Macron, un air de président.
Comment devenir président de la République quand on n’a ni expérience ni parti politique? En bossant sa voix, en changeant ses costards, en glissant dans ses discours les mots clés identifiés par les spécialistes de la data et en constituant derrière soi
Comment devenir président de la République quand on n’a ni expérience ni parti politique? En montant une start-up et en appliquant à la lettre les conseils de communicants. C’est en tout cas le pari d’emmanuel Macron, PDG d’en marche! Et bientôt PDG de la France?
Des sourires. À perte de vue. D’abord celui, rayonnant, du candidat, dont la photo est placardée partout dans les couloirs, sur les portes et les baies vitrées. Puis ceux de ses troupes –30 ans de moyenne d’âge– qui s’affairent avec entrain, s’envoient des vannes et éclatent de rire dans l’open space. “Ah, on est une grande famille, c’est très sympa!” s’amuse Grégoire, le responsable presse chargé de faire la visite du QG d’en marche!: au total, 1 000 mètres carrés répartis sur trois étages, dans un immeuble moderne du XVE arrondissement de Paris. Il s’avance à grands pas vers la cuisine, où, explique-t-il, sont organisés de grands repas “participatifs” –“Chaque jour, l’un d’entre nous cuisine pour les autres, c’est convivial!” Une image d’emmanuel Macron, l’air grave et sérieux cette fois, trône audessus de l’évier “pour inciter les gens à faire la vaisselle”, s’esclaffe-t-il. Avant de pousser la porte de la “nap room” –le dortoir– où sont installés des lits superposés pour ceux qui voudraient se reposer, parce que “l’air de rien, on bosse ici”. Ce matin, une feuille A4 indique que l’on est “J-27” avant le premier tour et dans la salle des bénévoles –les “helpers”, en novlangue Macron–, ça n’arrête pas: il faut répondre aux curieux qui veulent plus d’informations sur le programme, aux responsables des comités locaux qui ont besoin de plus de tracts, préparer le meeting de Marseille prévu en fin de semaine. Au bout, il y a un grand panneau avec un tas de petits coeurs dessinés, qui entourent les portraits des participants –“Parce qu’on s’aime et qu’on est bienveillants”, glousse une jeune femme, veste en jean et les pieds sur une chaise, chargée de l’accueil téléphonique –le “phoning”. Ils sont une dizaine, comme elle, le smartphone vissé à l’oreille devant un Macbook posé sur un coin de table. Les autres font du “mailing”, décrit une brune de 24 ans, responsable de l’équipe de volontaires, même visage juvénile, même air enjoué que tous ses camarades. Mais déjà, un aplomb de chef d’entreprise: “Il y a un planning précis, on demande aux helpers de fixer leurs créneaux présentiels, on distribue des tâches individuelles. On encadre et on responsabilise. C’est ça qui marche. Comme dans une start-up.” Une “start-up”: dans l’entourage d’emmanuel Macron, le terme revient sans cesse. C’est un raccourci pratique pour décrire la croissance d’un mouvement parti de rien, l’ambiance supposément jeune et sympa qui y règne, pour rappeler aussi que le candidat est censé être celui de la modernité, du numérique. Mais c’est surtout une réalité: En marche! est une start-up, au sens littéral du terme. Lancé sur une idée, une intuition –le rejet des partis traditionnels, la fin du clivage droite-gauche–, comme on décide de lancer un nouveau produit, le mouvement a assis sa croissance sur les recettes de l’entreprise 2.0: étude de marché, stratégie marketing, structure opérationnelle, techniques de