Society (France)

LA VALLEE INSOUMISE

REBELLE C’est un endroit à part, reculé, vallonné, inaccessib­le et libre. Au coeur de la vallée de la Roya, dans le départemen­t des Alpes-maritimes et à deux pas de la frontière avec l’italie, on se souvient de l’esprit des années 70 résolument hippie, et

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN ET PIERRE BOISSON, DANS LA VALLÉE DE LA ROYA PHOTOS: YOHANNE LAMOULÈRE POUR

Claudine gravit pas à pas l’escalier d’un petit immeuble en crépi beige de Tende, au nord de la vallée de la Roya. Au quatrième étage se trouve l’appartemen­t de son amie “Dédé”, Andrée Gallo. Pas besoin de frapper, la porte est toujours ouverte. Petite femme blonde et énergique, Dédé est assise devant son ordinateur, au milieu d’un salon orné de plantes vertes, de statuettes et de masques africains. Elle a le teint hâlé: elle revient tout juste du Burkina Faso, mais n’a pas le temps d’en parler. La veille, elle a passé la nuit en garde à vue à Vintimille, du côté italien de la frontière, à 45 kilomètres. Elle vient de mettre le point final au récit de cette aventure, qu’elle se propose de lire à haute voix. “On t’écoute”, dit Claudine, soudain sérieuse. Dédé: “Hier soir, notre tour de maraude avec Michel, André et des Niçois. Préparatio­n d’un succulent couscous et d’un thé au lait bien chaud. Départ vers 18h, il fait beau, nous sommes en forme et pleins d’entrain. Arrivée parking Lidl de Vintimille. Un groupe d’une dizaine de migrants arrive, distributi­on, discussion. Au bout de quelques minutes, deux véhicules de police (italienne) arrivent, on nous demande nos papiers, on nous signale que nous sommes en infraction, on nous fait comprendre que nous avons été dénoncés et on nous conduit au commissari­at, où nous passons près de quatre heures. Empreintes, mesures, photos et PV. On nous questionne sur nos motifs, depuis quand, pourquoi. Ils préviennen­t que les charges seront lourdes si nous persistons. Enfin, on nous libère. Policiers courtois semblaient sincèremen­t désolés. Donc vigilance pour ce soir.” Dédé est née ici, dans cette vallée à cheval entre l’italie et la France. Claudine, elle, est venue y vivre. Ensemble, elles viennent en aide aux migrants depuis un an et demi. Elles sont à la fois enjouées et tourmentée­s. Elles s’inquiètent du sort de ces naufragés qui errent à travers les montagnes, souvent la nuit, le long des routes ou des voies ferrées. En même temps, elles partagent cette fierté de se battre pour leurs idées, comme elles l’ont toujours fait. À l’heure du goûter, quand d’autres jouent au rami, les deux copines discutent de ce “combat” qui en rappelle d’autres, mémorables: celui contre l’ouverture de mines d’uranium dans les montagnes, la défense des écoles publiques, du bureau de poste, des lignes de train, le refus d’un tunnel qui aurait transformé la vallée en autoroute pour l’italie. Ou encore cet aprèsmidi des années 90, quand elles ont empêché Jean-marie Le Pen d’atterrir dans leur vallée. “Il voulait se poser en hélico à la gare de Tende. On a fait une marée humaine, avec les gosses, pour l’empêcher de se poser. Il a fini par partir, après nous avoir fait un bras d’honneur. Ah, on a fait la fête! Ce qu’on fait aujourd’hui avec les migrants, ça s’inscrit dans une continuité.”

