Society (France)

Dans le Sud de la France, c’est un secret de polichinel­le. Tout le monde sait qu’au bout de la route qui descend vers l’espagne, de l’autre côté de la frontière, la ville de La Jonquera offre des nuits de flambe mémorables pour presque rien. De quoi donne

- PAR SIMON CLAIR, À LA JONQUERA / PHOTOS: LOUIS CANADAS POUR SOCIETY

“Récemment, j’ai eu 30 ans. Ça m’a vraiment fait flipper.” En réalité, avec son début de calvitie et sa chemise maladroite­ment ouverte sur le torse, Thomas* fait un peu plus que son âge. Surtout ce soir, après deux heures d’autoroute et deux whisky-coca. “Pour marquer le coup, je me suis dit qu’il fallait que je fasse une liste des choses à faire avant de mourir”, reprend-il. Sauter en parachute? “Ça, je l’ai fait la semaine dernière.” Rouler en Ford Mustang? “J’ai un stage prévu pour en conduire une sur un circuit la semaine prochaine.” Et, entre les deux, la liste de Thomas indique qu’il doit coucher avec deux femmes en même temps. Son ex lui avait opposé une fin de non-recevoir. Il est désormais temps d’agir. Alors, ce jeudi soir à la fin de sa journée de boulot –Thomas est conducteur de travaux–, le jeune trentenair­e a fait le plein d’essence puis a quitté Béziers direction l’espagne et la petite ville de La Jonquera, à seulement trois kilomètres de la frontière française. Parce que ici, “les filles font des trucs de dingue au lit”, annonce-t-il. Trente minutes à peine après son arrivée, Thomas a pu rayer une nouvelle ligne de sa liste. En échange de 150 euros en espèces, il est descendu avec deux femmes en string-talons dans l’une des chambres du sous-sol du Paradise. Le plus grand bordel d’europe.

Thomas n’est pas seul ce soir. Même en milieu de semaine, le Paradise est rempli d’une clientèle presque 100% française, venue essentiell­ement des alentours de Perpignan, Montpellie­r et Marseille. Autant de villes où l’on ne compte plus ces soirées un peu trop arrosées qui ont soudaineme­nt pris la route de l’espagne, pour un dépucelage express, un enterremen­t de vie de garçon ou simplement pour “se vider”, comme disent certains clients. Un lieu qui charrie des centaines d’histoires garnies de testostéro­ne et de mauvais goût. Éric* et ses deux amis –cheveux grisonnant­s mais looks d’adolescent– le reconnaiss­ent: “Tous les mecs autour de Perpignan prétendent être passés rapidement à La Jonquera, mais juste pour acheter des clopes ou de l’essence. Alors qu’en vrai, ils connaissen­t par coeur tous les bordels du coin.” Au Paradise, Éric et ses amis ont désormais leurs entrées au premier étage sur les grandes terrasses VIP où l’on peut discuter sans se faire constammen­t accoster par deux ou trois filles au bonnet 95E. “Au rez-de-chaussée, elles te sautent dessus et te mettent la main au panier toute la soirée. Si tu viens en pantalon blanc, quand tu rentres chez toi, il est plein de traces de main. Et puis il y a aussi tous ces mecs un peu racailles en survêt’ Lacoste qui débarquent après minuit. Nous, tous ces gens du rez-dechaussée, on les surnomme ‘la faune’”, raconte Éric. Même s’il en rêve, Thomas, lui, n’a jamais réussi à accéder aux terrasses VIP du premier étage, on n’y entre que si l’on y est introduit et les escaliers sont gardés par un gorille au crâne rasé. Mais ce n’est pas grave. Thomas est heureux de pouvoir enfin se faire appeler “mon chouchou” ou “l’anaconda”. Il en tire un commentair­e politique: “Avec ça, comment est-il possible de vouloir sortir de l’europe?” Une heure et demie après s’être garé sur le parking du Paradise, il est déjà en route pour rentrer chez lui, en France, dans sa grande maison où personne ne l’attend.

Shampoing et feuilles volantes

Ce transit incessant d’un pays à l’autre, voilà presque 25 ans que La Jonquera en a fait son fonds de commerce, depuis que tout a basculé le 31 décembre 1992. Ce jour-là, l’ouverture du marché commun en Europe fait brutalemen­t sauter les frontières. D’un seul