communication. “Il y a environ un an, raconte un socialiste proche du candidat, Macron s’est dit: ‘Si Facebook y est arrivé dans le business, pourquoi estce qu’on n’y arriverait pas en politique?’” Le pari, jugé trop ambitieux, voire prétentieux, a d’abord fait sourire. “Au PS, ils rigolaient, ils disaient qu’on n’aurait pas d’adhérents, qu’il n’y aurait personne à nos meetings, se souvient un membre de la garde rapprochée de Macron. Et à chaque étape, on montre qu’ils avaient tort. Au départ, on était cinq dans un petit 40 mètres carrés. On a déménagé deux fois depuis, parce qu’on n’avait plus assez de place. Et là, un an plus tard, on est obligés de refuser des bénévoles…” Un an plus tard, donc, la bonne humeur a changé de camp. À moins d’un mois du premier tour de la présidentielle, les sondages créditent l’exministre de l’économie de 26% des intentions de vote et le placent devant Marine Le Pen. Surtout, l’entreprise Macron revendique 234 005 adhérents et 3 853 comités locaux. Au PS, on s’incline: “L’utilisation de ces techniques marketing et numériques lui a permis de constituer un mouvement à l’échelle du pays sans avoir à s’appuyer sur les outils classiques, les ressources logistiques et humaines des grands partis déjà installés”, commente Alexis Bachelay, député et porte-parole de Benoît
“Macron se disait: ‘Je cristallise quelque chose, je le sens, mais je ne pourrai pas concrétiser ça dans le système actuel.’ Il a hésité à créer une fondation, une structure associative…” Stanislas Guerini, référent En marche! à Paris
Hamon. Le tout avec une approche très personnelle, en phase avec la Ve République et la présidentielle: “Pour l’instant, le plus grand succès d’en marche! est d’avoir un produit à vendre qui s’appelle Emmanuel Macron, poursuit Bachelay. Il a su mettre en scène son histoire et sa rencontre avec les Français. Il a réussi à mettre à jour le logiciel de la Ve République.”
Le porte-à-porte à l’ancienne
La start-up Macron naît dans les bureaux austères et feutrés de Bercy, à l’automne 2015. “Pendant les centaines d’heures passées à l’assemblée pour la loi Macron, il se disait: ‘Je me heurte d’un côté à des députés PS qui ont voté Hollande mais pas pour me voir à Bercy, et de l’autre à des députés Républicains qui sont d’accord mais qui ne peuvent pas voter notre loi’, se souvient Julie de La Sablière, exresponsable presse d’en marche! Que le texte soit passé au 49.3, ça a achevé de le convaincre qu’il fallait changer le système.” Un membre de son état-major actuel confirme: “Il avait accepté, pour la loi Macron, des amendements de l’opposition. On le lui avait beaucoup reproché. Il se sentait déjà en dehors du clivage droite-gauche, c’est là qu’il s’est forgé la conviction qu’il y avait un champ à investir.” La conviction, aussi, que la forme est déterminante. “Macron s’est rendu compte que beaucoup de gens ne se reconnaissaient pas dans l’offre politique, donc il s’est dit: ‘Il faut la structurer différemment, il faut une forme nouvelle’, résume Matthias Leridon, patron de l’agence de communication Tilder et proche du candidat. C’est pour ça qu’en marche! fonctionne: on n’aurait jamais pu créer Google à l’intérieur d’un groupe déjà existant.” Stanislas Guerini, référent En marche! à Paris, figure parmi les fondateurs du mouvement: “Emmanuel se disait: ‘Je cristallise quelque chose, je le sens, mais je sais que je ne pourrai pas concrétiser ça dans le système actuel.’ Il a hésité à créer une fondation, une structure associative, avant de se décider à monter un parti, mais qui ne s’appellerait pas comme tel.” Rapidement, communicants et publicitaires entrent dans la boucle. Dont Adrien Taquet, un ami d’ami, ancien camarade de Sciences Po Paris, directeur général de l’agence publicitaire Jésus et Gabriel, jusqu’ici plutôt spécialisée dans l’alimentaire –le slogan “Petite boîte, grands moments” pour les sardines Parmentier, ou la campagne “Le clan” pour le whisky Clan Campbell, c’est elle. À lui de trouver un nom pour ce parti qui n’en est pas un: “Il y avait cette volonté d’être en rupture, je l’ai ressenti comme un game changer, raconte Taquet. Il fallait l’exprimer avec un nom qui soit différent dans sa syntaxe, qui ne soit pas un nom commun. ‘En marche!’, on l’a trouvé en trois jours de brainstorming dans une cuisine avec un bon whisky. Et le fait que ce soit ses initiales, ça tombait bien, ça lui a plu.” L’agence de pub s’occupe du clip de lancement, dans lequel on ne voit jamais Emmanuel Macron, mais une succession d’images illustrant les blocages puis les ressources de la France. “On a utilisé le mot ‘engagé’ plutôt que ‘militant’ parce que c’est plus valorisant. L’idée était simple: la France est bloquée, mettonsnous en marche au-delà de nos différences. Macron n’est pas dans le clip parce qu’on voulait montrer que ça ne se réduisait pas à une personne.” Le mouvement est lancé le 6 avril 2016, à Amiens. Avec un certain sens du teasing: personne, ou presque, n’est tenu au courant. “La veille, il y avait une inquiétude. Emmanuel Macron est quelqu’un d’assez lucide, il disait: ‘Ça peut aussi faire pschitt’”, se souvient Julie de La Sablière. Un site internet, également conçu par l’agence de pub, est lancé. Le fondateur de Meetic, Marc Simoncini, dispense quelques conseils. La plateforme doit permettre de recruter au maximum en récupérant le plus de contacts possible: “Pour entrer sur le site, il fallait renseigner son adresse mail. Je leur disais: ‘Vous êtes fous, aucune marque n’ose faire ça.’ Mais ça a fonctionné”, raconte Julie de La Sablière. En trois semaines, En marche! recrute près de 15 000 adhérents. Du jamais vu.
Un trio jazz vient de commencer à jouer dans la salle principale du Bon Jour, une brasserie parisienne. Au sous-sol, dans une petite pièce habillée de canapés en cuir rouge et dissimulée par d’épais rideaux où ils ont leurs habitudes, six militants du comité En marche-9e-maubeuge Lamartine sont rassemblés pour l’“afterwork drink & food #5”. Au programme: bilan des actions passées et annonce de celles à venir.
“Jeudi matin, on a été chargés de tracter devant deux écoles que l’on sait situées dans un secteur où les bureaux de vote swinguent de gauche à droite d’une élection à l’autre, déroule Bernard Descreux, cadre D’EDF en cravate rouge et chaussettes ornées de coccinelles, responsable du comité. L’accueil a été bon, une personne sur deux a pris le tract, alors qu’aux stations de métro, c’est plutôt une sur quatre ou cinq.” D’expérience, Bernard a établi un barème d’un à cinq pour évaluer sa capacité à convaincre les différents types de personnes qu’il croise de voter Macron. “Elle, c’est un cinq, c’est impossible”, souffle-t-il alors qu’une mélenchoniste convaincue écarte les rideaux, un verre de rouge à la main. “Je ne veux pas vous embêter, je viens juste écouter, lance-t-elle avant d’interroger: Est-ce que vous pourriez quand même m’expliquer ce qui vous a poussés à vous engager pour Macron?” Bernard jubile: “Ça tombe bien, on a fait des exercices pour apprendre à expliquer notre engagement en une minute!” Aucun d’entre eux n’avait eu d’engagement militant jusque-là. Certains votaient PS, d’autres Modem. Bernard, lui, s’apprêtait à se laisser séduire par Bruno Le Maire, lorsqu’il a entendu l’appel du ministre de l’économie. “Ce qui m’a définitivement convaincu, c’est la ‘Grande Marche’.” Fin mai 2016, dans la foulée du lancement de leur mouvement, Emmanuel Macron et sa petite équipe inaugurent en effet un projet qui va aider à structurer En marche! et à l’alimenter en militants alors même que son leader est encore ministre et qu’aucun programme n’est mis en avant. Formés pendant la campagne présidentielle d’obama en 2008, les trois fondateurs du cabinet Liegey Muller Pons en ont rapporté une science du porte-à-porte étrennée avec les équipes de François Hollande en 2012, et optimisée par leur logiciel de cartographie Cinquante Plus Un. Celui-ci permet notamment de “visualiser en un clin d’oeil les spécificités de chaque quartier pour mieux caractériser les électeurs”. Autrement dit: choisir soigneusement les quartiers où les gens semblent indécis dans leur vote, puis aller frapper à leur porte. L’innovation, ici, c’est que les militants d’en marche! n’ont rien à vendre. Ils vont simplement faire remplir aux Français un questionnaire de huit questions ouvertes, dont: “Qu’est-ce que vous demanderiez à un homme politique?”, “Quels sont votre meilleur et votre pire souvenir de l’année écoulée?”, “Qu’est-ce qui vous inquiète pour l’avenir et qu’est-ce qui vous donne de l’espoir?” Le but: prendre le pouls de la France avant de proposer un projet. “On s’est inspirés de Ségolène avec son site Désirs d’avenir, à la différence qu’il ne s’agissait pas d’aller demander des idées aux Français, mais d’écouter la manière dont ils expriment leurs rêves, leurs désirs, leur stress, récite Julie de La Sablière, qui pointe aussi les difficultés posées par le projet: Il fallait trouver 3 500 personnes au moins. Dans un parti classique, c’est facile, mais dans un mouvement à peine lancé où la plupart des membres n’ont jamais été militants, ce n’est pas naturel.” D’après Sacha Houlié, 50% des coordinateurs de la Grande Marche étaient déjà membres du mouvement des Jeunes avec Macron, dont il est le cofondateur. “On avait commencé en juin 2015, donc on avait déjà des référents un peu partout.” Le reste, c’est Liegey Muller Pons qui s’en charge. “On a envoyé des mails à ceux qui s’étaient inscrits sur le site, on a eu 13 000 réponses et, finalement, 6 000 personnes ont frappé aux portes. On a fait une journée de formation pour 500 coordinateurs, qui eux-mêmes allaient faire des formations plus courtes pour les simples volontaires.” Il faut à tout prix empêcher ceux qui ont fait la démarche de s’inscrire sur le site du mouvement de repartir. “Si quelqu’un se montrait intéressé, il fallait que dans l’après-midi, il soit dans une voiture pour aller faire du porte-à-porte”, assure Julie de La Sablière. Si ses adversaires politiques moquent ce qu’ils considèrent comme une vieille pratique, et remettent en cause la réalité de l’engagement d’adhérents qui n’ont eu besoin que de quelques clics pour se mettre “en marche”, Macron teste sa popularité le 12 juillet à la Mutualité devant 200 journalistes, dont 60 étrangers, et 3 000 supporters, “sans affréter aucun bus”, précise-t-on. Et se convainc définitivement ce jour-là de ses chances pour la présidentielle.
