Allons à l’essentiel. L’interview Total du philosophe Alain Deneault.
Le philosophe canadien Alain Deneault vient de publier un ouvrage colossal sur la multinationale Total. À travers le récit fouillé de la construction d’un empire, il interroge le véritable pouvoir de grandes firmes.
Au fond, votre travail vise à démontrer que l’entreprise Total n’est plus une simple société pétrolière française… D’abord, Total n’est pas une société, mais 882 entités actives dans 130 pays. Ce n’est pas non plus une société “française” dans la mesure où 72% de ses actions sont détenus par des investisseurs institutionnels hors de France, chinois et qataris notamment. Ce n’est pas, enfin, une société strictement pétrolière, puisqu’elle est également active dans les domaines du gaz et de la production d’électricité, avec les biocarburants ou le solaire. Elle est aussi présente aujourd’hui à toutes les étapes de production de différents biens énergétiques: la recherche de pointe, l’extraction, le transport, le traitement, le raffinage, la distribution et même le courtage, c’est-à-dire la spéculation à long terme sur les valeurs d’échange de ces mêmes biens. Elle est donc un véritable pouvoir, au sens où tous ces leviers à sa disposition lui permettent de s’imposer dans n’importe quelle conjoncture pour en tirer profit.
En tant que société ‘apatride’, Total est-elle l’expression directe des conséquences de la mondialisation? Total s’en réclame explicitement. Voilà ce qu’en dit Patrick Pouyanné, l’actuel PDG: ‘Ce qui est extraordinaire dans la mondialisation, c’est que ce n’est plus un problème de capitalisme et de non-capitalisme. Il y a toujours effectivement des différences, il y a les libéraux et les moins libéraux, mais in fine nous vivons tous dans un système commun, et ceux qui veulent s’en extraire seront forcément des perdants.’ Que nous dit-on à travers ça? Que c’est fini, l’époque du débat politique gauchedroite, où l’on réfléchissait aux avantages et inconvénients du capitalisme et où l’on en faisait la critique. Aujourd’hui, tout le monde est pris dans le système de la mondialisation, qui profite à certains et nuit à d’autres mais auquel personne ne peut échapper. Désormais, ces règles ont presque une valeur naturelle. D’ailleurs, des scientifiques –financés par les multinationales– n’hésitent pas à les présenter comme aussi valables que les lois de la gravité. Or ces règleslà sont le propre du pouvoir pervers qui fait de Total une entreprise continuellement en croissance tandis que la moitié de la population mondiale vit dans l’indigence.
Pourquoi avoir choisi d’étudier Total plus qu’une autre multinationale? Total était l’une des principales firmes à ne pas encore avoir fait l’objet d’une étude de ce type. Pourtant, ses représentants sont bavards: depuis l’échec de la gestion des crises de la marée noire de l’erika et de l’explosion de l’usine AZF, Total a décidé de faire de la ‘communication’, comme on dit dans leur jargon. Les dirigeants ont donné beaucoup d’interviews dans les médias, Total s’est aussi mis à financer des universités et faire de la commandite (parrainage, ndlr) de prestige dans le domaine du sport ou de la culture: il faut être partout et s’incruster dans la vie publique comme un pouvoir autonome, une sorte d’état bis, et ce, dans un grand nombre de pays…
C’est un cas d’autant plus intéressant qu’il rencontre de plein fouet le phénomène de la crise écologique, dont Total est un symbole. C’est la preuve même du pouvoir de Total: le désastre écologique qu’entraîne l’exploitation irresponsable du pétrole dans le monde est devenu pour la firme un nouveau marché. En détruisant, Total construit son marché de demain. Le jour où les réserves seront épuisées et les infrastructures rentabilisées par tout le pétrole brûlé, Total vendra du solaire, du biocarburant et de l’électricité à partir de gaz de schiste.
Votre livre remet finalement en cause la souveraineté des États… On est aujourd’hui dans un ordre qui fait cohabiter plusieurs pouvoirs, dont deux principaux dominent: il y a encore les législations politiques, et il y a les multinationales qui se sont érigées en pouvoir autonome, capable de discuter d’égal à égal avec les États, de rencontrer Vladimir Poutine en bénéficiant d’un même protocole diplomatique, de signer un accord sur le climat à l’occasion de la COP 21, voire de poursuivre des États à l’occasion des mécanismes de règlements commerciaux. Ces multinationales évoluent à des échelles supérieures aux législations qui sont, elles, par définition, nationales. Les institutions internationales sont de leur côté régulièrement court-circuitées quand elles ne se fondent pas directement dans les intérêts des multinationales. Il n’existe pas de contrepouvoirs aux multinationales.
“En détruisant, Total construit son marché de demain”
Lire: De quoi Total est-elle la somme?, Alain Deneault, éditions Rue de l’échiquier.