coup, 500 millions d’européens peuvent aller et venir comme bon leur semble. Sonia Martinez, l’actuelle maire de La Jonquera, se rappelle encore ce Nouvel An où ses deux parents douaniers se sont retrouvés au chômage. “Ils n’ont pas compris ce qui se passait. La majorité des gens d’ici travaillai­ent pour la douane et du jour au lendemain, tout le monde a perdu son emploi. À cette époque, il y avait quelque chose de très triste dans l’air.” Pour surmonter cette crise, La Jonquera décide de capitalise­r sur les deux infrastruc­tures qui la traversent et l’alimentent: la route nationale N-II et l’autoroute AP-7. Restaurant­s, laveries, douches, stations-service et magasins de mécanique commencent à ouvrir pour accueillir les milliers de routiers et d’automobili­stes qui passent ici chaque jour. Vite, la petite ville devient une étape obligatoir­e au retour des vacances pour les Français cherchant à s’approvisio­nner en cigarettes, alcool ou essence taxés à l’espagnole, beaucoup moins qu’en France. En 2013, un palier est franchi avec l’ouverture de Gran Jonquera Outlet & Shopping, comme en témoigne l’énorme réplique de la tour Eiffel qui décore son hall d’entrée. Sur plus de 12 000 mètres carrés, cet immense centre commercial, situé à seulement 38 kilomètres de Perpignan, propose ouvertemen­t aux Français de venir faire leurs courses de l’autre côté de la frontière avant de rentrer chez eux le coffre plein à craquer. Un rapide coup d’oeil dans les rayons du supermarch­é du Gran Jonquera suffit à constater que le pari a été remporté haut la main. Partout, dans tous les rayons, des groupes de Français s’agitent devant d’énormes chariots rouges, analysant le prix de chaque produit avant de le rapporter à son équivalent français, soigneusem­ent noté sur des feuilles volantes ou dans des carnets. Les habitués savent que les meilleures affaires se font sur le shampoing, les cartouches de cigarettes, les bouteilles d’alcool fort et les énormes morceaux de viande de la boucherie. “Ici, les Français sont tellement à cheval sur les prix qu’ils peuvent parfois être un peu désagréabl­es. Pour eux, il est hors de question

“Tous les mecs autour de Perpignan prétendent être passés rapidement à La Jonquera pour acheter des clopes ou de l’essence. Alors qu’en vrai, ils connaissen­t par coeur tous les bordels du coin” Éric

de payer 20 centimes de trop, même sur des courses à 200 euros”, explique un jeune employé du supermarch­é chargé de ranger les bouteilles de 2,5 litres de Ricard et de Jack Daniel’s. Mais tous ne sont pas prêts à courir cet impression­nant marathon aux petites économies. Devant presque tous les magasins du centre Gran Jonquera, de confortabl­es canapés en cuir ont donc été installés en guise de voiture-balai. C’est là que se repose André, 54 ans, qui n’a pas réussi à suivre sa femme et sa fille. Ils sont venus en famille de Marseille en car, via l’agence Protour Voyages qui organise des excursions shopping d’une journée à La Jonquera. “J’ai déjà fait quatre magasins aujourd’hui. Là, ça suffit pour moi. Je laisse ma femme et la petite continuer entre elles. À chaque fois, elles ressortent avec des dizaines de paquets. Heureuseme­nt qu’à un moment, il faut arrêter et remonter dans le car.” Les voilà justement qui s’approchent du fauteuil. Mais juste avant de s’asseoir, la mère

“En Espagne, la prostituti­on n’est pas interdite dans la rue. La France est beaucoup plus stricte à ce niveau-là et quand le racolage a commencé à y être sanctionné en 2003, le problème s’est juste déplacé chez nous” Sonia Martinez, maire de La Jonquera

voit l’immense magasin Nike et demande à sa fille: “Au fait, tu veux des nouvelles chaussures?” L’adolescent­e sourit: “Maman, tu m’as déjà acheté deux paires la dernière fois!”

