FERMEZ LE BANC
C’est l’histoire d’un banc. Mais c’est bien plus que cela. À Alfortville, un simple banc installé devant un lycée était devenu l’objet de rivalités entre jeunes de la ville et de Choisy-le-roi. Alors, on l’a retiré. Pour apaiser les esprits. Mais surtout
Le banc de la place Sanbenedetto-del-tronto, à Alfortville, n’avait rien de spécial mais il était comme un phare. On savait, en le dépassant, que l’on entrait dans le quartier des Alouettes, dont les grandes tours se faisaient plus nettes au fur et à mesure que l’on progressait en direction du sud, jusqu’à effacer complètement les pavillons. Pourtant, l’hiver dernier, des jeunes originaires des villes voisines avaient pris l’habitude de s’y installer et d’y rester jusque tard dans la nuit. Les plus téméraires poussaient même parfois le vice jusqu’à occuper les halls les plus proches. Les jeunes des Alouettes n’ont pas mis longtemps à réaliser qu’ils devaient réagir rapidement à ce qui était, à leurs yeux, une provocation. Le lundi 20 février à 10h30, quand O., un jeune de Choisy-le-roi s’est assis sur le fameux banc, un groupe de locaux est venu le voir pour lui expliquer que les règles avaient changé. Ce banc était le leur. Désormais, ils ne tolèreraient plus la présence d’étrangers. O. est revenu à 11h40 avec des amis de Choisy. Une rixe a éclaté entre les deux bandes. Deux Alfortvillais, mineurs, ont été grièvement blessés. Le premier a reçu des coups de batte de base-ball à la tête et un coup de couteau au bas des fesses. Dix jours D’ITT. Le deuxième a reçu un coup de couteau en haut de la cuisse et a paré un coup de batte de baseball avec son bras. Sept jours D’ITT. Les policiers ont saisi différentes armes sur les lieux, procédé à plusieurs interpellations. Dans leur rapport écrit, ils décrivent l’origine de la bagarre dans les termes suivants: “Les jeunes d’alfortville, quartier des Alouettes, avaient décidé qu’aucun jeune issu des autres communes, même scolarisé au lycée [situé juste en face], n’avait le droit de rester sur cette place.”
Des “city-stades” pour avoir la paix
Quand le maire d’alfortville, Luc Carvounas (PS), a appris qu’une bagarre avait éclaté place San-benedetto-del-tronto, il a d’abord pensé qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre des jeunes de sa ville et d’autres de Maisonsalfort. Les deux communes, autrefois réunies en une même ville, se sont séparées il y a 132 ans, au moment de la construction d’une voie de chemin de fer. Carvounas, en poste depuis 2012, a l’habitude des histoires de territoire. Il a grandi dans le quartier des Alouettes. “Depuis que je suis petit, c’est la bande de Liberté, à Maisons-alfort, contre celle des Alouettes, raconte-t-il. La querelle passait de génération en génération comme dans un village corse, sans aucun sens. Mais avec Choisy, il n’y avait jamais eu aucun problème.” Depuis 35 ans, c’est avec un quartier de Thiais que les jeunes de Choisy sont en bisbille. Les villes d’alfortville et de Choisy-le-roi se ressemblent. Reliées par la Seine mais séparées par l’a86, elles comptent toutes les deux un peu moins de 50 000 habitants et font face à des problématiques similaires. Des quartiers dits sensibles, dont certains relèvent de la politique de la ville ; l’arrivée imminente du Grand Paris et les bouleversements que cela entraîne ; la difficulté de faire cohabiter des populations aux origines culturelles, religieuses et sociales différentes au moment où la tendance générale pousse au repli sur soi. Récemment, le maire Carvounas a commandé une étude sur sa ville. Il voulait notamment savoir si la notion de territoire était importante pour ses concitoyens. Concrètement, s’ils se sentaient plus attachés à leur ville ou à leur quartier. Les résultats ont sonné comme une victoire. “Ici, les gens se considèrent comme faisant partie d’une ville avant de faire partie d’un quartier, vante-t-il. La prochaine étape, c’est d’arriver à dépasser les différences entre les villes voisines, puis les villes éloignées, et ainsi de suite...” À Choisy-le-roi, cela fait longtemps qu’hassan Aoummis s’inquiète de la même chose. Adjoint au maire en charge du sport et de l’éducation à la citoyenneté, professeur de littérature, il en est à son deuxième mandat en tant qu’élu. “À un moment, dans l’histoire des banlieues, ditil, on a été portés par la facilité. On considérait que la jeunesse était génératrice de crispations, et pour éviter ces crispations, on répondait au coup par coup à leurs demandes, qui avaient finalement trait à un quartier.” Pour illustrer son propos, M. Aoummis évoque les stades de foot, les “city-stades”, que les villes de toute la France se sont empressées à une époque de construire au milieu des cités. “L’objectif, c’était la paix sociale, soupire-t-il. C’est normal que les jeunes s’approprient leur terrain de foot, mais quand on se l’approprie trop, on reste dans un ancrage de quartier, on voit son territoire de façon exclusive. Et le danger qui guette, c’est une logique d’enfermement. Bien souvent, c’est ce qui s’est passé. Pas qu’à Choisy, partout.” Lors de la précédente mandature, la ville de Choisy a décidé de détruire le city-stade d’une cité du centre-ville. Les jeunes ont protesté. Ils ont