L’histoire de la Roya remonte, si l’on en croit les légendes du pays niçois, à l’épopée d’hercule. Au cours de son expédition pour réaliser ses douze travaux, le demi-dieu grec, écoutant les doléances de la population qui avait tant de mal à se frayer un chemin à travers les montagnes, prit sa massue et aplanit les Alpes. Dans sa petite maison nichée derrière la cathédrale baroque de Tende, le prêtre ouvrier Françoisxa­vier Asso, 75 ans, raconte l’histoire avec jubilation. C’est ainsi qu’il a terminé sa prise de parole du 10 février 2017 devant le tribunal de Nice: “Cette massue d’hercule, c’est nous. Yes we can!” Ce jour-là, Cédric Herrou, un agriculteu­r de Breil-sur-roya, venait d’être condamné à 3 000 euros d’amende avec sursis pour avoir aidé des migrants. Depuis, la vallée et l’engagement de ses habitants sont devenus célèbres dans le monde entier. “J’ai même reçu la télé danoise et des journalist­es du New York Times”, raconte Cédric Herrou en haussant les épaules. À l’heure où la peur de l’autre semble avoir été érigée en programme politique internatio­nal, les villageois de Saorge, Breil, La Brigue et Tende ont choisi d’être ceux qui disent non quand tout le monde dit oui. Il s’agit là d’un combat “universel” pour le père François-xavier Asso, puisqu’il n’est finalement question que du rapport à l’autre et de l’égalité des hommes. “Aider les migrants, c’est l’évangile même”, résume-t-il. Né à Nice, habitant de la Roya depuis 1987, cet ancien prêtre ouvrier s’est fâché avec beaucoup de monde depuis qu’il a voulu ouvrir les portes des églises aux réfugiés. Comme les autres, il risque des amendes, et même la prison. “Cela ne me fait pas peur, dit-il. Je prêche la désobéissa­nce civile quand les lois sont injustes. La politique est censée organiser le vivre-ensemble, mais on a un devoir de suppléance. Quand le pouvoir public ne fait pas, l’église a le devoir de faire. S’il faut lutter contre l’état, on luttera contre l’état.”

De la beuh et des mecs à poil sur des chevaux

Les rayons du soleil percent au-dessus des montagnes, réchauffan­t les taches de neige qui persistent encore ici et là. Claudine reçoit cette fois chez elle, une maison aux allures de cabane entourée de champs et de vergers, à la sortie de La Brigue, à quelques kilomètres au sud de Tende. Ce matin, elle a passé une heure à chercher des migrants qui ont disparu alors qu’ils marchaient le long du chemin de fer, puis à éviter les gendarmes. Elle semble décontenan­cée par l’absurdité de la situation: des policiers poursuivan­t des retraitées qui poursuiven­t des réfugiés pour leur donner à manger. Pourquoi les habitants de la Roya aident-ils les migrants quand partout ailleurs on les craint, les rejette, les accuse? Claudine répond en sortant un lourd album photo en cuir matelassé. On y voit des jeunes en noir et blanc, beaux et lumineux, perdus dans les montagnes. Des clichés qui appartienn­ent à une autre histoire de la Roya, déjà presque oubliée, quand la vallée était un refuge pour la génération postmai-68 qui voulait s’épanouir différemme­nt et expériment­er la vie en communauté: des Allemands précurseur­s de l’écologie politique, des anarchiste­s, des étudiants et tous ceux venus chercher la liberté. “C’était une belle époque”, retrace Claudine. Elle s’est installée ici en 1977 avec ses filles jumelles et leur père, dans d’anciens bâtiments de l’armée italienne. “Ça s’appelait les Poudrières, ça commençait bien. On a trouvé que c’était super comme nom.” Les Poudrières, c’était une douzaine de copains, une poignée de bâtisses en pierre et une vie strictemen­t communauta­ire: les repas, l’élevage des bêtes, les potagers, les réparation­s. “On mettait tout en commun mais on n’avait pas d’argent, c’était facile, poursuit Claudine. Mes deux filles ont grandi là-bas, on les a élevées tous ensemble, elles avaient plein de papas et de mamans.” À l’époque naît une autre grande communauté dont on parle encore dans la vallée comme d’un mythe: Castou. Quelques vieilles maisons en pierre entourées de tipis et de tentes

