LES COLOCS
On appelle ça une “hacker house”. Concrètement, c’est une simple colocation. Sauf que les colocataires en question ont tous un point commun: ils viennent de monter leur start-up et sont prêts à tout pour y arriver. Même à dormir dans des dortoirs, à payer
ylvain vient de remettre les pieds en France pour la première fois depuis 1999, mais il ne semble pas près de repartir. En tout cas, il a l’air à bloc pour un type qui était encore à l’aéroport il y a deux heures. “T’as déjà vu un logiciel de prospection téléphonique? Ça te dirait que je te montre?” Il répètera cette question pas loin d’une bonne dizaine de fois au cours de la soirée, avant d’enchaîner par une démonstration et un tutoriel de son joujou devant chacun de ses interlocuteurs. On est vendredi, jour des visites et entretiens de ceux qui aspirent à intégrer cette colocation d’ivrysur-seine, dans le Val-de-marne. Sylvain croit en ses chances. Assez vite, les questions fusent. “Mais pourquoi t’es pas resté dans la Valley?” Il y a 18 ans, à la fin de ses études, il avait effectivement quitté la France, direction la baie de San Francisco, avant de retrouver sa famille en Allemagne, où il a passé les six dernières années à plancher sur un logiciel, qu’il compte lancer sur le marché français très prochainement. “J’ai appris à coder tout seul”, lance-t-il fièrement avant de préciser qu’un commissaire aux comptes a estimé la valeur de son produit à 500 000 euros. Malheureusement, la candidature de Sylvain a quelques défauts. Déjà, Sylvain a 42 ans, alors que la moyenne d’âge des occupants est d’à peine 25 ans et qu’en avoir moins de 30 est un prérequis important. Ensuite, l’assemblée préfèrerait accueillir une fille, pour équilibrer. “Et puis, il m’a demandé quatre fois ce que je faisais dans la vie, se plaint Tchoutcho, l’un des colocataires, d’origine mexicaine. Ça veut dire qu’il s’en foutait. Au fond, il est surtout venu présenter son truc.” William poursuit: “Il m’a parlé de ses 45 000 lignes de code. C’est beaucoup, mais plus personne ne met en avant le nombre de lignes de code d’un logiciel aujourd’hui, c’est pas un gage de qualité.” “Ouais, ça va être un no go, je pense”, conclut Stéphane, qui gère les lieux. À l’applaudimètre, c’est plutôt Élodie qui tient la corde pour intégrer la colocation. Elle avait l’air motivée, même si elle n’a jamais raffolé de la vie en communauté. “Je suis coincée et je fais des névroses. Mais si je veux prendre des skills, il faut que je sorte de ma zone de confort.”
Sylvain et Élodie n’ont pas postulé pour une colocation traditionnelle, mais pour intégrer une “hacker house” et compléter l’équipe de neuf colocataires déjà en place. Ils ont répondu à une annonce postée sur les réseaux sociaux. “Notre coloc nous quitte et nous devons lui trouver une remplaçante (…) On vit, mange et respire start-up, on est tous dev’, entrepreneurs ou marketing. On bosse dur la journée, chacun a sa start-up (sauf ceux en stage) (…) Le week-end, on organise des hackathons ou des brunchs start-up (…) Les conditions: tu lances ta start-up ou y bosses (condition obligatoire), tu es capable de sortir de ta zone de confort, tu es clean et non fumeur. Duplex 150 m2 connecté, 520 euros.” En résumé, Hackerhouse Paris, à mi-chemin entre un incubateur et une auberge de jeunesse, rassemble des aspirants entrepreneurs, des développeurs, des codeurs, qui dorment (dans des lits superposés) sur leur lieu de travail et travaillent sur leur lieu de vie. Mais ces derniers préfèrent qualifier l’appartement d’“espace de coliving”. L’appartement compte trois chambres pour dix. Certains préfèrent dormir sur le canapé. Et tant pis pour l’intimité, même si un projet de love room devrait voir