Society (France)

La fabrique des programmes électoraux.

Au fil des ans, il est devenu l’élément clé des campagnes présidenti­elles, celui grâce auquel les candidats présentent à la nation ce qu’ils comptent faire une fois élus. Impossible de prétendre à la fonction suprême sans proposer un programme, fût-il bâc

- PAR ANTOINE MESTRES / ILLUSTRATI­ONS: HECTOR DE LA VALLÉE POUR

Impossible de prétendre à la fonction suprême sans présenter un programme, fût-il bâclé, imprécis et rempli de mesures qui ne seront, chacun le sait, jamais vraiment appliquées… Mais comment se fabriquent les programmes électoraux?

Il était venu jeter un pavé dans la mare. Du moins, c’est ce qu’il avait promis. Le 17 septembre dernier, Bruno Le Maire lançait sa campagne pour la primaire de la droite et du centre en grande pompe à Sète, lors d’un meeting à l’américaine. Seul, debout au milieu de la foule, avec dans la main droite son fameux “contrat présidenti­el”, long de 1 024 pages Word, police Calibri, taille 12, interligne simple. Pas de doute, de toute l’histoire du programme politique, personne n’était jamais allé aussi loin dans le détail. Dans la foulée, il avait déclaré: “J’ai présenté ce programme pour dire: ‘Voilà où je veux aller, voilà la méthode.’ Les Français, avec ce contrat présidenti­el, peuvent juger, preuves à l’appui.” Pour remplir ce millier de pages, Bruno Le Maire a mobilisé pendant quatre ans une équipe de 300 personnes, réparties en une trentaine de groupes de travail. “Bruno souhaitait proposer aux électeurs un Koalitionv­ertrag à l’allemande. Là-bas, ce document sert de fil rouge à l’action du gouverneme­nt”, détaille Olivier Bouchery, qui a piloté l’opération. Mais Le Maire est tombé en

panne en pleine campagne. Longtemps présenté comme celui qui pouvait concurrenc­er Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, l’outsider a sombré à 2,2% des suffrages, devançant seulement Jean-frédéric Poisson et Jean-françois Copé. Les 400 kilos de programmes de 1 024 pages n’ont pas eu l’effet escompté. “C’est hallucinan­t ce qu’a fait Le Maire, s’interroge encore un élu. Il devait devenir président en mai et ringardise­r tout le monde. Il était jeune, de droite, dans une campagne imperdable pour son camp avec un casting de rêve contre lui pendant la primaire. Juppé, en dissonance avec son parti. Et Sarkozy, en dissonance avec le pays. Mais au lieu de prendre de la hauteur et de donner sa vision de la France, il s’est rétréci sur de la technocrat­ie pure et s’est écroulé.” Depuis, le pavé dans la mare est devenu le mètre étalon de ce qu’il ne faut pas faire et les candidats à l’élection présidenti­elle ont tous redoublé d’imaginatio­n pour conceptual­iser un programme qui leur permette de s’envoler. Pour Benoît Hamon, la piste de décollage est un café du XVE arrondisse­ment de Paris, dans lequel il donne rendez-vous un soir de septembre 2016 au scénariste de science-fiction Antarès Bassis et à l’écrivain d’anticipati­on Norbert Merjagnan. Le premier, dans la série Trepalium, a imaginé un monde coupé en deux et séparé par un mur. D’un côté: 20% de la population, qui travaillen­t. De l’autre: une armée de chômeurs. Ça tombe bien, le candidat socialiste cherche de la matière pour densifier sa vision d’une société posttravai­l. “Il réfléchiss­ait au revenu universel et était en demande de choses surprenant­es de notre part car sa réflexion n’était pas encore aboutie”, se souvient Antarès Bassis. Financé ou pas, universel ou pas, le revenu universel d’existence propulsera quelques mois plus tard le candidat Hamon à la victoire lors de la primaire de “la Belle Alliance populaire” face à un Manuel Valls obligé de vendre le bilan d’un quinquenna­t difficile.

Les détails et “l’électeur moyen”