Changement de voix, changement de look
Une fois cela fait, Macron exploite jusqu’à la moelle la dynamique issue des Jeunes avec Macron: “On nous a demandé d’organiser un meeting en quatre jours après sa démission du gouvernement, on a réuni 1 300 personnes”, plastronne Sacha Houlié. La dynamique de la Grande Marche est également porteuse. Cette dernière, achevée fin juillet, a produit 100 000 conversations, 25 000 questionnaires remplis et un total d’1,5 million de mots émis par les Français interrogés. “Davantage que l’intégrale de Shakespeare”, se délecte François-régis Chaumartin. Ce passionné d’informatique depuis toujours a doublé son cursus avec un doctorat de linguistique théorique avant de lancer, en 2007, la société Proxem, spécialisée dans l’analyse sémantique, dont le logiciel permet de transformer n’importe quel texte en une belle banque de données. “En lisant un article sur les verbatim recueillis pendant la Grande Marche, ça a fait ‘chting’, se souvient le PDG. J’ai contacté les dirigeants de Liegey Muller Pons via Linkedin, je leur ai fait une démonstration et ils nous ont embauchés. C’est la première fois que je fais du ‘biz’ via Linkedin.” Car il s’agit bien de ‘biz’. Dans les locaux de Proxem, près de la gare du Nord à Paris, on trouve en effet, outre une impressionnante collection de thés, un tas de brochures
“‘En marche!’, on l’a trouvé après trois jours de brainstorming dans une cuisine avec un bon whisky. Et le fait que ce soit ses initiales, ça tombait bien” Adrien Taquet, publicitaire
vantant les mérites du logiciel maison dans les domaines des RH, de l’étude de marché et de la connaissance client. Rien sur la politique. C’est que les clients habituels de la boîte s’appellent Auchan, Total ou Air Liquide, ils sont plutôt là pour gagner de l’argent que des voix. La campagne politique serait-elle donc devenue un secteur commercial comme un autre? “On peut le dire de manière moins cynique et penser qu’il est intéressant de savoir ce que sont les ‘vraies attentes’ des Français afin d’avoir un produit, ou un programme en l’occurrence, adapté à elles. C’est là que l’on est intervenus en aidant En marche! à comprendre et classifier ce qu’il y avait dans cette enquête, et en identifiant 40 grandes thématiques. Ensuite, c’est à eux d’en tirer des idées, on n’est pas des conseillers politiques.” À l’automne, Emmanuel Macron organise trois meetings sur trois thèmes différents: la “vie engagée” à Strasbourg, la “vie quotidienne” au Mans et le “vivre-ensemble” à Montpellier. “On a appelé ça ‘les meetings de restitution’, dit Houlié. Il s’agissait de faire le diagnostic de la France issu de la Grande Marche, puis Emmanuel Macron arrivait pour donner ses orientations.” En théorie, le diagnostic doit donc surtout servir à construire le programme d’en marche!, mais il s’avère aussi utile dans la communication du candidat. “Parfois, quand je l’entends parler, je sais qu’il a utilisé notre logiciel”, sourit François-régis Chaumartin. “Si Macron a prévu un discours à Strasbourg sur l’éducation, il peut regarder ce que les profs de la ville ont dit sur l’éducation”, confirme Guillaume Liegey, tandis qu’un proche du candidat va plus loin: “On a une telle masse de données qu’on est capables de vous dire ce que les policiers de la BAC parisienne ont répondu sur tel sujet.” Alors que ses adversaires reprochent à Emmanuel Macron d’écrire son programme et ses discours avec des algorithmes, le fondateur de Proxem le défend: “On n’est pas un générateur de discours politiques. C’est la grosse différence avec une entreprise, qui va faire de la soussegmentation et proposer de nombreux produits pour plaire à différents types de clients. Dans une campagne politique, on ne peut proposer qu’un seul produit: le candidat, avec son programme.” En l’occurrence, “le candidat” pourrait suffire. Si le programme a fini par être dévoilé le 2 mars dernier, le candidat, lui, vierge de toute expérience de campagne