Society (France)

Une fille, une histoire. Emily, l’anti-troll.

À chaque mail sexiste reçu, Emily Temple-wood, 22 ans, écrit sur Wikipédia la fiche biographiq­ue d’une femme scientifiq­ue. Sa manière de lutter contre la vague de trolls antifémini­stes proliféran­t sur Internet.

- – GRÉGOIRE BELHOSTE

Cette nuit-là, impossible de fermer l’oeil. Ce n’est pas la faute des ronflement­s des camarades ni même celle du bavardage des copines. En cette soirée d’octobre 2012, dans le dortoir d’une université jésuite implantée au nord de Chicago, Emily Temple-wood est en colère. L’étudiante, alors âgée de 18 ans, réalise à quel point les femmes scientifiq­ues sont absentes de Wikipédia, l’encyclopéd­ie en ligne à laquelle elle contribue sous le pseudo “Keilana”. Pour y remédier, elle dégaine son ordinateur portable puis tape furieuseme­nt la biographie d’ann Bishop, brillante biologiste anglaise. Premier paragraphe: sa jeunesse de chercheuse “introverti­e” et “méticuleus­e” à Manchester. Deuxième paragraphe: ses recherches sur le parasite de la malaria. Troisième paragraphe: les “honneurs” et la “postérité”, dont la bourse créée en son nom par un laboratoir­e de biologie. Dernier clic à 2h du matin. La page Wikipédia est enfin en ligne. De quoi s’endormir paisibleme­nt, le devoir accompli.

“À l’époque, il existait 1 600 biographie­s de chercheuse­s. Aujourd’hui, nous en sommes à 5 972”, crâne désormais Temple-wood, 22 ans, depuis sa chambre d’étudiante ornée d’une grande affiche de Boba Fett. En plus de suivre des études en biologie moléculair­e, elle est à la tête du Wikiprojec­t Women Scientists, un projet collectif regroupant près de 95 contribute­urs, hommes et femmes confondus, tous réunis pour écrire des fiches biographiq­ues sur des grandes dames de la science. Parmi les oublis majeurs réparés par la task force: des fiches pour la généticien­ne Barbara Mcclintock, prix Nobel de médecine en 1983, ou pour Rosalyn Scott, première chirurgien­ne thoracique afroaméric­aine. Comme un effort pour rétablir la balance sur une plateforme où seules 15% des biographie­s concernaie­nt la gent féminine en 2015. Pour Temple-wood, le projet revêt aussi une dimension plus personnell­e: à chaque mail sexiste reçu, elle prétend écrire un article sur une chercheuse. Une manière de rétorquer aux trolls machistes qui ne cessent de la harceler. “Je reçois souvent des mails me traitant de ‘pute’ ou de ‘sale chienne’, d’autres du genre ‘tu suces tous tes amis’, explique-t-elle. J’ai reçu les premiers quand j’avais 13 ans, à l’époque où je n’avais même pas encore embrassé un garçon sur la bouche. Certaines personnes me traitent à la fois de juive et de nazie. Pas très intelligen­t, hein? Ces messages sont envoyés par des inconnus, des gens du mouvement ‘Alt-right’, voire parfois par d’autres contribute­urs de Wikipédia.” Pourquoi tant de haine? Sa forte présence en ligne (plus de 57 000 edits à son actif ) l’exposerait à un déferlemen­t de propos misogynes. “Les trolls détestent les femmes ayant du succès parce qu’elles leur font peur, avance Temple-wood, entre deux gorgées de Monster Energy. Or moi, je suis une femme qui gagne et j’écris sur les femmes qui remportent des prix Nobel.”

Emily contre les haters

Emily a découvert Wikipédia à l’âge de 12 ans. Elle a d’abord créé une page consacrée à sa petite soeur où elle la traitait de “stupide abrutie”. Avant de réaliser que le site collaborat­if possède une réelle utilité: tout le savoir humain est à portée de clics, mais surtout chacun peut contribuer à rendre l’encyclopéd­ie plus juste. Après l’école, Temple-wood annote des pages sur The Clash ou U2, les groupes favoris de son père, mais aussi sur l’histoire militaire ou l’astrologie. À 13 ans, elle est promue au rang d’administra­trice, poste qu’elle occupe durant neuf ans. Élève studieuse, elle remporte un an plus tard le concours de dictée de Chicago. Mais déjà, il faut composer avec les haters. Parce qu’elle refuse de prêter serment devant le drapeau américain, ses camarades de classe la traitent de “communiste”. “J’étais juste un peu socialiste, rit-elle désormais, avant de cogner contre Trump: Notre président lui-même est un troll. Alors forcément, depuis qu’il est élu, certains pensent qu’il est plus acceptable d’être raciste et sexiste sur Internet.” Qu’importe, 2016 a marqué la consécrati­on pour Temple-wood. Elle a reçu le prix de “Wikipédien­ne de l’année” aux côtés de celle qu’elle nomme sa “Wiki maman”, Rosie Stephenson-goodknight, autre contributr­ice engagée dans la lutte féministe. La récompense en a appelé une autre: Emily Temple-wood possède désormais sa propre fiche biographiq­ue sur l’encyclopéd­ie en ligne. Attention aux trolls.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France