le jour en mai, une fois les travaux du rez-de-chaussée terminés. “On pourra réserver des créneaux horaires via Slack (une plateforme collaborative qui fait office de Dropbox, Google Drive et Doodle à la fois, ndlr) pour passer du temps avec son ou sa chérie dans une chambre spéciale”, projette Stéphane. Pour le moment, la grande majorité des habitants des lieux sont célibataires. “En même temps, qui a le temps d’être en couple ici? tranche direct Houda, résidente Hackerhouse Paris depuis début janvier. Et puis, on n’a pas forcément envie non plus. En arrivant, j’étais avec quelqu’un depuis un mois. Clairement, à un moment, il fallait faire un choix: la coloc’ ou lui. J’ai choisi la coloc’. Je lui ai dit: ‘Écoute, j’ai pas le temps.’ Il y a des priorités. Mon temps, je veux l’investir dans mon projet de start-up.” Candice, une ancienne locataire, abonde: “Maintenant, quand je suis avec mes potes qui ne sont pas entrepreneurs, je m’emmerde. Les discussions de filles sur les mecs, c’est chiant quoi, ça ne m’enrichit pas. Moi, ce que j’aime, c’est parler d’innovation tech’.” Depuis qu’elle a plié bagages, Candice habite chez son associé. Ensemble, ils essayent de lancer une start-up spécialisée dans les RH, censée améliorer la fidélisation des salariés. D’après elle, son goût de l’aventure et des colocations “fait flipper” ses parents. D’autant qu’il y a encore quelques mois, la jeune fille de 24 ans, ancienne étudiante de Skema Business School, avait un CDI. “J’ai été un peu dégoûtée du salariat. J’ai fait l’erreur d’aller dans un grand groupe et non une PME. La rigidité des process pour faire bouger les choses m’a bloquée. Mon n+1 n’était jamais dispo. Le remboursement de mon prêt étudiant ne démarre qu’en octobre prochain, c’est le moment ou jamais pour lancer ma
boîte.” Un raisonnement symptomatique d’une nouvelle génération de lauréats de grandes écoles qui se rêvent “entrepreneurs”, comme s’il s’agissait d’un métier en lui-même, et qui, au delà de l’aspect financier, recherchent la liberté. “On est impatients, poursuit Candice. On a été élevés dans l’instantané et la récompense immédiate: Snapchat, Tinder, tout cela fait que l’on n’est plus adaptés au monde du travail traditionnel, où il faut deux ans pour faire ses preuves.” L’époque du tout technologique y est aussi pour beaucoup, puisqu’il n’a jamais été aussi simple de créer son entreprise. Un ordinateur, une connexion, et le tour est joué. “Le concept de salariat, c’est quand même pas très sexy de base, note Nicolas, un locataire dont la startup vient d’être incubée par Air France. Tu crées une appli, en une semaine elle peut potentiellement être valorisée à 100 000 dollars. Et puis le salarié est sans cesse soumis à des rapports de hiérarchie: n+3, n+4. C’est pénible. La génération actuelle a envie de s’épanouir sans répondre à des consignes. C’est essentiel. Un employé de Facebook, s’il veut taper à la porte de Zuckerberg parce qu’il a une bonne idée, il peut. C’est aussi ça qui nous attire.”
Un meet-up avec des free-lance
Tous les dimanches soir, les résidents de la hacker house se réunissent pour le “Conseil”: chaque locataire s’adresse à la communauté et remplit sur le tableau Velleda dans la case qui lui est attribuée les points positifs de sa semaine, ce qu’il a moins apprécié et son programme de la semaine suivante. Anissa, par exemple, estime avoir appris plein de choses qui lui seront utiles à l’avenir, mais trouve qu’il y a trop d’heineken les soirs de semaine. “Je suis fêtarde mais je ne trouve pas ça sain de boire autant à notre âge. On est là pour avancer sur nos projets.” Évidemment, qui dit “startupers” dit pistolets Nerf sur l’étagère, anglicismes courants –“Ce soir, je