politique jusque-là, semble faire honneur à sa passion pour la formation continue. “Moi, je ne fais pas de média training, je suis mauvais à cet exercice, et je ne dis pas les discours comme eux (les autres hommes politiques, ndlr), je ne sais pas lire des textes écrits par d’autres”, assurait Emmanuel Macron en juillet dernier à Nicolas Prissette, l’auteur d’emmanuel Macron, en marche vers l’élysée. Pourtant, l’ancien ministre n’a eu de cesse de tenter d’apprendre, petit à petit, le “métier” de candidat à la présidentielle. Avant son meeting à la Mutualité, il “s’est beaucoup entraîné à parler avec un prompteur parce que c’était une première”, témoigne Julie de La Sablière. À la rentrée suivante, celui qui s’était fait remarquer en mai 2016 en lançant à un manifestant hostile que “la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler”, s’est aussi laissé convaincre de changer son image. Depuis ses années chez Rothschild, il avait pris l’habitude d’acheter ses costumes chez Lagonda, dans le XVIE arrondissement de Paris, métro Passy, du made in France entre 850 et 1 000 euros pièce. Au moment de lancer sa campagne, décidé à renouveler
sa garde-robe, il va donc faire un tour dans la boutique. Au moment de l’essayage, un de ses conseillers a une révélation. “Le trois boutons, c’est vraiment pas moderne. Tu ne peux pas porter ça, Emmanuel, lancet-il. Faut un truc plus tendance.” Il jette donc son dévolu sur les costumes deux boutons de Jonas et Cie, rue d’aboukir, dans le IIE arrondissement: 380 euros pièce –Christophe Dechavanne aussi en raffole. Un bel atout en termes de communication, à l’heure où les Français découvrent l’existence des costumes Arnys à 7 000 euros de François Fillon. Mais la progression la plus notable du candidat s’entend plus qu’elle ne se voit. Le 10 décembre dernier, le candidat Macron achevait son premier gros meeting à la porte de Versailles en se cassant la voix sur l’air de “C’est notre projet!” suscitant les moqueries de toute la France et quelques remix à base de hard rock sur Youtube. Depuis, le ton s’est posé, le timbre est plus stable, et un homme est derrière cette transformation: Jean-philippe Lafont. Ce chanteur lyrique de registre baryton-basse à la carrière débutée il y a plus de quatre décennies s’est retrouvé là un peu par hasard. “Sylvain Fort, le monsieur communication d’emmanuel Macron, me connaît car il est aussi le patron du site Forum Opéra, apprend-il. Il est passé par une amie commune, Roselyne Bachelot, pour savoir si ça m’intéressait de donner des conseils à M. Macron. J’ai dit oui tout de suite.” Le premier rendez-vous dure une heure et demie et a lieu la veille du meeting de la porte de Versailles. Tout de suite après sa performance, Emmanuel Macron appelle le baryton pour savoir s’il a bien suivi ses conseils. “J’ai mis les formes mais j’ai bien dû lui dire qu’il avait un peu perdu les pédales à la fin, et qu’il y avait encore du travail, sourit Jean-philippe Lafont. En 1h30, on ne peut pas non plus faire des miracles.” S’ensuivront donc une dizaine de séances de travail, pendant lesquelles le chanteur apprend au candidat à appuyer sur les passages importants, à “bien syllaber les mots, ne pas les lancer d’une traite”. Le professeur suit l’élève à Lille, à Lyon, sur ses autres gros rassemblements, et lui donne des exercices de respiration à faire à la maison, qu’il suit à la lettre. Aujourd’hui, les rencontres se sont espacées. Mais Macron a encore une petite marge de progression, selon Jean-philippe Lafont: “Il faut qu’il trouve des couleurs, des rythmes aux phrases, qu’il joue avec les silences, avec le public, qu’il se fasse rattraper, qu’il soit davantage dans l’improvisation. Si on sent que le public perd le contact, il faut le rattraper avec le contenu et le contenant. Il faut que la foule vous comprenne et qu’elle vous suive comme Marie à la messe.” Et le fait est qu’emmanuel Macron peut compter sur un certain nombre de fidèles.
