LA MAISON RADIO ACTIVE
C’était la maison de leurs rêves, à Bessines-sur-gartempe. Mais le rêve a tourné au cauchemar: en 2014, les Jusiak apprenaient que leur demeure était radioactive. Plus de deux ans après qu’areva, qui exploitait l’uranium de la région, s’en était aperçu. Aujourd’hui, alors que la famille tente de se reconstruire, rien n’a été fait, ou presque, par le géant du nucléaire ou l’état pour empêcher un autre drame dans le pays. Résultat? “C’est comme s’il y avait une marée noire et qu’on ne faisait rien parce qu’il n’y a personne sur la plage.”
ls ne se rappellent plus la chanson, mais ils n’ont pas oublié la piste de danse du bal de Villefavard, et encore moins ce moment de l’été 1989 quand Thierry Jusiak s’est avancé, un peu timide, poussé par un copain vers Sylvie, cette petite brune qui tournait sur la musique. Ce samedi soir en Haute-vienne, un amour d’été se noue pour devenir celui d’une vie. L’année suivante, à respectivement 26 et 22 ans, Thierry et Sylvie se marient et deviennent les Jusiak. Thierry, qui porte alors moustache et collier de barbe, travaille depuis 1981 aux abattoirs de Bessines-sur-gartempe, à cheval entre la Creuse et les monts d’ambazac. C’est un boulot “à faire en dernier recours”, si dur que la nuit il cauchemarde de cris de porc et des collègues qui assomment des vaches à la masse. Mais c’est un abattoir public, il y a les “oeuvres sociales” et les Chèques-vacances. Sylvie aussi est une tenace, petite soeur d’une famille de neuf enfants et autant de bouches à nourrir pour le père maçon. La première fille du couple, Audrey, arrive en 1992, suivie par Aurore, en 1995. En 1996, l’ancienne station Total, au bord de l’avenue de Limoges, à l’entrée de Bessines, est mise en vente “pour une bouchée de pain”. Plusieurs acheteurs sont sur le coup, et Thierry croit flairer la bonne affaire. Avec l’appui du maire, il emporte le marché et décide de transformer la station en logement. Une maison à eux, des enfants: tout ce dont les Jusiak avaient toujours rêvé. En un mois, Thierry retape l’ancienne habitation du pompiste avec son père menuisier, tronçonne de la brique, construit une salle de bains et pose une cheminée à foyer ouvert. Le grand emménagement est prévu pour le mois de juillet 1996. Et Sylvie a déjà une idée en tête: dans cette maison, elle élèvera ses enfants et gardera ceux des autres.
C’est un coup de fil qui a coupé la musique. Le 22 mars 2014: Sylvie Jusiak donne la date sans la moindre hésitation, comme si c’était celle de la fin du monde. Au téléphone, Christophe Andrès, le directeur du département après-mine d’areva, dont le siège est installé à Bessines. Les Jusiak le connaissent bien, “Monsieur Andrès”, et ils lui font confiance. Après tout, il a fait du judo avec Aurore et Thierry, auquel il a même un jour “cassé une côte”. Ce 22 mars, Christophe Andrès est porteur de bien mauvaises nouvelles. Des concentrations invraisemblables de radon, un gaz radioactif inodore et incolore, dangereux pour la vie de l’homme à haute dose, ont été mesurées dans la maison des Jusiak. “Il m’a appelé à 8h30 pour me dire qu’il fallait qu’on parte de chez nous avant 18h!” s’étouffe encore Sylvie. Areva a en effet découvert que l’ancienne station-service a été remblayée à l’époque avec des résidus de traitement de l’uranium. Les taux de radon mesurés montent jusqu’à 18 700 Bq/m3 (becquerels par mètre cube, l’unité de mesure de la radioactivité) dans le séjour la nuit, quand les fenêtres sont fermées, et 16 000 dans la chambre des parents, quand le taux naturel est de 150 et le seuil critique pour évacuation immédiate de 1 000 Bq/m3. Du jamais vu. C’est le branle-bas de combat le long de l’avenue de Limoges. L’accès à la maison est condamné, les techniciens d’areva entament les relevés. À Paris, le ministre de l’écologie, du Développement durable et de l’énergie de l’époque, Philippe Martin, est alerté. “C’était la panique au ministère, se rappelle un membre de son cabinet. Il y avait