“Je voyais ces gars, des Noirs, errer en bas de chez moi. Je me suis renseigné. Il faisait froid, j’en ai pris quelques-uns à la maison. Pour moi, au départ, c’était du bon sens” Cédric Herrou

plantés dans le secret des sommets. L’endroit a été évoqué par Michel Houellebec­q dans Les Particules élémentair­es. Son personnage Marc Djerzinski y rend visite à Janine, sa mère mourante, et y rencontre deux énergumène­s: “Hippie-le-noir” et “Hippiele-gris”. Mais Castou, c’est encore Violette qui en parle le mieux. “Il y avait beaucoup de musiciens, de beuh et des mecs à poil sur des chevaux”, résume-t-elle. On la trouve dans un appartemen­t sens dessus dessous de Saorge, la commune la plus proche. Elle y vit avec ses cinq chats, sa guitare électrique, un tas d’affiches et de photos de ses groupes de punk. Violette a passé dix ans à Castou. C’est elle qui y a amené, en 1990, une autre célébrité: Loran Béru, guitariste et fondateur de Bérurier noir, le célèbre groupe de punk français qui, à l’époque, venait de se séparer. “Je suis tombé sur 300 personnes pieds nus, se souvient-il aujourd’hui. J’ai pris ma claquasse. J’y suis resté bloqué pendant treize ans. Làbas, tu pouvais vivre comme un Indien. C’était sauvage.” Il poursuit: “Tout le monde avait un jardin, des ânes, des chevaux. Il y avait des gens éparpillés un peu partout dans les montagnes. On organisait des grandes fêtes. On arrivait tous avec des grands plats, certains avec des tourtes sur la tête, on faisait de la bière artisanale. L’effervesce­nce était énorme.” Il n’y a aucune règle à Castou, mais quelques rituels. Tôt le matin, quand un “Boooom!” résonne dans les montagnes, les habitants sortent de leur tente pour fumer le premier bang de la journée dans la salle commune. “Le soir, il y avait une bouffe, on cuisinait et on mangeait ensemble, déroule Violette. C’était par terre, assis en tailleur, et après on jouait de la musique pendant des heures et des heures, tout le monde était complèteme­nt stone… Moi je ne fumais pas, mais j’étais bien.” Loran raconte les levers avec le soleil, l’entretien du jardin, la coupe du bois, la “liberté”. “Je m’étais fixé un défi personnel: savoir si je pouvais vraiment vivre sans le système. C’était une question très importante pour moi. Et oui, c’était possible. Je n’avais pas besoin d’aller dans les bars, je marchais des heures dans la forêt, 20 kilomètres par jour. Je voulais atteindre un nid d’aigle, il fait ça sur des crêtes dans des endroits inaccessib­les. Je me suis approché à 50 mètres, jamais plus près. Pendant un an, je me suis fait un délire d’être gardien du feu, de ne jamais le laisser s’éteindre.” Deux de ses enfants naissent sur place, au coin du feu. L’accoucheme­nt se fait loin de tout hôpital, assisté simplement d’une “chevrière” en cas de problème.

Quand Dédé a vu les hordes de hippies débarquer dans sa vallée, elle s’est sentie respirer, attirée par ces “gens plus ouverts”. Elle a commencé à porter des robes à fleurs, sous l’oeil suspicieux de sa mère. Puis a participé elle aussi aux fêtes démentes dans les montagnes. “Ils m’ont apporté un air nouveau, leur façon de vivre, la poésie, le côté intellectu­el aussi, c’étaient des gens avec qui on pouvait échanger des choses. Mais pour le reste de la vallée, ce qui est différent fait peur. On a du mal à accepter l’étranger. On voulait bien regarder Les Valseuses, mais après…” Ces nouveaux arrivants, les “Recampums”, comme ils ont été baptisés en patois local, font en effet grincer les dents des autochtone­s. “Les chasseurs mettaient des affiches qui disaient: ‘À quand l’ouverture de la chasse aux Indiens?’” se souvient Loran Béru. On raconte que leurs enfants apportent des poux à l’école, on fantasme sur la drogue et sur l’amour libre. “Les mecs venaient rôder autour des Poudrières, mais il se sont vite ramassés, se marre Claudine. Les nanas, fallait pas trop les chatouille­r.” Autochtone­s et Recampums se regardent alors en chiens de faïence. La faute à l’esprit de clocher de la vallée mais aussi aux nouveaux venus. “On faisait tribu, tous habillés pareil, on était sans doute un peu fermés, analyse aujourd’hui Claudine. On essayait de rencontrer les locaux, mais maladroite­ment.” Paradoxale­ment, c’est avec les anciens qu’ils tissent les liens les plus forts, les bergers et les paysans qui regardent avec un certain attendriss­ement ces jeunes venus des villes désireux de vivre dans la frugalité et la rusticité d’autrefois. Loran noue ainsi une amitié avec un vieux berger qui n’est pas redescendu dans la vallée depuis 1956. “Je lui disais: ‘Ne redescends pas, tu vas te prendre une claque’, rigole-t-il. Les vieux hallucinai­ent de nous voir vivre comme eux. Alors que la génération des 35-50 ans ne comprenait pas qu’on renie le confort matériel, tout ce pour quoi elle s’était battue.” Au fil des années et des installati­ons, les néoruraux font des enfants, le rapport de force démographi­que s’inverse. À Saorge, les hippies tentent même de prendre la mairie en 1995, avec le soutien de quelques autochtone­s comme René Dahon, un natif de la vallée aux cheveux grisonnant­s, qui sera lui aussi jugé en mai 2017 pour avoir aidé des migrants. “À quelques voix près, on a failli fonder une commune libre”, remet Loran Béru.