Presque punk
Pour Stanislas Guerini, responsable des 34 000 militants parisiens d’en marche!, ce qui fait l’originalité et la réussite du mouvement, c’est avant tout son mode d’organisation, emprunté, bien entendu, au monde des start-up. Et d’abord de ses 4 000 comités locaux. Le principe se résume en deux mots: liberté et autonomie. N’importe quel adhérent peut créer le sien. Et l’animer comme il le souhaite: tractage, porte-à-porte, réunions sur le programme, débats. Guerini: “Quand vous avez votre comité, c’est à vous de vous faire connaître, d’organiser des évènements, d’attirer les
gens. C’est du darwinisme, enfin une saine émulation.” Il y a, de fait, une forme de compétition entre comités. “Les adhérents peuvent changer de comité comme ils le souhaitent, décrit un membre de l’entourage de Macron. Si vous habitez Paris, il y a des chances que vous ayez plusieurs comités près de chez vous, donc vous choisissez celui qui vous sied le mieux. C’est notre arme anti-apparatchik. Dans les autres partis, il y a toujours un moment où s’installe un rapport de force avec un petit chef qui veut faire la loi.” Le mouvement, explique-t-il, est un “exhausteur de liberté: on les appuie, on leur donne des documents, des argumentaires de fond, des formations sur la gestion d’équipe, sur la sécurité, etc. À eux ensuite de se débrouiller. C’est le meilleur moyen pour faire émerger des compétences chez des gens qui ne sont pas habitués à faire de la politique.” La fameuse “horizontalité” chère aux entreprises de la Silicon Valley, en somme. Un communicant régulièrement consulté par Emmanuel Macron commente: “Macron a compris ce que la sociologie nous montre depuis dix ans, à savoir que l’on est plus influencé par des gens comme nous que par des leaders d’opinion qui sont devenus inaudibles.” Entre octobre 2016 et février 2017, les comités ont aussi été l’occasion de tester des propositions du candidat. Via un concept d’“intelligence collective”, poursuit notre interlocuteur. Sur un sujet donné, le référent est tenu de présenter les solutions proposées par Macron: “On a demandé aux participants d’en débattre, de dire s’ils jugeaient la mesure utile et s’ils l’estimaient prioritaire, mais aussi de proposer des mesures alternatives s’ils le souhaitaient, via un questionnaire numérisé qui permettait d’agréger les résultats très simplement.” Comme un grand sondage en temps réel. Au total, En marche! a organisé 3 000 soirées consacrées à l’intelligence collective. “Un succès, affirmet-il. C’est comme ça qu’on a abandonné certaines propositions comme le tirage au sort de citoyens devant lesquels le président aurait dû défendre son bilan une fois par an. On en a retenu d’autres, comme la vente de médicaments à l’unité.”
Tout cela survivra-t-il à la présidentielle? Le bail du QG du XVE arrondissement, lui, prend fin en mai prochain. Et après, si Macron ne l’emporte pas? “Après mai 2017, c’est très simple, poursuit ce membre de l’état-major: il y a nos 4 000 comités qui vont continuer à vivre, il y a les législatives, les européennes.” Au PS, bien sûr, on a quelques doutes: “C’est une entreprise qui marche uniquement dans le cadre de la présidentielle. Je ne la vois pas s’installer dans la durée. Et s’il perd l’élection, il est peu probable qu’en marche! survive: sans lui, ce n’est rien, c’est une coquille vide sans corpus idéologique. C’est un système taillé pour une guerre éclair. Le PS existe depuis 100 ans, est-ce qu’en marche! sera là dans 100 ans? Ce n’est pas sûr. La politique, ça ne peut pas être un seul homme, ce sont des idées et du collectif.” À Paris, les membres du comité 9e–maubeuge Lamartine ont encore des idées. Ils s’interrogent sur les activités des mois à venir. Hélène espère réussir à organiser un débat sur la justice. Il est aussi question d’une discussion autour de la légalisation du cannabis –“Oui, Macron est contre, mais on peut en débattre, non?”– tandis que Bernard, le référent, propose une conférence sur la sylviculture. Celui-ci évoque aussi les différents moyens d’action innovants à la portée des volontaires. “Vous pouvez, par exemple, organiser un dîner entre amis avec une moitié de pro-macron et l’autre d’indécis, ça peut aider à convaincre ceux qui hésitent.” Ou comment inventer la version bienveillante du dîner de con.
Celui qui s’était fait remarquer en lançant que “la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler”, s’est laissé convaincre de changer son image. Fini le made in France à 1 000 euros pièce, place au costume à 380 euros