vais à un meet-up avec des free-lance”, “Notre conception du monde est différente du mindset général des personnes qui nous côtoient”– et connexion wi-fi de qualité. Même les serrures sont connectées et s’activent via un smartphone. “Ça évite à Stéphane d’avoir à faire dix jeux de clés, explique Nicolas. Mais il faut faire attention. L’autre jour, il y en a un qui a passé la nuit sur le palier. Il est rentré tard, et il n’avait plus de batterie.” Fondateur de Hackerhouse Paris, cette start-up qui héberge d’autres start-up, Stéphane Bounmy, 28 ans, vit sur place avec tout le monde. Il a inauguré son concept au printemps 2016 dans son propre appartement d’aubervilliers où ils sont actuellement huit à crécher, pour seulement deux chambres. “À la base, cet appartement, je l’avais acheté pour y vivre, expliquet-il. Je cherchais à lancer mon projet, je ne me voyais pas retourner en CDI. Après un premier échec sur mon idée d’airbnb de la bouffe, un pote est venu me proposer de monter une hacker house. Ça se faisait beaucoup dans la Silicon Valley, où les loyers sont exorbitants: un lit superposé, c’est 1 800 dollars. D’ailleurs, la série Silicon Valley parle de ça. On a acheté le nom de domaine, fait une page de lancement et on a vu qu’il y avait des inscriptions alors même qu’on n’avait rien.” Quelques mois plus tard, il duplique son modèle à Ivry-sur-seine après qu’un propriétaire, visiblement appâté par la rentabilité du modèle, l’a contacté. Ivry 1 a ouvert le 1er janvier et abrite désormais dix apprentis start-upeurs. Ivry 2 et Ivry 3 ne devraient pas tarder à suivre. “Je visite des bâtiments. Le propriétaire d’ici est intéressé pour acheter un plateau avec rooftop pas loin, qui pourrait abriter dix personnes supplémentaires. Mon objectif, c’est d’avoir 96 lits d’ici la fin 2017, ambitionne Stéphane Bounmy. Pour cela, il faudrait que j’ouvre une dizaine de hacker houses avant la fin de l’année. Mon rôle, c’est de mettre en relation les colocataires entrepreneurs et les propriétaires qui veulent construire des choses comme ça. Et moi, je prends un pourcentage sur les loyers qui reviennent aux propriétaires des murs. Sauf à Aubervilliers, évidemment, où je suis client de ma propre boîte.” Mais tout cela est-il complètement légal? Dur à dire. Comme avec Uber ou d’autres start-up à leur apparition, le flou juridique règne. Officiellement, les locaux d’ivry ne sont que des “bureaux avec salles de sieste”. Ce qui explique que le lieu “ne puisse
“En arrivant ici, j’étais avec quelqu’un depuis un mois. Clairement, à un moment, il fallait faire un choix: la coloc’ ou lui. J’ai choisi la coloc’. Je lui ai dit: ‘Écoute, j’ai pas le temps’ ” Houda, résidente Hacker house Paris
pas faire office d’habitation principale” et n’est pas éligible aux APL. En échange, l’importateur de ce concept d’hébergement d’inspiration californienne ne demande ni caution ni garant. Ce qui, lorsqu’on se place du côté du jeune de 22 ans qui sort de l’école, présente un sérieux avantage. “Pour 500 balles à Paris, t’as pas une machine à laver, une femme de ménage deux fois par semaine et des plaques vitrocéramiques. L’appart est clean. OK, on dort dans des lits superposés, mais les chambres, on ne fait qu’y dormir. Il faut savoir mettre son confort de côté quand on veut réussir”, justifie Candice. “Ma devise préférée de start-up, c’est: ‘Ne demande pas la permission, demande pardon’, expose quant à lui Stéphane Bounmy. Parfois, pour faire bouger les choses, t’es obligé de briser les règles par toimême. Un peu comme Heetch. Certes, ils contournent les lois, mais il faut aussi voir que les gens bourrés ne conduisent pas et rentrent chez eux à moindre coût.”
Une affaire rentable pour qui?