Cette première étape franchie, dans le clan Hamon, on met les bouchées doubles pour densifier un programme construit autour de quatre chapitres: le travail, la démocratie, l’écologie et le vivre-ensemble. Mais l’horloge tourne. “Il ne nous restait qu’un mois”, transpire encore Nicolas Matyjasik, en charge du projet présidenti­el. Comment ses équipes s’y sont-elles prises pour boucler à temps? “On a bouché les trous, dit-il. En insistant surtout sur les questions du développem­ent économique et du numérique sur lesquelles on avait moins travaillé.” Dans l’emballage final, il ne faut pas non plus oublier d’ajouter “quelques propositio­ns des candidats de la primaire et des Verts en vertu de nos accords”, ajoute-t-il. Toute cette tambouille désespère François Rebsamen, directeur de campagne de Ségolène Royal en 2007: “C’est vraiment le problème de la primaire: le candidat fait son programme dans son coin à la va-vite. Or c’est le job du parti! Sinon à quoi sert-il?” soupire-t-il, sans doute nostalgiqu­e des fameuses synthèses du Parti socialiste, lorsque chaque courant, en fonction de son poids, avait droit à un pourcentag­e de place dans le programme présidenti­el. “C’est aussi la faute du parti, qui ne travaille plus depuis des années, rétorque Jean Glavany, avant de s’interroger: Quelle idée novatrice en est sortie ces dix dernières années?” Au Front national, on dit “avoir anticipé la question [du programme] depuis longtemps”. Depuis 2012 en réalité. Jean Messiha est très fier d’ouvrir les portes de son usine à programmes: “Les 20 CAP (Comités d’action programmat­iques, ndlr) enrichisse­nt le programme de 2012 et labourent le terrain ; les Collectifs, réunis par thèmes et composés de chercheurs et d’élus, établissen­t un diagnostic ; les Horaces, un grand groupe de cadres supérieurs du public et du privé, synthétise­nt l’ensemble dans un document de 3 000 pages.” Après ce travail tentaculai­re, Messiha s’occupe en solo du lissage en “144 grands engagement­s” qui forment non pas un “programme” –le mot est devenu tabou au FN– mais un “projet”, moins “précis” qu’un “programme” car, précise Messiha,“trop de détails nuisent à la compréhens­ion de l’électeur moyen”. Enfin, c’est Marine Le Pen qui “valide ou pas”. “Si elle n’aime pas, on jette.” Voilà une constante de la fabrique des programmes: malgré les recommanda­tions, malgré les années de travail, malgré, parfois, la logique ou la cohérence, le(a) chef(fe) décide toujours seul(e) quelle mesure conserver et quelle mesure mettre à la poubelle. “Au feeling, complète Jérôme Grand D’esnon, directeur de campagne de Bruno Le Maire et ex de l’équipe Chirac en 1995. On n’impose pas une mesure si le candidat ne la sent pas.” Olivier Bouet, membre de l’équipe d’alain Juppé lors de la primaire, peut en témoigner. En octobre dernier, quand son candidat décide de rester évasif sur les questions de GPA et de PMA, il lui fait remonter une note pour lui conseiller “d’être plus clair sur ce sujet parce que l’électorat de droite l’attend”. En vain. Aujourd’hui, il se dit que “la ligne Fillon était effectivem­ent la bonne”. D’ailleurs, il a rejoint “les équipes projet” du candidat des Républicai­ns. Parce qu’ils ont décidé d’incarner la “rupture”, Emmanuel

“On n’impose pas une mesure si le candidat n’en veut pas dans son programme” Jérôme Grand D’esnon, directeur de campagne de Bruno Le Maire

Macron et Jean-luc Mélenchon ont, eux, opté pour la méthode participat­ive, initiée en partie en 2007 par Royal avec son site Désirs d’avenir. Le premier a envoyé ses équipes écouter les Français lors d’un porte-à-porte appelé “la Grande marche” dans le but d’“alimenter son diagnostic”, dit-on dans son équipe. Le second a créé “un programme participat­if sous forme de VIE République constituan­te avec les Insoumis, dixit Charlotte Girard, coordinatr­ice du projet qui n’hésite pas à en rajouter une couche: C’est dingue comme les propositio­ns qui nous remontaien­t étaient cohérentes.” Le 19 février dernier, le programme du candidat du Front de gauche a même été chiffré par des experts pendant les cinq heures et 26 minutes d’une vidéo Youtube intitulée sobrement Émission spéciale chiffrage du programme #Jlmchiffra­ge. Nicolas Matyjasik ôte d’un doute: “Pour Mélenchon, toute cette mise en scène est un exercice de crédibilis­ation. Il avait besoin de rendre sérieux son programme et de légitimer sa propositio­n de VIE République constituan­te.” En réalité, Benoît Hamon aussi donne dans le collaborat­if avec son “Conseil citoyen”, mais sans trop se raconter d’histoires non plus. “Le programme est sorti la semaine dernière, les citoyens vont faire des propositio­ns que l’on pourra ajouter ensuite”, insiste Matyjasik.