une inquiétude sur le potentiel déflagrateur du truc, surtout quand on a su que la dame gardait des enfants.” Sylvie Jusiak est en effet devenue “nounou”, comme elle en rêvait. Pendant seize ans, des dizaines d’enfants sont passés dans l’ancienne station-service transformée en piège radioactif. “J’adorais leur croquer les joues”, dit-elle. Quelles conséquences l’exposition au radon aura sur eux? Où sontils aujourd’hui, et comment retrouver leur trace? D’un jour à l’autre, la presse nationale débarque à Bessines-sur-gartempe. “C’était comme dans un film, le ciel qui nous tombe sur la tête”, raconte Sylvie. Les Jusiak sont exfiltrés au camping municipal, où un mobile home a été mis à leur disposition. Aurore, qui prépare le bac, et Audrey partagent la même chambre. Des policiers font le pied de grue autour du camping. Avec la copine qu’elle a appelée à la rescousse pour l’aider à transporter quelques affaires, Sylvie fume des cigarettes à l’arrière de la caravane et observe, curieuse et inquiète, la meute de journalistes venus de toute la France pour elle. Thierry Jusiak finit par accepter de témoigner devant les caméras de France 3 –depuis, aucun des deux ne s’est ouvert aux médias. Ses propos erratiques trahissent son incrédulité. “Je sais pas à quoi correspondent (les chiffres, ndlr), je sais pas, je sais pas…” Quand la presse la surnomme “la Nounou radioactive”, Sylvie Jusiak s’effondre. Un sentiment de culpabilité insoluble la ronge, comme si elle se sentait responsable d’une faute qu’elle n’a pas commise. Mais se pose quand même une question: comment des résidus de traitement d’uranium ont-ils bien pu se retrouver sous la maison de leurs rêves?
Deux ans et demi sans rien faire
L’uranium a été l’un des miracles de la France des Trente Glorieuses, et Bessinessur-gartempe sa capitale dorée. Initiée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au moment du développement du nucléaire militaire, l’exploitation industrielle de l’uranium s’étend sur plus de 50 ans, jusqu’en 2001, quand le site de Jouac, en Haute-vienne, ferme définitivement ses portes. En un demi-siècle, la France aura construit ses bombes et fourni l’électricité des lave-vaisselle et des micro-ondes de sa “révolution invisible” en sortant de son sol 52 millions de tonnes de minerais, dont 76 000 tonnes d’uranium, répartis sur 250 sites et 26 départements. Le Limousin a été le coeur de cette industrie, 40% de l’uranium français provenant de ses sous-sols. Pour extraire le minerai exploitable, il a fallu également sortir du sol ce que l’on appelle les stériles: la terre et les roches au contact de l’uranium. À l’époque, on considère qu’ils ne présentent pas de danger particulier, alors qu’ils sont en réalité marqués en radioactivité. Ils sont entreposés en tas aux abords des mines, exploités pour construire les routes de la région. Les habitants des alentours viennent taper dans les réserves pour leurs travaux personnels: remblayage de cours de ferme, chemins, murets, etc. Les anciens racontent qu’à l’époque de la Cogema, l’ancêtre d’areva, une semi-remorque de ces stériles dont personne ne savait que faire s’échangeait contre une bouteille de pastis, et encore, pour le plaisir de boire. Antoine Gatet, juriste en environnement et membre de l’association Sources et rivières du Limousin, a fait le calcul. Rien que pour le Limousin, 58 millions de tonnes de stériles ont été générées, soit l’équivalent d’une autoroute quatre voies Paris-toulouse, remplie sur deux mètres de hauteur. Officiellement, deux millions de tonnes de stériles sur les 170 millions produites en France ont été réutilisées dans le domaine public. Officieusement, on estime que 600 000 autres tonnes se seraient envolées dans la nature. Résultat: la France est aujourd’hui jonchée de ces stériles, disséminés partout autour des 250 sites d’extraction, sous les routes et les chemins pédestres, au fond des lacs et des étangs, dans des arrière-cours, des parkings, et qui sait où encore.