Le souci, pour Stéphane, c’est que son annonce de fin février est devenue virale. Et pas pour les bonnes raisons. Sa jeune entreprise a expérimenté le concept de bad buzz après que son post sur le groupe Facebook “Wanted #bonsplans Paris” a été massivement relayé, occasionnant insultes, critiques et moqueries, pour des raisons tout simplement mathématiques: dix personnes logées en chambres partagées dans un 150 mètres carrés tout équipé Ikea à Ivry-sur-seine pour 520 euros, ça fait le loyer d’un appartement familial dans le triangle d’or parisien. Inondés de commentaires négatifs, les modérateurs du groupe Facebook ont même dû retirer l’annonce au bout d’un moment. Stéphane, un marchand de sommeil nouvelle génération? Il s’en défend. “Ces gens comparent des murs à des murs. Si c’était purement immobilier, je ne vivrais pas ici, je me contenterais d’encaisser les loyers. Je ne leur parlerais même pas. La mission première de Hackerhouse, c’est de venir y monter sa boîte et non pas d’y dormir entre deux journées de travail. Mais bon, le proprio a toujours mauvaise image parce qu’il prend un tiers ou plus du pouvoir d’achat du locataire. Crois-moi, même avec ces chiffres, pour le proprio d’ivry certaines opérations ne sont pas forcément rentables. La facture EDF d’un bâtiment comme ça est énorme, on ne s’en rend pas compte. Souvent, le bailleur-rentier préfère gagner 1 000 euros de moins et ne s’occuper de rien. Gérer la rotation des résidents, l’aménagement, ça demande plus de boulot, donc il y a une meilleure rentabilité, c’est comme ça.” Le jeune gérant d’entreprise n’aurait presque pas besoin de se justifier. Car ses locataires font le boulot pour lui. “Les commentaires sur Twitter, pfff. Ils n’ont rien à faire de leur journée. C’est toujours pareil. N’importe quelle personne qui fait de l’argent en cassant les codes se fait critiquer par
des gens qui se réfugient derrière l’éthique parce qu’ils n’ont pas eu l’idée”, analyse Selvina, ancienne pensionnaire de la hacker house d’aubervilliers (ou Hackerhouse HQ, pour headquarters –quartier général). Qui ne regrette pas d’avoir séjourné ici plutôt que dans une chambre de quinze mètres carrés avec kitchenette de résidence étudiante: “L’ennemi de l’entrepreneur, c’est l’isolement. Quand tu veux lancer ton entreprise et que tu pars de rien, tu as besoin d’avis concrets, de conseils rapides, de retours sur tes idées. Je ne pourrais pas vivre avec mes amis, par exemple. Déjà qu’ils ne comprennent pas ce que je fais…” Houda, elle, préfère louer la synergie qui règne au sein du lieu: “Moi, j’ai eu besoin d’un logo. Eh bien William, qui est designer, me l’a fait en deux heures. Je l’aiderai plus tard sur sa communication, par exemple. Cet endroit permet les échanges de bons procédés. Alors le confort… On ne va pas rester là trois ans.” Ce n’est de toute façon pas le but. En moyenne, les locataires d’hackerhouse Paris restent entre trois et cinq mois. Le temps de se lancer, de pivoter ou d’abandonner. À l’entrée de la pièce principale, un imposant écran plat fait office de dashboard géant. Le téléviseur distille quelques citations d’entrepreneurs célèbres de la “Tech”, un fil info, l’agenda des jours à venir, la météo, le tout en anglais. Il rappelle surtout l’objectif numéro un que tout entrepreneur doit avoir dans le viseur: être “ramen profitable”, c’est-à-dire tirer de son activité de quoi pouvoir se payer les nouilles instantanées les moins chères, les ramen. En face du nom de chaque résident, ses stats. Mais ici, on préfère parler de metrics ou de KPI, pour Key Performance Indicator. “C’est ton indicateur de performance, traduit Stéphane Bounmy. Par exemple, pour moi, le KPI principal, c’est le nombre de personnes que j’héberge au temps t. Pour Airbnb, ça va être le nombre de réservations par jour.” À côté des metrics de chacun des résidents-entrepreneurs (les stagiaires en start-up externes en sont exemptés), une deadline, fixée à 60 jours pour tout nouvel arrivant. Le compte à rebours indique le temps qu’il reste à chacun pour trouver un “product/market fit, c’est-à-dire un produit en harmonie avec un marché”. Si son crédit de temps arrive à zéro, alors le locataire sera invité à laisser sa place à un autre start-uper ambitieux. “On ne met personne à la porte, on leur laisse un mois pour se retourner, rassure le gérant des lieux. Mais au bout d’un moment, si ta start-up ne connaît pas de croissance, il faut ouvrir les yeux et faire autre chose. Aller bosser dans une boîte.” Stéphane Bounmy préfère la franchise. Après tout, il a les statistiques avec lui. Seulement 10% des start-up qui se montent existent encore trois ans après leur création.
“Après un échec sur mon idée d’airbnb de la bouffe, un pote m’a proposé de monter une hacker house. Ça se fait beaucoup dans la Silicon Valley” Stéphane, fondateur de la Hackerhouse