raconté à Hassan Aoummis que ce terrain portait leur histoire, celle des plus grands, celle du quartier. Un soir, un débat a été organisé. Il a duré jusqu’à 22h. Aoummis a tenu bon. Il a expliqué que détruire le terrain obligerait les jeunes à sortir de leur cité, les pousserait à s’approprier les aménagements tout neufs que la ville venait de faire, à se mélanger aux autres Choisyens. Les jeunes ont fini par comprendre. Ils étaient même d’accord. Le city-stade a été détruit. “Le combat politique que l’on mène aujourd’hui est dirigé vers l’ouverture. Si on fait quelque chose dans un quartier, ça ne doit pas être pour y enfermer les habitants. Il y a le risque de ne pas se faire comprendre, mais la parole politique doit insister sur l’ouverture.” Aujourd’hui, les jeunes de la cité en question jouent au foot dans un gymnase neuf où se mêlent des habitants de différents quartiers de Choisy. Des animateurs sont là pour encadrer les plus jeunes.
Ouvrir les portes du lycée
Au départ, le banc de la place San-benedettodel-tronto, à Alfortville, était à tout le monde. C’était un banc en bois, comme n’importe quel banc en bois. Celui-là était coincé depuis une vingtaine d’années entre une poubelle et les grilles de la mairie annexe, juste en face du lycée Maximilien-perret. Il n’y avait pas de règles, les choses s’étaient organisées d’elles-mêmes. Le matin, les anciens s’y arrêtaient pour se reprendre d’avoir trop traîné le Caddie rempli de courses. La journée, c’était au tour des lycéens. Puis, en fin d’après-midi, les jeunes du coin s’y installaient. Il n’y avait jamais d’histoires. Quand le lycée a ouvert ses portes il y a 20 ans, la cohabitation ressemblait pourtant à une utopie. “Le pari de départ, c’était de construire ce lycée aux portes d’un quartier sensible, rembobine Luc Carvounas. Les parents avaient peur. Et ça s’est mal passé les deux premières années. Pendant deux ans, en fait. Il y a eu pas mal de caillassages”. Les jeunes des Alouettes considèrent alors que ce lycée, qui propose des cursus prestigieux, n’est pas pour eux et n’a rien à faire là. Peu après l’inauguration, on tire à balles réelles sur les vitres du rez-de-chaussée. Le proviseur de l’époque décide d’ouvrir les portes de l’établissement pendant les vacances scolaires, organise différents ateliers. Les surveillants sont recrutés dans les environs. Des partenariats se nouent avec la bibliothèque du quartier, le conservatoire. Plusieurs professeurs décident de s’installer sur place. Les barrières tombent les unes après les autres. “De fil en aiguille, tout le monde s’est approprié le bâtiment”, explique Carvounas. Le lycée Maximilien-perret s’est en réalité transformé en même temps que la ville. Depuis toujours, Alfortville est divisée entre le nord et le sud. La frontière, située au niveau du pont du Port-à-l’anglais, qui relie la ville à Vitrysur-seine, de l’autre côté du fleuve, était aussi invisible qu’infranchissable. C’est justement grâce à la Seine, qui longe toute la commune, qu’alfortville est en train d’assurer une continuité. Les berges, longtemps laissées à l’abandon, ont été réaménagées ces 30 dernières années. Une plage a remplacé une ancienne friche. La promenade y est désormais agréable, et l’on parcourt les 4,5 kilomètres le long du fleuve en passant d’un quartier à un autre sans même sans rendre compte. “Mieux vivre ensemble, c’est compliqué et pas compliqué en même temps, dit le premier élu d’alfortville. Il faut juste avoir les bonnes personnes aux bons endroits. Ce ne sont pas des projets sur un bout de papier qui feront les choses. Nous, il fallait par exemple que l’on ait ce proviseur à ‘Max P’ qui comprenne que l’intérêt de tous, c’est d’ouvrir les portes de son établissement sans avoir l’autorisation de qui que ce soit. Il faut aussi un fort maillage associatif qui pousse à ne pas rester dans les quartiers. Si une association créée par des jeunes d’un quartier s’installe en centre-ville, toute la ville en bénéficiera, et ils seront obligés de sortir de chez eux.” Bientôt, les dernières tours des Alouettes seront détruites, la cité continuera sa transformation. “Les gens doivent avoir accès au beau, poursuit le maire. S’ils ont accès au beau,
“Le combat politique que l’on mène aujourd’hui est dirigé vers l’ouverture. Si on fait quelque chose dans un quartier, ça ne doit pas être pour y enfermer les habitants” Hassan Aoummis, adjoint au maire de Choisy-le-roi
ils le respectent. S’ils le respectent, ça donne envie à des commerces de s’installer.” Il y a peu, lors d’une réunion à la mairie, un nouvel arrivant en ville a alpagué le maire. Il lui a dit qu’il entendait encore les anciens parler de frontière entre le nord et le sud, mais que lui ne la voyait pas. “Je lui ai répondu que je ne lui dirais pas où est cette frontière, que c’était tant mieux s’il ne se rendait compte de rien.” Une BRED va bientôt ouvrir à côté des Alouettes. Depuis la création de la ville, c’est la première banque à s’installer dans le sud d’alfortville. Avant, il fallait marcher dix minutes vers la rue Étienne-dolet pour retirer de l’argent.