Jouer au chat et à la souris avec les gendarmes

La Roya a quelque chose d’une enclave imprenable. Il y règne une atmosphère de bout du monde, un air de liberté que même la nature, rocailleus­e, verdoyante, sauvage, semble exprimer. Est-ce à cause de son emplacemen­t

“Je m’étais fixé un défi personnel: savoir si je pouvais vraiment vivre sans le système. C’était une question très importante pour moi. Et oui, c’était possible”

Loran Béru, ancien du groupe Bérurier noir, installé dans la Roya

si particulie­r? Dans ces villages isolés, épars, accrochés aux falaises ou creusés au fond des vallons, on ne se sent plus vraiment en France, et pas encore en Italie. Leurs habitants ont longtemps été ballotés entre les deux: sujets du royaume de Piémontsar­daigne, ceux de Saorge et de Breil sont devenus français en 1860 sous Napoléon III ; ceux de Tende et de La Brigue, eux, ont voté leur rattacheme­nt à la France en 1947. À l’intérieur de la vallée, les frontières ont souvent bougé. “Avant la guerre, relate Dédé Gallo, nos parents racontaien­t qu’il fallait montrer deux fois son passeport quand on traversait la vallée.” Il s’y est développé un esprit de résistance dont “Saorge la rouge” reste aujourd’hui l’incarnatio­n la plus visible. “C’est une ville communiste depuis toujours”, certifie René Dahon. Une tradition qui remonte à l’époque italienne, quand le village était peuplé de cheminots, syndicalis­tes pour la plupart. Pendant l’occupation allemande, le maire de Saorge rejoint la résistance et des habitants font passer des juifs à travers les chemins de bergers. À la libération, la vallée devient le vilain petit canard du très droitier départemen­t des Alpes-maritimes. “Ici, on ne l’exprime peut-être pas aussi ouvertemen­t qu’en Corse, mais il y a un esprit particulie­r”, résume René. Comme à l’époque où Tende était tenue par les bandits, les citoyens de la Roya disent s’être ici toujours un peu sentis en autonomie. Loin de tout, aussi: jusqu’en 1800, seul un chemin aménagé au xvie siècle permettait de rejoindre la vallée, et uniquement à dos de mule. Aujourd’hui, la route étroite qui l’a remplacé relie Vintimille au col de Tende et redescend sur Nice dans une interminab­le succession de virages taillés au scalpel. Il y a aussi le chemin de fer, construit au xixe siècle. Mais avec les années, de moins en moins de trains l’empruntent. “On a toujours été obligés de se battre pour les fréquences, affirme Claudine. Aujourd’hui, notre combat pour les migrants a éclipsé celui contre la SNCF, qui rêve de fermer la ligne.”

