Society (France)

Emmanuel, 46 ans, né à Bar-le-duc (Meuse) Médecin

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“Moi, j’ai toujours voulu être médecin, depuis mon plus jeune âge. Ce que je fais, et je suis passionné. Je passe un temps pas possible à mon travail, j’essaye toujours de trouver les meilleures solutions, j’aime beaucoup parler avec mes patients, sauf que la charge de travail fait que parfois on est fatigué, parfois on n’a pas le temps, alors on a l’impression de faire notre travail à moitié… On est toujours dans la course, quoi. Toujours, toujours dans la course. Ça, je le ressens, par rapport à quand je me suis installé il y a 17 ans… Mes enfants vivaient là, je passais plus de temps avec eux. Je me formais plus aussi du point de vue médical, je lisais plus de revues. Maintenant, j’essaye toujours de faire la même chose, sauf qu’avant je me couchais à 22h30 et maintenant je me couche à 0h30, je me lève le matin il est 5h30, 5h45, donc tu vois… Mais c’est pas pire que quelqu’un qui va à l’usine, qui n’aime pas son travail et qui passe dix heures sur son poste à poser des pistons. Parce qu’on a l’impression quand même de servir… D’apporter quelque chose à quelqu’un, un peu de bonheur, et d’apaiser un peu les souffrance­s. Je lisais un article une fois sur les catégories socioprofe­ssionnelle­s qui vivaient le plus longtemps, et justement c’étaient les gens qui avaient l’impression d’apporter du bonheur aux autres. Les artistes, les profession­s sociales, etc. Moi, les patients, je les connais, même les petites grand-mères, je les appelle par leur prénom, et je me sens proche, il y a de l’affection. Quand j’ai un de mes patients qui décède, ça me touche, ça me fait de la peine. Il y en a, je les ai connus tout gamins, on a envie de savoir ce qu’ils deviennent, comment ils évoluent, est-ce que ça va bien, ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle le médecin de famille.

Dans l’ensemble, tout le monde dit que ça va moins bien. Les gens disent qu’ils ont plus de pression de leur employeur, il y en a qui se retrouvent dans des situations financière­s ou profession­nelles pénibles… En plus, on est quand même dans une région où, bah, on subit de plein fouet l’absence de travail et… comment je dirais? La paupérisat­ion des gens, et puis également la désertific­ation, hein. On le voit, il y a beaucoup plus de maisons à vendre. Mais est-ce que c’est pas dans l’air du temps? Comme une mode? Les gens disent qu’ils vont de plus en plus mal, mais est-ce que c’est vrai? En termes de santé –mais je pense que ça c’est aussi un défaut de la vie actuelle– les gens veulent tout, tout de suite. On le voit bien dans l’informatio­n aussi. L’attentat vient de se passer, dix minutes après on a l’informatio­n et le politique, un quart d’heure après, il a trouvé la solution pour… Bon. Je pense que les gens manquent un petit peu de bon sens. En médecine, c’est pareil. Ils ont besoin de renvoyer tout ça vers quelqu’un d’autre, donc ils appellent le médecin, il faut un rendez-vous tout de suite. Mais en fait, finalement, les vraies urgences, on en a très peu. Je pense que les gens ont pris l’habitude d’avoir les choses rapidement… Et je pense que ce sont des angoisses. Psychologi­quement, oui, il y a une certaine angoisse. La peur du chômage, la peur de la maladie parce qu’elle entraînera­it éventuelle­ment aussi du chômage. Peut-être aussi que… Il y a beaucoup de communicat­ion mais peut-être qu’elle est moins profonde. Quand tu communique­s par Internet, par téléphone portable, il n’y a pas cette chaleur, il n’y a pas de contact… Et ça, je pense que c’est un peu délétère. C’est même complèteme­nt délétère pour les relations. Je pense aussi qu’au sein de la famille, il y a moins de communicat­ion. On a peut-être moins le temps de se poser, de discuter, parce qu’on est tout le temps… Et puis ce qui me gêne, c’est qu’il y a une course à l’argent maintenant qui est phénoménal­e. On a l’impression qu’il faut travailler pour gagner de l’argent. Oui, mais pas n’importe comment. Le patron de Renault qui gagne un million d’euros par mois. Qu’est-ce qu’on fait d’un million d’euros par mois? Rien. Qu’est-ce qui justifie un tel salaire? Rien. Est-ce qu’il est légitime d’acheter des costumes à 7 000 euros, des chaussures à 5 000 euros? Est-ce qu’on n’arrive pas dans une course à l’argent, une course au luxe, alors qu’on est dans une société où il y a quand même une crise? Il y a des gens qui n’arrivent pas à se loger ni à manger, quoi. La redistribu­tion, c’est fondamenta­l. Fondamenta­l. Avant, je me disais que j’étais pessimiste par rapport à l’avenir. Et puis finalement, je pense que la nouvelle génération, je pense qu’ils sont moins… j’allais dire ‘arrivistes’, mais je suis pas sûr… Les jeunes maintenant sont beaucoup plus ouverts, plus débrouilla­rds que nous, moi j’ai confiance dans les nouvelles génération­s. Je vois les filles, les gamins, je veux dire: ce sont de bons gamins. Je pense qu’ils ont envie de vivre et de voir la société complèteme­nt différemme­nt. Nous, on avait le culte des années 50 où les gens, fallait qu’ils bossent, ça nous a été transmis. Peut-être que maintenant, c’est pas tout à fait la même chose. Je pense que c’est quand même plus intéressan­t. On peut pas tout baser sur le travail.”

“Quand avez-vous été heureux (se) de vivre en France pour la dernière fois?” Nous avons posé cette question à des Français et Françaises de 26 à 82 ans, de différente­s régions, origines, milieux sociaux. Et puis, nous les avons laissés dérouler le fil de leur pensée, de leurs souvenirs, de leur vie, et des leçons qui vont avec. PAR PIERRE BOISSON, BRICE BOSSAVIE, GRÉGOIRE BELHOSTE, MATTHIAS EDWARDS, ANTHONY MANSUY, NOÉMIE PENNACINO, THOMAS PITREL ET VINCENT RIOU

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