En 2009, une enquête, “Uranium: le scandale de la France contaminée”, diffusée sur France 3, forçait l’état, en théorie chargé de surveiller la fermeture des mines, à réagir. Le 22 juillet 2009, une circulaire ministérielle prévoit qu’areva réalise un recensement
des lieux de réutilisation des stériles d’uranium à travers la France et participe aux travaux d’assainissement qui s’avéreraient nécessaires. La circulaire Borloo, comme elle a été surnommée, demande également à Areva de mettre cet inventaire à la disposition du public et de l’inscrire dans les plans locaux d’urbanisme. Entre 2009 et 2011, Areva conduit donc un survol aérien du territoire français par hélicoptère. Des spectromètres gamma permettent d’identifier les zones rouges. Puis, de 2011 à 2013, des contrôles au sol sont réalisés pour vérifier les conséquences des anomalies relevées. Une opération extrêmement coûteuse pour un groupe qui a déjà englouti des milliards dans des gisements bidons en Afrique –le scandale d’uramin. L’entreprise refuse aujourd’hui de communiquer les montants investis pour le recensement des stériles. C’est en tout cas lors de cette opération qu’est apparu le “problème Jusiak”. La carte établie à la suite des relevés par hélicoptère est criblée d’impacts. Rien qu’à Bessines, 49 zones problématiques sont délimitées et 36 “fiches de contrôle au sol” sont dressées par la multinationale. Trois d’entre elles font sauter les compteurs: une zone industrielle abandonnée, le Garage du pont et, donc, l’ancienne station-service. La fiche des Jusiak a été établie le 13 décembre 2011 et relève un important dépassement du seuil critique. Le technicien signataire de la fiche, David Verbois, précise alors: “Prise de mesures sur terrain et sous-sol de la maison de Mme Jusiak. Il s’agit d’une ancienne stationservice et madame est gardienne d’enfants.” Il propose également une “intervention pour retirer les matériaux marqués” et indique que le maire de Bessines est contacté. Ce n’est pourtant que deux ans et un mois plus tard, en janvier 2014, que les Jusiak seront alertés et que des capteurs de radon seront installés dans la maison. Autant dire que quand les chiffres inouïs tombent, personne n’a intérêt à ébruiter l’affaire. Ni l’état, censé surveiller la gestion de l’après-mine et dont la dissémination des stériles montre clairement l’insuffisance. Ni Areva, qui est en charge des réparations nécessaires. La consigne est claire: “Ça a tout de suite été pris en charge par le cabinet et l’administration centrale pour tenter d’étouffer l’histoire”, rapporte le membre du ministère de l’environnement. “C’est même remonté jusqu’à Matignon”, assure Thierry. Le préfet Michel Jau est chargé d’éteindre le feu. Il reçoit les Jusiak peu après leur expulsion. Le décorum de l’institution impressionne le couple, la réunion passe comme un brouillard dans ces jours où tout va trop vite. “C’était beau là-dedans, se rappelle simplement Madame Jusiak. Ça a duré une heure et demie. On en avait marre, il faisait chaud, on avait soif.” Michel Jau flatte leur sens de la discrétion et les incite surtout à faire profil bas. “C’est sûr qu’il a bien parlé, poursuit Sylvie Jusiak. Il nous a dit: ‘On vous remercie d’être aussi compréhensifs vis-à-vis de votre situation.’ On n’avait pas le choix, il fallait bien obéir à ce qu’ils nous faisaient faire. Il nous a aussi dit: ‘Surtout, évitez les journalistes.’”