C’est le long de la nationale que sont apparus fin 2015 les premiers réfugiés dans la vallée, perdus au milieu des lacets et des tunnels. Cédric Herrou se souvient: “Je voyais ces gars, des Noirs, errer en bas de chez moi. Je me suis renseigné. Il faisait froid, j’en ai pris quelques-uns à la maison. Pour moi, au départ, c’était du bon sens.” Sa modeste propriété est située à l’entrée de Breil-sur-roya, quelques dizaines de mètres au-dessus de la nationale et juste en dessous des rails du chemin de fer, de plus en plus empruntés à pied par ceux qui ont été refoulés à la frontière. “Ils passent par là, la nuit, parce que c’est plus direct que la route, explique Herrou. Mais c’est très risqué en raison de tous ces tunnels à sens unique.” Cédric s’est installé là, entre les rangées d’oliviers, les poules et les oies, il y a une quinzaine d’années, pour fuir Nice et le monde du travail. Aujourd’hui, à côté de sa maison un peu décrépie, bâtie à flanc de montagne, apparaît ce qui ressemble à un campement de fortune: des lampions accrochés aux arbres, quelques caravanes, des tentes. Ce matin ensoleillé de début mars, ils sont une dizaine de migrants à en sortir, en saluant timidement l’agriculteu­r de 37 ans. “Aujourd’hui, il y a quelques Guinéens et des Érythréens, commente l’hôte. Moi je ne connaissai­s rien aux différents pays d’afrique et à leurs régimes politiques. Maintenant, je suis un spécialist­e.” Combien en a-t-il hébergés en un an et demi? Cédric Herrou a perdu le compte. “À un moment, il y en avait 60 en même temps!” Pour entrer dans la cuisine d’alex, un Francocolo­mbien d’une trentaine d’années, au rez-de-chaussée d’une maison nichée au milieu des montagnes, il faut désactiver les portables, les ranger dans une autre pièce, “à cause des risques d’écoutes”. À l’étage séjournent plusieurs migrants. Comme Cédric, Alex a quitté la ville pour la Roya. C’était en 2009. Il a laissé derrière lui Paris, un poste d’ingénieur dans l’automobile, un salaire de cadre sup’ et son groupe de rock pour s’installer d’abord dans une ferme collective près de La Brigue. “C’était un idéal, ça m’a séduit. L’inconnu, vivre comme des hippies.” Il a vite déchanté. “Il fallait tout décider par consensus, mais le consensus, ça ne marche pas. Et puis on était dans une fausse intégratio­n: on restait entre nous, on ne connaissai­t rien de la vallée, de ses habitants. Moi ça ne m’allait pas, je n’avais pas envie d’être enfermé, j’avais besoin de voir des gens qui n’étaient pas d’accord avec moi.” Comme Alex, ils sont nombreux à avoir tourné le dos aux communauté­s qui ont aujourd’hui, pour la plupart, disparu de la Roya. “Ça ne peut pas durer éternellem­ent, analyse Claudine. Il y a des limites. Nous, on prônait l’amour libre par exemple, mais on n’avait pas vraiment fait notre révolution intérieure. Donc il y avait des problèmes de jalousie non assumée.” Pour le fondateur des Bérus, c’est “l’ego et les rapports humains qui ont tout fait exploser”.

“C’est normal de les aider”

L’aide aux migrants a donné un nouvel élan. Pour Alex comme pour beaucoup de ces néoruraux qui, 20 ans après les soixantehu­itards, continuent d’être attirés par la liberté et la terre de la Roya, c’est comme si ce combat s’était substitué à leur ancien idéal déchu. “Cet engagement a permis de tisser des liens forts entre nous, analyset-il en évoquant René Dahon ou Cédric Herrou. Avant, on ne faisait rien ensemble.” À Breil, Saorge, Tende et ailleurs, ils sont des centaines à prêter main forte: en hébergeant clandestin­ement, en préparant des repas, en organisant les passages de frontière, en dispensant des conseils juridiques grâce à l’aide d’avocats français et italiens. “On a un réseau qui fonctionne par téléphone, on sait qui fait quoi, il suffit d’un appel pour mobiliser quelqu’un”, résume René Dahon, devenu l’un des responsabl­es de Roya citoyenne, l’associatio­n locale qui regroupe tous ces bénévoles. Soit près de 300 personnes,

“On était dans une fausse intégratio­n: on restait entre nous, on ne connaissai­t rien de la vallée, de ses habitants. Moi ça ne m’allait pas, j’avais besoin de voir des gens qui n’étaient pas d’accord avec moi”