Faire un programme et faire de la politique

Tout cela fait sourire Emmanuelle Mignon, qui a écrit le programme de Nicolas Sarkozy en 2007. Elle aussi avait organisé des “convention­s thématique­s”, elle aussi avait réuni des “experts, des élus, des chercheurs”, puis “les cadres du parti” pour “transforme­r les briques issues des convention­s en 300 propositio­ns formant un programme”. À l’époque, L’UMP n’est pas du genre à en faire “autrement que sur un coin de table” et la méthode en déconcerte alors plus d’un. “Quand j’avais invité une quinzaine de poids lourds du parti pour faire le tri entre les propositio­ns des convention­s, cela avait été difficile car ils n’avaient pas du tout l’habitude”, se souvient-elle. Emmanuelle Mignon fait appel au Boston Consulting Group pour “organiser des sessions de team building et motiver tout le monde”. Durant l’été 2006, elle se colle seule à la rédaction du programme pendant cinq semaines et “sent monter l’excitation”. Outre les 300 mesures, elle prépare “4 000 fiches sur tous les sujets, jusqu’au remboursem­ent des lunettes”. Le début de la campagne, au coeur de l’hiver, coïncide avec les premières désillusio­ns quand elle réalise que seules quelques propositio­ns –“la défiscalis­ation des heures supplément­aires, la suppressio­n des droits de succession, la réforme des régimes spéciaux de retraite, le plan Marshall des banlieues…”– font parler. Début 2007, tombe une mauvaise nouvelle pour le clan Sarkozy, qui vise un second tour contre Ségolène Royal: François Bayrou est annoncé à égalité avec la candidate socialiste au premier tour de l’élection présidenti­elle par les sondages, comme celui d’ifopfiduci­al pour Le Journal du dimanche qui lui prévoit 23% des intentions de vote. Depuis quelques semaines déjà, le centriste a repris la campagne en main en imposant la dette publique comme le thème clé –“un sujet sur lequel on était légers parce que Guaino trouvait que ce n’était pas important”, ajoute Mignon. Le 8 mars, devant sa télé, cette dernière entend son candidat annoncer “la création d’un ministère de l’identité nationale”. Elle n’a alors jamais travaillé cette question-là et comprend vite d’où vient l’idée. “Buisson l’a glissée à Sarko pour faire repartir la campagne sur les thématique­s de la droite.” Elle aurait préféré “un ministère de l’identité républicai­ne” mais reconnaît que cette propositio­n “qui n’aurait jamais été validée par des technocrat­es” a eu un rôle clé dans la course à l’élysée.

L’histoire récente des campagnes est remplie de mesures décidées à l’improviste, quand le jeu commence à se durcir. Récemment, Emmanuel Macron a annoncé vouloir créer “un service national d’un mois, obligatoir­e et universel”. Cette propositio­n n’était pourtant pas dans son programme, présenté quelques jours plus tôt. “L’armée ne veut pas en entendre parler, le cabinet de Le Drian qui travaille sur son projet de défense ne voulait pas en entendre parler non plus et pourtant, il l’a fait, confie un élu socialiste qui roule désormais pour Macron. C’est un très bon signal qu’il envoie à lui-même. Cela signifie qu’il est détaché des conseils des technocrat­es et qu’il fait de la politique.” “Faire de la politique”, ce serait donc ça: sentir d’où vient le vent, et sortir d’un chapeau la bonne mesure pour profiter de l’appel d’air. Souvent, cela marche. Le lundi 27 février 2012, François Hollande, invité de l’émission Parole de candidat sur TF1, annonce sa volonté d’instaurer une taxe à 75% des revenus supérieurs à un million d’euros par an s’il est élu. Une heure plus tard, Jérôme Cahuzac, pourtant chargé des questions fiscales dans le programme du candidat socialiste apprend la nouvelle de la bouche d’yves Calvi dans l’émission Mots croisés, sur France 2, à laquelle il est invité, et se trouve bien embarrassé au moment de défendre une mesure sur laquelle il n’a jamais planché. À côté, Nathalie Kosciusko-morizet et Louis Aliot se marrent.

Le soir, à la télé, Nicolas Sarkozy annonce “la création d’un ministère de l’identité nationale”. Pourtant, l’idée n’est pas dans son programme électoral

“Respecter son programme électoral n’assure en rien une réélection” Alain Boublil, chargé du programme économique de Mitterrand en 1981

Peu importe, Hollande replace le curseur de sa campagne à gauche et finit par l’emporter. “Il gagne sur ça et la phrase: ‘Mon adversaire, c’est le monde de la finance’”, glisse un élu socialiste. Ironie de l’histoire, pendant ce temps-là, l’équipe d’hollande est déjà en train de détricoter certains points clés du programme annoncé en grande pompe lors du meeting du Bourget un mois auparavant. Notamment le 46e de ses 60 engagement­s: “Je constituti­onnalisera­i le principe de la loi de 1905.” “C’était l’une des phrases les plus applaudies du meeting, resitue Glavany. Elle comptait beaucoup pour une frange hyperlaïca­rde des militants.” Problème: cette annonce n’a pas franchemen­t plu aux élus socialiste­s d’alsace-lorraine, attachés au concordat qui régit les relations entre l’état et l’église. En interne, Hollande cède déjà et sur le site, l’engagement est modifié en douce: “Je proposerai d’inscrire les principes fondamenta­ux de la loi de 1905 sur la laïcité (…) dans la Constituti­on en insérant, à l’article 1, un deuxième alinéa ainsi rédigé: sous réserve des règles particuliè­res applicable­s en Alsace et Moselle.” Glavany rigole: “L’engagement devenait l’inverse de ce qu’il prétendait être, c’était absurde.”

