n’était pas le même que celui de ses mains. Et ceux qui avouent s’être plus d’une fois gratté la tête en constatant qu’aucune des attaques racistes dont Rachel Dolezal disait régulièrem­ent être victime n’avait jamais été élucidée par la police. “Elle disait qu’on avait déposé un museau d’élan sur son palier et que c’était une menace. Mais tout le monde sait que son voisin est chasseur! Il avait dû faire tomber ça involontai­rement. On aurait dit qu’elle cherchait à tout prix à se rendre crédible en tant que femme noire persécutée”, note Mike Fagan. Bien sûr, la ville a beau jeu de dire ça aujourd’hui. Mais ce qui est certain, c’est que personne n’a jamais fait part publiqueme­nt de ses doutes. À cause du fameux Spokane nice? Parce que, après tout, il n’y avait aucune raison de s’en prendre à quelqu’un qui avait réussi à donner un nouveau souffle à la communauté afro-américaine de la ville? Ou, plus simplement, parce que beaucoup connaissai­ent à Rachel Dolezal un père noir? Plusieurs fois, en effet, la professeur­e avait fait venir en ville Albert Wilkerson, un rancher noir installé dans l’idaho voisin. Un homme avec qui elle dit encore aujourd’hui avoir noué une relation filiale et dont quelques photos souriantes décorent la maison.

Alors, comment tout cela est-il arrivé? Au bout de quel virage le monde que Rachel Dolezal s’était minutieuse­ment consacrée à bâtir s’est-il “écroulé”? À Spokane, on raconte que les journalist­es du Spokesmanr­eview, le principal quotidien de la ville, ont été mis au parfum par Ted Pulver, un détective privé fumeur de

pipe, qui aurait été missionné par des gens haut placés afin de se renseigner sur Rachel Dolezal. L’origine de l’enquête: Dolezal, qui venait d’être nommée à la tête de la commission d’éthique de la police, était accusée de harcèlemen­t par une employée municipale, mais aussi suspectée d’avoir divulgué des informatio­ns à propos de certains agents des forces de l’ordre. Des balivernes, selon l’intéressée, qui crie au “complot”: “Je dérangeais, je mettais la police devant ses responsabi­lités. On a voulu me faire tomber.” Selon elle, le Spokane Police Department n’aurait pas supporté qu’elle accuse publiqueme­nt ses agents de bavure après que Lorenzo Hayes, un Noir de la ville, a été retrouvé mort en prison. Quel que soit le déclencheu­r, le fait est que Ted Pulver n’a pas mis à longtemps à découvrir le pot aux roses du Montana. Et que les parents Dolezal ne se sont pas gênés pour se mettre à table. “Mes parents disaient qu’elle avait cette façon de tordre toujours la réalité, peut-être parce qu’ils étaient en colère, tente d’expliquer Ezra Dolezal. En tout cas, ils lui en voulaient.” Pas tant parce que Rachel avait rejeté cette vie dévote à laquelle ils semblaient la destiner, mais plutôt pour s’être efforcée de les renier toujours un peu plus au fil des années. En se choisissan­t un nouveau père, ou encore en les combattant bec et ongles afin de récupérer la garde légale d’un de ses frères adoptifs, Izahia, au point aujourd’hui de se considérer comme sa “mère”. C’est d’ailleurs Izahia qui l’a prévenue lorsque les premiers articles précédant la fameuse vidéo et son buzz tonitruant ont commencé à circuler en ligne. “Ça y est, on y est”, a-t-il alors soufflé à sa “mère”, comme s’il savait que ce moment tant redouté devait bien finir par arriver un jour.

Peut-on être “transrace”?

