Retour à Forbach
En 2014, Florian Philippot arrivait en tête au premier tour des municipales de Forbach, en Moselle. Un événement déclencheur pour le documentariste Régis Sauder, qui décidait alors de revenir sur ses terres d’enfance pour comprendre les raisons de cette c
Vous expliquez que c’est le bon score du FN aux municipales à Forbach qui vous a poussé à tourner ce documentaire. Ce résultat vous a-t-il surpris? Non, je m’y attendais un peu: Forbach, en soi, n’est que l’exemple d’un lieu comme plein d’autres où l’abandon des services publics et de nombreux autres problèmes ont nourri le terreau du Front national, qui a pu se développer en stigmatisant un ennemi présenté comme la source de tous les maux. À Forbach, beaucoup de choses se sont écroulées, dont la mémoire. Par exemple, au moment des élections, personne n’a songé à rappeler qu’une des rues principales de la ville avait été renommée Adolf Hitler Strasse (rue Adolf-hitler, ndlr) sous l’occupation (la Moselle a été annexée à l’allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, ndlr). Beaucoup ne le savent pas, notamment chez les jeunes. J’ai d’ailleurs été très touché par le décès, peu de temps après l’avoir interviewer pour mon documentaire, du dernier historien de la ville: ça symbolise la disparition d’une mémoire importante. Et si l’on ne continue pas la transmettre, elle va disparaître.
Au fil des témoignages, on croit comprendre que la parole du FN se répand et se libère à Forbach. Pourtant, on ne voit personne en parler face à la caméra… Je n’ai pas voulu mettre de visages sur ce discours-là. C’est très facile d’aller caricaturer quelqu’un qui tient des propos racistes ou des analyses simplistes. Et je ne voulais pas stigmatiser ou accabler des gens qui, en votant Front national, expriment une détresse. Le but de ce documentaire était plutôt d’analyser la sédimentation des problèmes, de la domination sociale, de la souffrance, qui a permis au discours du FN de prospérer. Forbach a été énormément filmée au moment des élections, et il y a eu beaucoup de caricatures de la part des journalistes. La ville en a beaucoup souffert et je voulais être plus nuancé que ça.
Il y a d’ailleurs un mot qui revient souvent dans la bouche des gens dans votre film: “honte”. De quoi a-t-on honte quand on vient de Forbach? On a honte de son accent. Il est stigmatisant. On a honte de son origine sociale. On a honte de ne pas avoir un grand-père universitaire comme d’autres, mais mineur. Certains, là-bas, évoquent cette fierté, mais je ne sais pas si l’on peut en être fier. Je suis admiratif de l’homme qu’était mon grand-père mais pas parce qu’il était mineur. Mineur, c’est un métier asservissant, difficile, il y a perdu un poumon. J’ai vu à travers lui les dégâts de l’esclavage moderne. Mais cette fierté, c’est un peu le reflet de l’époque actuelle: on a le sentiment que l’avenir est sombre, donc on se replie dans la douceur d’une époque qui n’existe plus. Et on édulcore la violence de cette époque rêvée. Car la mine, c’était quelque chose de violent. Si Forbach doit revivre, je préférerais que ça soit par une activité moins brutale que le charbon. La durée de vie des gens n’était pas très élevée, les gens mouraient de l’asbestose (maladie pulmonaire causée par l’amiante, ndlr), l’alcoolisme était très répandu...
Dans votre film, vous avez intégré beaucoup de plans de commerces qui ferment, de rues vides avec quelques voitures qui passent. Qu’est-ce que vous vouliez dire? La raréfaction des commerces est directement corrélée à l’émergence du FN. Quand on fait le choix d’accepter la satellisation de tous les commerces, on abandonne l’idée de pouvoir se déplacer d’une enseigne à l’autre dans une ville et donc de mélanger les gens. Quand j’étais enfant, ma grand-mère vivait dans les tours du bas de la ville, et il y avait des services publics, des antennes associatives. Aujourd’hui, tout ça a disparu. Dans ces quartiers s’est développé un fort sentiment d’abandon. En montrant Forbach, c’est aussi une France que je montre: toutes ces villes moyennes accablées des mêmes maux, avec des frontières géographiques bien visibles comme la cité, ses tours et le haut de la ville, où habite la bourgeoisie locale. Il y a des choix politiques à faire si on veut renouer avec le vivre-ensemble.
Pourquoi avoir inclus dans les dernières minutes un extrait du discours de François Hollande à Forbach en 2012? Parce qu’il est très symbolique des discours politiques: des promesses faites dans des lieux où l’on ne reviendra pas. Alors qu’aujourd’hui, au contraire, on a besoin que ces promesses soient tenues. Même si certaines choses ont été accomplies –et j’en suis convaincu–, il y a des promesses qui ont été faites durant ce quinquennat qui n’ont pas été tenues. C’est important, à la veille d’élections, de rappeler aux politiques leurs responsabilités.
Retour à Forbach a été tourné sur deux années, entre 2014 et 2016. Qu’est-ce qui a changé entre ces deux dates?
Le rapport à la frontière, clairement. Je me rappelle que quand j’étais enfant, à Forbach, il y avait un poste-frontière avec des douaniers allemands. Dans ma représentation des choses, c’était quelque chose d’inquiétant. Puis, il a disparu. Et là, c’est comme s’il était revenu: le discours anxiogène est délivré partout, mais à Forbach la frontière est là, physiquement, et cela alimente encore plus d’angoisses. Et à l’inverse, qu’est-ce qui s’est amélioré? Je crois que les choses s’améliorent à l’échelle individuelle. C’est aussi ce que j’ai essayé de montrer. J’ai retrouvé làbas des gens qui se battent. Par exemple, la ville a positivement accueilli des familles de réfugiés, avec des cours de français donnés par des bénévoles. C’est un bon signe. Je me suis aussi longuement entretenu avec le maire de Forbach, qui est polonais. Il me racontait qu’il y a plusieurs décennies, les Polonais avaient été accueillis comme des merdes à Forbach, au même titre que les Italiens. Donc c’est une chose heureuse de voir qu’une ville comme ça soit aujourd’hui administrée par un Polonais. Il y a aussi une nouvelle bibliothèque. Et Forbach a reçu une troisième fleur au classement des villes fleuries. C’est une amélioration (sourire).
“Quand on fait le choix d’accepter la satellisation de tous les commerces, on abandonne l’idée de mélanger les gens”