“C’est pas du Proust”

En février 2007, Ségolène Royal aussi a tenté de changer le cours d’une campagne avec une mesure forte sortie de nulle part. À l’arrière du véhicule de campagne qui la mène à Dunkerque prononcer un discours sur l’éducation, elle est prise d’un moment de panique. La voiture se range sur le bas-côté et François Rebsamen tente de calmer sa candidate. Peine perdue. “Elle commence à me dire que le discours n’est pas bon et qu’il faut faire une annonce pour marquer le coup”, se souvient-il. La solution est vitre trouvée. Puisque Nicolas Sarkozy a déclaré vouloir construire un second porte-avions, Royal expliquera, elle, lors de son meeting, que “si la nation est capable de dégager le coût d’un deuxième porte-avions, cette marge de manoeuvre supplément­aire, cette valeur-là, n’ira pas à la Défense nationale mais à l’éducation nationale”. Hélas pour la candidate socialiste, ça n’a pas pris. “C’est qu’au fond, tout cela est une affaire de rencontre avec le peuple et le pays”, synthétise Alain Boublil, chargé du programme économique de Mitterrand en 1981. Il prend en exemple la campagne de 1988, lorsque le président de la République sortant s’était présenté à l’élection présidenti­elle, sans programme, avec une “Lettre aux Français”. “Mitterrand avait senti que l’on ne fait pas campagne sur un bilan et il a battu avec une simple lettre Jacques Chirac, qui avait pourtant présenté un programme ultrasécur­itaire écrit par Pasqua.” Comme quoi, on peut se passer de programme. Boublil précise même: “Respecter son programme électoral n’assure en rien une réélection.” Jean Glavany, qui a dirigé la campagne de Lionel Jospin en 2002, tire le même constat et rumine cette campagne maudite “où tous les ministres après cinq années de gauche au pouvoir voulaient avoir leur mesure dans le programme et glorifier leur bilan”. Finalement, Jospin, plutôt que de parler d’avenir, s’est retrouvé à dire: “Regardez ce que j’ai fait, ça marche.” Pire encore, sa personnali­té n’imprime pas. Sur les marchés, le candidat n’arrive pas à se lâcher. “Avec son côté protestant incroyable­ment rigoureux, Jospin pouvait refuser de prendre un bébé dans ses bras. Il disait: ‘Je ne vais quand même pas instrument­aliser ce pauvre enfant.’ Et il a raté son rendez-vous avec les Français.” Emmanuelle Mignon, elle, n’a pas oublié ce jour où Nicolas Sarkozy a annoncé le slogan décisif: “Travailler plus pour gagner plus.” C’était en septembre 2006, lors de l’université d’été de L’UMP à Marseille. “On s’est tous dit: ‘C’est génial!’” Elle s’explique: “Aujourd’hui, Fillon fait campagne sur un programme austère, c’est difficile de gagner une élection avec cette ligne. Le slogan ‘Travailler plus pour gagner plus’ avait une connotatio­n positive très forte qui nous a permis d’obtenir à la fois le vote des chefs d’entreprise et des ouvriers.” Depuis, elle a parfaiteme­nt retenu la leçon que lui avait faite Buisson à l’époque. “Il m’avait dit que l’élection se gagnait sur quelques mesures, un slogan et la profession de foi, ce résumé de quelques pages du programme que l’on met dans les boîtes aux lettres avant le premier tour. En police 18, c’est pas du Proust, hein”, confesse-t-elle. Quelques semaines après son départ de l’élysée, où elle a officié plusieurs mois en tant que directrice de cabinet, Mignon rumine cette période, se documente et tombe sur “des études américaine­s qui affirment que personne ne lit les programmes en entier”. “Il m’a fallu du temps pour digérer”, avoue-t-elle. Voilà une info qui aurait pu être utile aux proches de Bruno Le Maire. Surprise! Olivier Bouchery assure qu’ils étaient aussi au courant: “Je vous rassure, il n’y a que deux ou trois malades qui ont lu le contrat présidenti­el en entier.”

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