“C’est très difficile de faire en sorte qu’areva reconnaisse sa faute”
Sylvie Jusiak a été une nourrice scrupuleuse. Elle a conservé les noms et les photos des enfants qu’elle a gardés depuis mars 1999 dans un grand classeur bleu, qu’elle ouvre aujourd’hui avec émotion en tournant les pages des souvenirs. “Les pauvres petits, dit-elle. J’en ai gardé une trentaine en tout.” Grâce à cette liste, L’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et L’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) contactent très vite tous les parents. Jessy Duchilier est l’un d’entre eux. Son fils, Noah, âgé aujourd’hui de 8 ans, a été gardé par Madame Jusiak entre 2012 et 2014. Jessy
se rend à Limoges pour qu’on lui expose la situation. Il écrit aussi à la maire de Bessines pour l’interroger sur ce délai de deux années entre la découverte d’un problème et l’annonce aux familles. Mais elle ne répondra jamais. “Elle était seulement intéressée par l’impact médiatique”, soupire le père de famille. La semaine suivante, les Jusiak et les enfants réalisent des tests à l’hôpital. Ils plongent dans une grande baignoire. Si une “tache au poumon” est détectée chez Sylvie et que son passé de fumeuse potentialise très dangereusement le risque de cancer, les autres en sortent “intacts”: aucune analyse ne peut indiquer si leur corps a été ou non marqué par le radon. “Quand des maisons ont été construites sur des stériles, le radon s’infiltre dans toutes les fissures, explique le professeur Boris Melloni, en charge des analyses à Limoges. C’est un risque majeur. Mais comme il n’y a pas de marquage de la radioactivité avec le radon, on ne peut pas dire si tel ou tel enfant est menacé. On sait en revanche que l’exposition au radon augmente de manière très importante les risques de cancer du poumon.” Selon l’institut national du cancer, le radon serait en effet la deuxième cause de cancer du poumon en France (de 1234 à 2913 décés par an). Pas de quoi rassurer les parents des enfants gardés par Madame Jusiak. Pour se prémunir de potentielles conséquences à retardement et se défendre le cas échéant, ils ont fondé l’association Radon 87. En touchant du bois pour le futur. “Même si un cancer se déclare, personne ne pourra prouver que l’exposition au radon en est la cause, souffle Jessy. On a créé l’association pour cela, garder une trace, un historique de ce qui s’est passé, pour qu’on n’oublie pas que ces enfants sont passés par cette maison.”
Quelques jours après l’évacuation catastrophe des Jusiak, Christophe Andrès vient rendre visite au couple pour lui soumettre l’idée d’un protocole d’accord avec Areva. Le deal est assez simple à comprendre: s’engager à ne pas poursuivre l’entreprise en échange d’une nouvelle maison. “Il nous a dit: ‘N’allez pas au tribunal, vous allez perdre.’” Des amis ont pourtant glissé à Thierry Jusiak que cette affaire, c’était son loto à lui, qu’il ne lui restait qu’à empocher le jackpot. Forcément, l’idée germe dans son esprit. “On s’était imaginé avoir la villa dans les îles, la vie de rêve, le paradis.” Les Jusiak ont toutes les raisons du monde de demander réparation, et bien plus encore. Mais il faut avoir les reins solides pour s’attaquer à Areva. “C’est très difficile de faire en sorte qu’areva reconnaisse sa faute, atteste le juriste Antoine Gatet, qui a déjà emmené l’entreprise devant les tribunaux. Ils vont dire que ça ne vient pas d’eux, que c’est le constructeur de l’époque qui a utilisé des matériaux illégalement ou que c’est un habitant qui en a ramené dans sa bagnole. Il faut avoir les moyens de gueuler fort.” Or les Jusiak n’ont ni l’argent ni les relations, et peut-être pas la force de s’attaquer à Goliath. Thierry est en arrêt maladie depuis près d’un an, en burn-out