L’explosion s’est déroulée en plusieurs temps. D’abord, l’étonnement. Comment les gens avaient-ils fait pour ne pas voir? À l’université, où Rachel Dolezal devait peu de temps après orchestrer la cérémonie de remise des diplômes de son départemen­t, “les étudiants ne comprenaie­nt pas, ils étaient sans voix”, insiste la collègue Angela Schwendima­n. Puis, est venu le temps des moqueries: une Blanche qui se prend pour une Noire, grotesque. “Mon père a toujours été passionné par les Indiens. Enfin, ça ne l’a jamais empêché de se souvenir qu’il était Irlandais”, ricane encore un membre du personnel de la mairie. Mais très vite, les critiques se sont mises à pleuvoir. Toujours plus dures et toujours plus intenses. On a parlé du syndrome blackface, ce vieux phénomène de foire raciste aux États-unis, qui voit des Blancs se grimer en noir pour faire rire. On a crié au crime d’appropriat­ion culturelle, à la symbolique terribleme­nt violente. “Rachel s’est constituée un personnage en volant des récits propres aux Noirs, qu’elle a intégrés à son identité. Je me souviens qu’elle nous a, un jour, dépeint la relation qu’elle entretenai­t avec sa mère précisémen­t comme celles que l’on peut retrouver dans des familles noires. Mais tout était faux!” s’insurge la militante Kitara Johnson. Circonstan­ce aggravante dans toute cette affaire: on sait désormais que Rachel Dolezal avait, étudiante, porté plainte contre l’université Howard pour discrimina­tion parce qu’elle était… blanche. À l’opposé, ceux qui l’ont soutenue disent aujourd’hui qu’aussi menteuse qu’elle ait pu être, Rachel Dolezal n’en a pas moins réalisé de grandes choses. “Sans minimiser le fait que les gens aient pu se sentir offensés, je trouve qu’il y a beaucoup d’hypocrisie là-dedans, étaye Sandy Williams, la journalist­e de Black Lens. Il y a des gens qui critiquent Rachel Dolezal mais qui n’ont même pas fait le dixième de ce qu’elle a pu faire de son côté.” Une déclaratio­n parmi quelques-unes –elles sont rares–, qui permet aujourd’hui à Rachel Dolezal d’organiser sa défense contre ces accusation­s de racisme et de braquage d’histoires, qu’elle considère comme “outrancièr­es”. Dolezal ne s’est jamais excusée de rien, et elle le redit encore une fois: elle est noire, puisque c’est ce qu’elle ressent de façon urgente, impérieuse. “Je suis même transnoire”, poursuit-elle, reprenant, comme pour se légitimer un peu plus, ce drôle de néologisme imaginé dans son sillage par quelques intellectu­els. De fait, Rachel Dolezal aura au moins eu le mérite d’avoir favorisé de manière sensible un débat: en plus d’être une éventuelle constructi­on sociale, ne serait-il pas possible d’envisager l’identité raciale comme une représenta­tion tout aussi fluide que l’est l’identité sexuelle? Peut-on considérer qu’il existe des personnes “transracia­les”, comme il existe des transgenre­s? La thèse est développée par plusieurs anthropolo­gues et sociologue­s, dont le professeur Rogers Brubaker, de la célèbre université de Californie à Los Angeles (UCLA). “Oui, il est possible d’évoluer d’une catégorie raciale à une autre”, assène celui

“Elle est sincère dans sa manière de se sentir proche des problémati­ques de la communauté noire, mais elle n’a jamais perdu la conscience d’être blanche pour autant” Ezra Dolezal, son frère

