Society (France)

Bouzid, 68 ans, né à Sétif (Algérie) Retraité

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“Mon père est venu travailler en France pendant la guerre, pour remplacer les hommes partis au front. Moi, je l’ai rejoint en 1953, à 5 ans, avec ma mère et mes frères. C’était à Salon-de-provence. Au début, il y avait cinq, six familles d’immigrés algériens comme la mienne, mais on était éparpillés un peu partout. Ça se passait bien. Mais lorsque de nouvelles familles sont arrivées, ils ont construit une cité en dehors de la ville. On nous a enlevés du centre-ville pour nous mettre là-bas. Pour quelles raisons? Je sais pas. Pour nous, c’était le modernisme. J’ai beaucoup entendu ça, ‘le modernisme’. Mais tu rentrais dans la cité, c’était du béton par terre, ça a été fait à la va-vite. On avait des copains français à l’école. Eux, ils venaient chez nous, mais nous, on n’allait jamais chez eux. Les parents voulaient pas. Nos parents aussi nous ont transmis l’idée qu’on vivait ici provisoire­ment, qu’on allait rentrer en Algérie. ‘Un jour, on rentrera en Algérie.’ Alors le ‘c’est pas chez

moi’, je l’avais intérioris­é. Mais les enfants qui sont nés ici, ils restent ici. On passait le diplôme, le certificat d’études, et après… apprentiss­age. Tous les Arabes, apprentiss­age. Tu étais bloqué là. On vivait un peu dans l’espoir de rencontrer quelqu’un qui nous aide. Qu’on nous ouvre enfin les portes. J’ai alterné toute ma vie entre des périodes de résignatio­n et de révolte. Parfois, tu te soumets. ‘Mektoub’, ‘C’est comme ça’. Et après, tu recommence­s, ‘J’aspire à faire ça’, tu essaies d’ouvrir une porte, elle est fermée. La première personne qui a répondu à mes questions et qui m’a vraiment fait avancer, c’est Joseph, un vieux prêtre-ouvrier. Il gérait la branche locale de la JOC, la Jeunesse ouvrière chrétienne. On allait chez lui, pas à l’église. Il nous disait: ‘Vous laissez votre religion à la porte, et moi je laisse la mienne à l’église.’ Il nous a appris à nous exprimer, à nous défendre intellectu­ellement, et il nous a formés politiquem­ent. C’était en 67/68, on avait une vingtaine d’années, et on sentait la gronde bouillir dans la société. Il nous a ouvert l’esprit. Parfois, je ne le voyais pas pendant un mois, et il me disait, avec sa pipe à la bouche: ‘Alors, t’en es où

dans ta vie?’ Personne ne m’avait jamais parlé comme ça. Il pouvait aussi être agressif. ‘T’es nul, tu te laisses faire! Bon à

rien!’ Mais grâce à lui, on s’est mis à lire, à s’intéresser à ce qui se passait en France et dans le monde. Au début, quand j’ai pris la boutique, j’appréhenda­is. Finalement, les gens ici m’ont accepté. Enfin, je suis quand même l’arabe du coin, quoi. Je sais qu’il suffit d’une réflexion pour que je pète un plomb, mais je n’ai plus 20 ans pour aller me battre. Alors je m’exclus moi-même. Il y a des gens chouettes. C’est dès que tu commences à être dans un groupe, t’en as toujours un qui fait des réflexions. Souvent, quand je reviens d’un voyage à l’étranger, je me dis:

‘C’est bien, la France.’ Je reconnais que la France, elle est au-dessus et elle est en avance, malgré ce que j’ai pu y vivre. On parle beaucoup de l’allemagne, des Anglais, des Hollandais… Mais eux, ils travaillen­t parfois pour un euro de l’heure. La France ne laisse pas ses enfants dans la rue, elle les aide. RMI, RSA, allocation­s familiales. On a beau critiquer les Français, mais les Français ils luttent contre ces régression­s, ils ne se plient pas. Alors on a aussi appris à ne pas se plier non plus.”

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