L’importance du dialogue
À Choisy aussi, il a fallu faire l’effort de penser la ville comme une entité. “Faire des quartiers prioritaires, ça a pu être intéressant pour accompagner la population, mais ça a consisté à penser la ville à travers un zonage, déplore Aoummis. Le problème, c’est que ces décisions venaient d’en haut, alors qu’à la base, les gens ne souhaitent pas rester dans l’entre-soi. Quand on réside dans un quartier prioritaire, on devient un citoyen particulier, et c’est un problème. Cette identité peu reluisante, certains l’ont assumée, se sont construits là-dessus pour se retrouver dans l’opposition, le ‘nous contre eux’. Cette éducation malsaine est à l’oeuvre depuis trop longtemps. Et on réalise aujourd’hui que ça n’a rien changé dans la réalité des quartiers.” Malika Benkahla, adjointe au maire chargée de la vie associative, des droits de l’homme et des actions contre les discriminations, a aussi beaucoup travaillé pour rendre la parole aux habitants de Choisy. “Depuis les attentats, on est dans une période posttraumatique, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Tout le monde a son avis, mais il y a beaucoup de non-dits, d’évitement. Le travail politique qui doit être mis en place, c’est de faire en sorte qu’on puisse verbaliser tout ça sans avoir peur des mots durs, et encore moins de la confrontation.” Pour rendre hommage aux victimes de la tuerie de Charlie Hebdo, Madame Benkahla a organisé une conférence “Laïcité et cohésion sociale”. Elle pensait que cela n’intéresserait pas grand monde mais espérait pouvoir faire dialoguer les gens sur des sujets parfois considérés comme gênants pour les uns ou les autres. “Identifier les sources du malaise et essayer de les dépasser ensemble”, glisse-t-elle. Cent trente-sept personnes étaient présentes à la conférence – salle comble. “À un moment, des femmes se sont levées pour dire que le port du voile les dérangeait, se souvient-elle. Il y avait des femmes voilées dans l’assistance. Elles n’étaient pas du tout outrées, elles pouvaient même comprendre. Une d’entre elles s’est levée, a répondu, il y a eu un échange. À la fin, la discussion a continué devant la salle, elles ont échangé leur numéro.” Elle ajoute: “Ce travail qu’on est capables de faire dans le cadre d’une échéance électorale –faire du porte-àporte, aller à la rencontre des gens, les écouter, leur parler, ne pas les oublier– parce qu’on veut qu’ils votent pour nous, il faut être en capacité de le faire tout le temps.” “Cette histoire de banc est totalement absurde parce qu’elle oppose des jeunes qui écoutent la même musique, fument les mêmes joints, portent les mêmes habits et ont les mêmes origines sociales, regrette Aïmen, un ancien éducateur de Choisy. Elle pose en fait une question toute simple, qui se pose dans nos banlieues, mais qui se pose en fait partout en France: comment fait-on pour voir ce qui nous rassemble avant ce qui nous différencie?” Trois jours après la bagarre entre les jeunes de Choisy et d’alfortville, O. a été arrêté chez lui. Une image de vidéosurveillance semble faire de lui “l’homme à la batte de base-ball”. Aux enquêteurs, il déclarera être rentré chez lui après avoir été évincé du banc, puis être retourné au lycée au moment où la rixe éclatait, niant toute implication. Le soir même, Luc Carvounas a réuni parents d’élèves, éducateurs spécialisés, personnel éducatif et police pour une réunion. Une semaine plus tard, le 2 mars, le banc de la place San-benedetto-del-tronto était retiré par les services de la ville. La police pense désormais qu’une histoire de trafic de drogue est à l’origine de l’affrontement.
“Cette histoire de banc est totalement absurde parce qu’elle oppose des jeunes qui écoutent la même musique, fument les mêmes joints, portent les mêmes habits et ont les mêmes origines sociales” Aïmen, un ancien éducateur de Choisy