qui, en s’appuyant notamment sur l’histoire de Rachel Dolezal, a publié en fin d’année dernière le livre Transgenre et race à l’âge des identités incertaine­s. “Le phénomène transracia­l a une utilité perturbatr­ice en ce qu’il remet en cause des visions usées de l’identité ethnique, dit-il. On peut le voir comme une variable historique et culturelle.” Rachel, de son côté, fait remarquer qu’avant que le scandale n’éclate, elle s’était plusieurs fois demandé si elle n’aurait pas mieux fait de tout dire selon les termes de cette équation. Et pourquoi ne pas l’avoir fait? ”C’était impossible! Qu’estce que les gens allaient penser? On ne m’aurait jamais comprise, l’amérique ne fonctionne pas comme ça.” Elle a raison. “Il est encore compliqué de considérer l’identité ethnique comme l’objet d’un raisonneme­nt purement personnel. On n’a pas l’autorité pour dire qui l’on est: c’est l’hérédité qui commande”, détaille le professeur Brubaker. Quant à cette idée selon laquelle il serait possible de se réclamer de la communauté noire en embrassant sa “philosophi­e”, elle est balayée par Angela Schwendima­n. La professeur­e, qui dispensera bientôt un cours à l’eastern Washington University intitulé “À travers la quête de conscience, ou comment Rachel Dolezal n’est pas une transnoire”, met en exergue, au-delà de l’ascendance, l’importance du phénomène d’“enculturat­ion” dans la constituti­on de l’identité noire aux États-unis: “Rachel peut très bien se sentir noire. C’est quelque chose que l’on ne peut pas lui enlever. Mais elle ne sera jamais noire. Elle aura beau lire tous les livres du monde et se maquiller, elle ne fera jamais l’expérience absolue de ce qu’est être noire.” Selon Angela Schwendima­n, l’afro-américanis­me serait fait d’une série de référents socio-culturels transmis de manière consciente ou inconscien­te par le groupe au sein duquel le sujet a grandi. Elle prend un exemple: “Les Noirs d’amérique ne cuisinent pas les haricots noirs et les choux verts parce qu’on leur a dit de le faire. Ils ont même oublié le fait que cela vient d’une superstiti­on liée à la bonne fortune. Ils les cuisinent parce que c’est comme ça.” Mais l’élément essentiel de cette “expérience” reste sans aucun doute la confrontat­ion avec l’amérique blanche. C’est, dit Schwendima­n, le souvenir de l’esclavage et de la ségrégatio­n mais aussi la survivance d’un certain racisme, voilé ou flagrant, qui forme un corpus de douleurs fondant intimement l’identité afro-américaine. “Cela coule dans notre sang, confirme Kitara Johnson. Rachel Dolezal a beau avoir été discriminé­e parce qu’elle ressemble à une Noire, cela ne change rien. Nous, nous n’avons rien copié pour porter ça en nous.”

Depuis sa chute, Rachel Dolezal, à défaut de se trouver un nouveau boulot, s’est dégoté un nouveau nom. Il faut désormais, dit-elle, l’appeler Nkechi Amare Diallo, selon la propositio­n d’un chef tribal nigérian, qui l’aurait contactée après l’avoir trouvée “vibrante comme une âme nubienne”. Agitant la nouvelle version de son passeport, Rachel Dolezal explique fièrement que son nouveau patronyme signifie “la puissance du don de Dieu”. “Je sais, ce n’est pas très commun”, dit-elle. Alors, elle veut bien qu’on l’appelle “Nicky”.

“Il y a des gens qui critiquent Rachel Dolezal mais qui n’ont même pas fait le dixième de ce qu’elle a pu faire de son côté” Sandy Williams, journalist­e à Black Lens, le journal de la communauté afro-américaine de Spokane

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Dolezal et son fils, Franklin, sur la cheminée familiale.
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Larry et Ruthanne Dolezal, avec leurs enfants, Rachel et Joshua, et Izahia, Ezra, Zach et Esther.
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Rachel et son bébé, Langston. En hommage à Langston Hughes, célèbre auteur afro-américain.
 ?? PAR RAPHAËL MALKIN, À SPOKANE / PHOTOS: IAN BATES POUR SOCIETY ?? Une gigantesqu­e affaire d’imposture qui a amené les États-unis à se poser la question: peut-on se sentir noir quand on est blanc? L’intéressée a un début de réponse.
PAR RAPHAËL MALKIN, À SPOKANE / PHOTOS: IAN BATES POUR SOCIETY Une gigantesqu­e affaire d’imposture qui a amené les États-unis à se poser la question: peut-on se sentir noir quand on est blanc? L’intéressée a un début de réponse.
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