Society (France)

Le dernier roi des Yungas.

- PAR MATTHIEU DELMAS, DANS LES YUNGAS PHOTOS: CHRIS HUBY (AGENCE LE PICTORIUM) POUR SOCIETY

En Bolivie, dans les montagnes Yungas, accessible­s seulement par quelques pistes de terre étroites, le peuple des Afrobolivi­ens tente de survivre. Mais rien n’est jamais simple. Même pour Julio, leur roi.

Après une nuit d’orage tropical, l’épaisse brume se lève sur une route défoncée qui serpente à flanc de montagne. Voici les Yungas, en Bolivie. Dans ces territoire­s isolés, accessible­s seulement par quelques pistes de terre étroites, vivent les Afro-boliviens, et leur roi, Julio. Un peuple longtemps stigmatisé qui lutte aujourd’hui pour sa reconnaiss­ance.

et comme chaque matin depuis 1948, Julio Pinedo embarque sa machette avant de descendre au champ. “J’ai commencé à travailler dès 6 ans avec mon grandpère”, explique l’homme, désormais âgé de 75 ans. Quaranteci­nq minutes de marche à flanc de montagne, 200 mètres de dénivelé, un soleil de plomb. Il n’est pas essoufflé. “Je fais ça tous les jours”, lance-t-il. Aujourd’hui, Julio doit labourer son champ de coca –“Je vais commencer à semer des graines dès demain.” La feuille de coca se récolte trois fois par an. C’est, bien sûr, la plante “bénie” des narcotrafi­quants, mais c’est aussi et surtout la plante sacrée des peuples de la cordillère des Andes. Et celle de Julio Pinedo. Comme la majorité des 200 habitants du village de Mururata, Julio est agriculteu­r. Mais pas seulement. Avec sa femme, Angelica, et son fils, Rolando, il fait partie d’une dynastie qui règne sur la communauté afro-bolivienne depuis cinq siècles. Julio Pinedo est un roi, celui des Yungas, descendant direct d’un roi africain déporté comme esclave depuis l’ouganda au XVIE siècle par les colons espagnols. Son palais ne comporte ni salle de réception ni serviteurs. Il tient debout grâce à quelques briques surmontées de tôle ondulée. Sa cour: la place du village de Mururata qui, depuis aussi longtemps qu’il s’en souvienne, “n’a pas changé du tout”.