Alex, habitant de la Roya depuis 2009

dont de nombreux Recampums. Mais aussi quelques autochtone­s, comme Dédé Gallo, René Dahon ou encore Nathalie Masseglia, qui a commencé par héberger des migrants de temps et temps et fait désormais office d’attachée de presse de l’associatio­n. “Moi, je ne fais pas de l’humanitair­e, je ne connais rien à l’afrique et je déteste voyager! introduit-elle. Mais il y avait ces gens qui crevaient de froid dehors...” L’engagement des premiers temps s’est mué en combat politique à travers la médiatisat­ion de la vallée et la politisati­on de l’aide aux migrants. Éric Ciotti, président du conseil général des Alpes-maritimes, ne rate pas une occasion de s’en prendre à Cédric Herrou dans Nice-matin. Il a aussi signalé l’associatio­n Roya citoyenne à la justice en décembre pour “passage clandestin d’étrangers à la frontière franco-italienne”. Dans la vallée, bien sûr, l’aide aux réfugiés ne suscite pas que des sympathies. Loin de là. À Breil, le patron d’un restaurant peste sur ces “militants d’extrême gauche” qui “foutent le bordel”, soupçonne Herrou d’être “un passeur qui fait venir les migrants”. À Tende, même la paroisse serait réticente. “J’avais

“D’une certaine façon, le combat pour la défense des migrants nous réunit à nouveau” Claudine, installée dans la vallée depuis 1977

prévu d’ouvrir le presbytère de Saint-dalmas pour faire dormir des gens, relate le père François-xavier Asso. On m’avait donné douze matelas. Mais le jour où j’ai voulu entrer, je n’ai pas pu: quelqu’un avait changé la serrure.” Cédric Herrou rigole. “Ils nous accusent d’être une ‘bande organisée’. À la limite, je dirais qu’on est une bande désorganis­ée.” Ce qui ne les empêche pas d’avoir remporté quelques victoires. Fin 2016, l’associatio­n a ainsi porté plainte contre X pour “délaisseme­nt de mineurs isolés”. Depuis, ces derniers, une fois signalés par Cédric, sont désormais placés en foyer par les autorités. René Dahon s’en félicite, mais craint néanmoins les jours à venir: “La question aujourd’hui, c’est: Comment on s’organise pour jouer beaucoup plus collectif ? Je crains que quand la bulle médiatique va se dégonfler, on morfle.”

Violette est redescendu­e de Castou à Saorge il y a dix ans. “Je n’aurais jamais imaginé vivre ici, dans un appartemen­t. Mais ça s’est fait comme ça. J’ai eu un petit logement que je ne payais pas, grâce aux allocs, pour stocker mon matériel de son, ma guitare, parce que je partais souvent en tournée. Et j’ai fini par y rester.” Elle a donné quelques coups de main à Roya citoyenne, participe à la fête de l’olive, organisée une fois par an dans le hameau de Libre par Cédric Herrou, mais elle raille un peu l’engouement autour des migrants, la cohésion ainsi recréée dans la vallée. “C’est normal de les aider, je ne comprends pas pourquoi on continue à les bloquer, ils ne vont pas retourner chez eux, et ils ne vont pas rester toute leur vie à la gare. Mais on a l’impression que les gens ne parlent plus que de ça ici, ils sont obsédés.” Punk pour toujours, elle doit partir dans quelques jours à Amsterdam fêter le trentième anniversai­re du double coup de tournevis reçu par son pote Clash dans une bataille de rue avec des Hells Angels. Cela fait deux ans qu’elle n’a pas bougé de Saorge. Elle parle en marchant à grands pas en direction du haut du village. Ses deux chevaux sont installés à côté d’un vieux monastère sur un petit pré, avec vue plongeante sur la vallée. “On s’entendait bien avec Loran, il me manque parfois. On s’appelle. Loran, il s’est barré de Castou et m’a laissé ses deux chevaux. Je ne fais plus que ça, m’en occuper, j’en ai marre…” Elle dit ça sans convaincre, en les caressant avec affection.

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Nathalie Masseglia.
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Claudine.
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Une des voies empruntées par les migrants pour rejoindre la France depuis l’italie.

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