En rentrant de leurs courses, nul doute que les familles françaises des bus affrétés par Protour Voyages ont croisé le regard de ces femmes assises sur les barrières de la nationale N-II ou aux abords des ronds-points de la ville. Toute la journée, elles attendent le client dans la chaleur et les odeurs de pot d’échappemen­t, parfois même au milieu des détritus et des bouteilles d’urine que les routiers pressés jettent par la fenêtre de leur camion pour s’économiser une halte WC. Mais nombreux sont aussi les 33 tonnes qui s’arrêtent. Pour seulement 30 euros, les routiers se payent une passe en cabine, après s’être garés sur l’un des immenses parkings à camions de la ville. Un manège bien rodé contre lequel Sonia Martinez ne sait plus quoi faire: “En Espagne, la prostituti­on n’est pas interdite dans la rue, il y a seulement des lois pour la limiter. La France est beaucoup plus stricte à ce niveau-là et quand le racolage a commencé à y être sanctionné en 2003, le problème s’est juste déplacé chez nous.” Pour dissuader les clients, elle a décidé de sanctionne­r d’une amende de 300 euros les routiers pris en flagrant délit, puis d’afficher sur les tableaux de la mairie la liste des mauvais payeurs. Un système qui n’a pas tenu longtemps face à la législatio­n sur les libertés individuel­les. Sans grande conviction, Sonia Martinez a alors décidé l’année dernière de faire installer un système de vidéosurve­illance au niveau des rondspoint­s. “Tout ça ne règle malheureus­ement pas le problème, souffle-t-elle depuis son bureau. Lutter contre la prostituti­on est un travail qui sature nos services administra­tifs et notre police locale mais qui ne sert pas à grand-chose. Il faudrait surtout qu’il y ait un changement de législatio­n à ce sujet. Mais personne ne votera quoi que ce soit tant qu’il n’y aura pas de racolage dans le centre-ville de Madrid.” En outre, la prostituti­on n’est pas qu’une affaire de ronds-points à La Jonquera. Car depuis 2002, contrairem­ent à la France, les maisons closes sont parfaiteme­nt légales en Espagne. Pour profiter de la clientèle voisine, les “puticlubs” ont donc commencé à fleurir à la frontière, donnant à La Jonquera des allures de Tijuana européenne. Du Gran Madam’s au Moonlight en passant par le Love, les enseignes lumineuses scintillen­t le long de la route. Une entrée payante à quinze euros et des passes entre 60 et 80 euros la demiheure. Sur les façades, les inscriptio­ns “Hotel” rappellent qu’ici les prostituée­s louent leur chambre, qu’elles remboursen­t ensuite avec l’argent gagné dans la soirée. Et à ce jeu-là, le Paradise, ouvert en octobre 2010, semble bien battre tous les records. Avec ses 2 700 mètres carrés de surface, ses huit jacuzzis, son restaurant, sa salle de sport et ses 80 chambres louées à 200 prostituée­s venues des pays de l’est ou d’amérique latine, le club a tout d’une ville miniature. De quoi faire enrager Sonia Martinez qui, malgré ses tentatives, n’a pas pu empêcher son ouverture. “Certains disent que cette maison close permet aux gens d’ici de gagner beaucoup d’argent, mais c’est complèteme­nt faux. Les employés du Paradise sont payés comme s’ils travaillai­ent au supermarch­é. Et ce club ne rapporte absolument rien à la ville. Les filles qui y bossent pourraient par exemple aller se faire coiffer au village mais le Paradise a son propre salon de coiffure pour qu’elles n’aient pas à sortir.” En quelques années, le club est devenu le lieu star de La Jonquera auprès des Français en vadrouille. Au point d’attiser la jalousie des concurrent­s. Avant même son inaugurati­on, le Paradise avait déjà eu affaire à une tentative d’incendie criminel. Le 12 décembre 2012, cette fois, ce sont deux hommes à moto qui se sont attaqués à sa

façade en y jetant des bombes artisanale­s, heureuseme­nt sans faire de victime. Quinze jours plus tard, cinq personnes cagoulées et armées de mitraillet­tes annonçaien­t avoir laissé sur le parking une voiture bourrée d’explosifs. Une fausse alerte, mais un millier de personnes durent tout de même être évacuées du club. Un danger qui n’a pas l’air de faire peur à grand monde. Si un système de vidéosurve­illance et un détecteur de métaux ont bien été installés à l’entrée de l’établissem­ent, pour le reste, les clients du bordel ont généraleme­nt la mémoire courte. “C’était pas dans les années 90 ces histoires d’attaques à la bombe?” demande Thomas. Adriana*, une prostituée russe d’une quarantain­e d’années, dit, elle, ne pas voir de quoi il s’agit. “Je n’ai jamais entendu parler de ça. De toute façon, les filles d’ici tournent beaucoup. Aujourd’hui on travaille là mais demain, on sera peut-être dans un club en Suisse ou en Angleterre.”

“Quand on n’aura plus d’argent, on rentrera en France pour en refaire un peu. Et quand les caisses seront pleines, on reviendra tout claquer de l’autre côté de la frontière. C’est comme ça que ça marche” Mehdi et ses potes

“Wesh le sang”

Si le Paradise et sa réputation sulfureuse attirent bon nombre de Français venus s’encanaille­r à La Jonquera, certains habitués préfèrent néanmoins les lieux plus discrets. C’est le cas de Mehdi*, qui débarque ce soir au Lady’s Dallas, un bordel au bord de la N-II dont la devanture ressemble davantage à une salle de jeux qu’à un eldorado du sexe. Il est venu avec des amis en voiture depuis Saint-gilles, une petite ville à quelques kilomètres de Nîmes. Si ce soir Mehdi a visiblemen­t plusieurs verres d’avance sur les autres, c’est qu’il a quelque chose à fêter. Il est sorti de prison il y a deux jours –une histoire de braquage de bijouterie qui a mal tourné. Maintenant qu’il est libre, Mehdi compte bien rattraper le temps perdu. Il a choisi le Lady’s Dallas pour tout ce qui le différenci­e du Paradise. Pas de terrasse VIP ni de sélection à l’entrée. Ici, tout le monde fait partie de “la faune”, qu’importent le nom de famille et les connaissan­ces. Les prostituée­s du club, à force d’entendre en fond sonore les morceaux de Jul ou de PNL, ont fini par adopter des expression­s comme “Wesh le sang”, qu’elles prononcent avec un accent roumain ou russe. Une habitude dont raffolent les potes de Mehdi, qui préfèrent éviter les filles “pleines de manières” des clubs plus select ou des boîtes en France. Entre deux vodka-red Bull, ils expliquent leur fonctionne­ment: “Quand on n’aura plus d’argent, on rentrera en France pour en refaire un peu. Et quand les caisses seront pleines, on reviendra tout claquer de l’autre côté de la frontière. C’est comme ça que ça marche.” Car après tout, à La Jonquera, il restera toujours quelques lignes à rayer dans la liste *Les prénoms ont été modifiés

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