Tué à coups de barre de fer

C’est au temps de la colonisati­on que l’histoire des Afrobolivi­ens débute. Des milliers d’esclaves sont déportés en Bolivie par les Espagnols, afin de travailler dans les mines d’argent de Potosi, à 4 000 mètres d’altitude. Une hécatombe. “La moitié des esclaves sont morts de froid ou de maladie làbas”, raconte Julio, à l’ombre d’un abri, en contrebas du champ de coca. Quant aux survivants, “ils ont été déplacés dans les haciendas des Yungas”. La région –dont le nom signifie “terres tièdes” en langue quechua–, située à trois heures de route de La Paz, bénéficie d’un climat tropical. Les grands propriétai­res terriens y cultivaien­t les agrumes, le café et la feuille de coca. Jusqu’en 1952, le peuple de Julio y a vécu en esclavage. “La grande famille du coin donnait un lopin de terre d’environ 500 mètres carrés à chaque foyer. On devait survivre avec ça. En contrepart­ie, on travaillai­t pour elle gratuiteme­nt”, détaille le roi. Puis la réforme agraire, selon laquelle la terre appartient à ceux qui la cultivent, marque la fin des haciendas. “Une loi a été votée contre les ‘patrons’. Les terres ont été confisquée­s et on a été libérés.” Un décret incitant les paysans à mesurer leurs parcelles et à les faire enregistre­r est adopté. Après avoir labouré le champ, Julio remonte la montagne jusqu’au village. Angelica, la reine, a cuisiné un plat de riz, de la banane plantain bouillie et des cuisses de poulet. Attablé au rez-de-chaussée de la maison, qui fait aussi office d’épicerie –Angelica y vend de l’huile, des fruits et quelques légumes–, Julio fait part de ses regrets. “J’ai été intronisé en 1992 et, un jour, c’est mon fils qui prendra ma succession. Mais j’aimerais que notre situation évolue. J’ai plus de 70 ans et rien n’a changé pour nous. Je suis démoralisé.” Le village de Mururata se résume à quelques maisons éparpillée­s de part et d’autre de rues boueuses. Une école, aussi, le collège Franz-tamayo, qui accueille les élèves jusqu’à l’âge de 15 ans. Et une épicerie, qui vend des cigarettes à l’unité et des recharges pour téléphone portable. C’est le seul commerce ouvert aujourd’hui à Mururata, avec celui d’angelica. “Je suis allé voir le gouverneme­nt afin de demander de l’aide, mais il n’a rien fait pour nous”, déplore le roi. La culture de la feuille de coca rapporte tout juste de quoi vivre aux familles. “Avec une parcelle comme celle que vous avez vue ce matin, je peux récolter environ 100 kilos. Je vends un kilo entre 10 et 30 bolivianos (entre 0,9 et 2,7 euros, ndlr), en fonction de l’offre et de la demande.” Julio est allé deux ans à l’école, puis il a arrêté à 8 ans, au moment où sa mère lui a dit qu’il était désormais assez grand pour travailler dans les champs. Il a été élevé par son grand-père. “Mon père est décédé dans une bagarre lors d’un mariage, en 1945. Ils l’ont tué à coups de barre de fer. Il était déjà mort en arrivant à l’hôpital”, raconte-t-il froidement. Julio assure que les jeunes génération­s ont la vie moins dure: “À mon époque, les ancêtres étaient méchants avec les enfants. Mon fils, lui, est étudiant en commerce à La Paz.” Rolando, le prince héritier, arrive justement aujourd’hui. Il est rentré au village afin d’aider son père. “Je suis en troisième année à l’université. Je suis prince, mais comme tout le monde, je dois travailler en parallèle de mes études pour subvenir à mes besoins”, explique-t-il. À l’université, seulement trois Afro-boliviens l’accompagne­nt dans sa promotion. Mais le jeune prince a de grandes ambitions pour eux. “Il faut se prendre en main. Au Brésil, les communauté­s afro sont organisées et reconnues comme telles, tandis qu’ici, en Bolivie, chacun se bat avant tout pour soi.” Rolando regrette cette situation, qui bloque selon lui toute perspectiv­e d’évolution. Cet aprèsmidi, le jeune homme de 22 ans se recueille sur la tombe de son grand-père, Uchicho. Le cimetière, abandonné aux herbes folles, surplombe la vallée au fond de laquelle sinue un cours d’eau, paradis des orpailleur­s. Après ses études, Rolando aimerait voyager, avant de revenir en Bolivie et d’être intronisé. “Je veux partir à la rencontre des autres communauté­s afro-descendant­es à travers le monde afin de partager leurs expérience­s”, explique-t-il. Pour l’heure, il profite bien de ce rôle de prince, qui “attire l’attention des filles”, laisse-t-il entendre. Sur un sentier, un virage couvert de végétation offre un abri idéal pour des virées romantique­s. Des inscriptio­ns sont gravées sur les feuilles de cactus. “C’est grâce à ça que

nous apprenons qui est avec qui dans le village.” Chez la famille royale, c’est l’heure de la sieste. Après avoir étendu les feuilles de coca sur une bâche disposée au soleil, le roi va se reposer.

“Les ignorants se pincent lorsqu’ils nous voient”

Dans la vallée, chaque hacienda a donné naissance à des villages de quelques dizaines de familles. Les habitants les plus âgés se souviennen­t de l’époque des “patrons”. À Chichipa, dans la vaste cour qui fait face à la maison des propriétai­res, Alicho, 74 ans, raconte comment ceux-ci punissaien­t leurs esclaves. “Je me souviens qu’un jour, à l’âge de 8 ans, alors que j’étais monté dans un arbre pour la récolte, une cabosse est tombée sur la tête du fils du propriétai­re. Il est rentré à la maison en pleurant. Quand on est revenus ici, dans cette cour, le patron a demandé à ce que mon père et moi nous déshabilli­ons. On nous a fouettés dans le dos dix fois chacun.” Dans une vaste pièce, une presse monumental­e occupe le milieu du bâtiment. Le monstre d’acier, entouré de larges poignées, porte la date du 30 juillet 1884. L’engin servait à compresser les feuilles de coca. Les habitants de Chichipa ont décidé de conserver l’hacienda afin d’y construire un musée. “On aurait pu le détruire, mais ce serait oublier notre histoire. Cette presse est un symbole de nos souffrance­s”, explique le vieil homme. Il lève le doigt vers le ciel et ajoute: “Un peuple qui ne connaît pas son histoire ne peut pas avancer.” La communauté noire compte 30 000 personnes à travers le pays. Pour les habitants, le racisme est endémique en Bolivie. “Les ignorants se pincent lorsqu’ils nous voient. Ils pensent que cela va leur porter chance”, raconte Florencia, une femme de 73 ans née dans la vallée et qui se sent “bolivienne à 100%”. Selon Juan Carlos, 25 ans, la situation des Afro-boliviens s’est cependant améliorée depuis qu’evo Morales a pris la tête du pays en 2006 et qu’une loi contre les discrimina­tions est entrée en vigueur. “Avant sa présidence, les gens nous disaient parfois des choses comme: ‘Rentre dans ton pays, sale noir.’” Il enchaîne: “Je me battais et leur disais que c’était mon pays aussi, que j’étais noir et plus bolivien que chacun d’entre eux.” De fait, la nouvelle Constituti­on, approuvée en 2009 par référendum, qualifie la Bolivie d’état plurinatio­nal et reconnaît 36 peuples nationaux, dont les Afro-boliviens. “Cela veut dire qu’aujourd’hui, on peut

Le palais du roi, Julio Pinedo, ne comporte ni salle de réception ni serviteurs. Il tient debout grâce à quelques briques surmontées de tôle ondulée. Sa cour: la place du village

“Il faut se prendre en main. Au Brésil, les communauté­s afro sont organisées et reconnues comme telles, tandis qu’ici, en Bolivie, chacun se bat avant tout pour soi” Rolando, prince héritier

porter plainte si quelqu’un nous discrimine”, se réjouit Juan Carlos. Miguelina, 40 ans et mère de sept enfants, tempère: “C’est vrai que les choses vont un peu mieux, mais je sens toujours la différence.” Elle est assise sur le perron de sa maison. Ses pieds nus, crevassés, témoignent du labeur dans les champs. “Quand je vais en ville, par exemple, des passants se permettent de me toucher les cheveux. J’ai horreur de ça. Et les professeur­s n’aident pas les élèves noirs.” Elle aussi a une histoire familiale à raconter: “Nos grands-parents nous ont dit comment ils étaient fouettés s’ils ne récoltaien­t pas assez, reprend-elle. Ils avaient des chaînes aux chevilles. Chaque matin, il fallait faire bouillir de l’eau et nettoyer les pieds du patron. Quant aux jeunes filles, elles devaient coucher avec lui avant de se marier. C’est ainsi qu’est apparu le métissage.”

Soixante ans après l’abolition de l’esclavage, les blessures de la communauté afro-bolivienne paraissent ne pas vouloir cicatriser. Même libres, ses membres cultivent les mêmes lopins de terre qu’avant. Rares sont ceux qui ont pu s’installer en ville. Jeanette, une jeune femme de 27 ans, attend un véhicule sur le bord de la route, son bébé dans les bras. Elle se rend à l’hôpital de Coroico, pour y faire vacciner son fils. “J’ai essayé d’étudier à La Paz, mais c’était au-dessus de mes moyens, ditelle. J’espère qu’un jour, il y aura une université afro-bolivienne dans les Yungas.” Les raisons d’espérer sont minces mais quelques signes existent. En février 2017, par exemple, un commissair­e afrobolivi­en a été nommé à la tête de la police de La Paz. Depuis peu, plusieurs hommes et femmes politiques afro-boliviens siègent également au Parlement. Jeanette, au fond, en est persuadée: “C’est le début du changement.”

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 ??  ?? En février, à Chipita.
En février, à Chipita.
 ??  ?? Angelica, la femme de Julio Pinedo, devant chez elle, dans le village de Muramata.
Angelica, la femme de Julio Pinedo, devant chez elle, dans le village de Muramata.
 ??  ?? Rolando, le prince.
Rolando, le prince.

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