aux abattoirs. Il a bien pensé à “s’enchaîner au portail de la maison pour montrer qu’on ne pouvait pas [les] virer de chez [eux] comme ça”, mais il a finalement renoncé. Aucun ténor du barreau, aucune association de défense de l’environnement n’ont approché la famille pour lui proposer leurs services. Alors, quand il faut chercher quelqu’un pour négocier avec Areva, les Jusiak demandent conseil à une amie dont la fille récemment divorcée les envoie vers son avocate, Hélènecharlotte Karoutsos. Celle-ci leur propose d’aller jusqu’au procès, dont ils savent qu’il sera coûteux, interminable, moralement et physiquement destructeur. C’est en tout cas ce que “Monsieur Andrès” leur a dit. Les Jusiak décident d’accepter le protocole. “C’était le pot de terre contre le pot de fer”, résumentils. Le jour de la négociation, il y a, en face, Christophe Andrès, toujours, et “l’avocat de Paris”. Les Jusiak auraient aimé une nouvelle maison avec quatre chambres, une de plus que dans l’ancienne station-service. “Mais Monsieur Andrès était venu nous dire que ça ne passerait pas, que quatre chambres c’était trop. Bon, on voyait qu’il défendait un peu le bifteck d’areva quand même…” Devant les hommes de la multinationale, Audrey, la fille aînée, éclate en sanglots et ne se prive pas de dire quelques vérités à M. Andrès, dont elle se souvient qu’il montrait fièrement à son père les plans de la piscine qu’il s’apprêtait à faire construire: “T’avais envie de lui dire: ‘C’est bien, nous notre maison est sur le point d’être démolie, quoi!’ Il m’a déçue, à un moment il a dit: ‘Mais enfin, vous aurez une plus belle maison!’ C’est là que j’ai craqué et poussé un coup de gueule. ‘Oui, mais mes souvenirs d’enfance, alors?’ C’est comme si après vous avoir arraché le coeur, on vous disait: ‘Vous en aurez un nouveau.’ On m’a enlevé mon enfance, mes souvenirs, ça ne peut pas être une question d’argent, c’est inestimable!” Plusieurs rounds plus tard, après avoir “gratté quand même quelques sous”, les Jusiak acceptent de signer un protocole d’accord. Pas de poursuite possible, sauf en cas de problèmes médicaux futurs liés à l’exposition au radon ; et en échange, une demeure flambant neuve, construite le long de l’avenue de Limoges, une centaine de mètres plus haut que la maison de leur vie, en face du supermarché Aldi.
Pour extraire le minerai exploitable, il a fallu sortir du sol ce que l’on appelle les stériles: la terre et les roches au contact de l’uranium. Qui ont été utilisés par les habitants pour leurs travaux personnels. Sans savoir qu’ils étaient radioactifs.
“L’incident” de la station-service et le calvaire des Jusiak auraient dû faire prendre conscience aux autorités de la nécessité de répertorier et nettoyer les sites dangereux, afin qu’une telle mésaventure ne se reproduise plus. C’est en théorie le cas puisqu’une instruction de 2013 a complété la circulaire de 2009 pour renforcer le contrôle. Avant qu’une autre, le 4 avril 2014, ne vienne à son tour “demander la réalisation de diagnostics ‘radon’ dans l’ensemble des lieux de vie situés à proximité des stériles miniers”, explique le ministère de l’environnement. Areva a distribué des “kits radon” dans les 600 bâtiments des zones en question. Seuls 274 ont été retournés, plus de la moitié d’entre eux montrant des teneurs en radon supérieures à 300 Bq/m³. Et 53 kits ont été jugés “prioritaires”. Mais dans la pratique, tout indique que l’état et Areva continuent de fuir leurs responsabilités. Les deux, du moins, tentent d’échapper aux questions. Le ministère, après plusieurs demandes d’entretien auprès de la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), s’est contenté d’évasifs “éléments de réponse relatifs au recensement des lieux de réutilisation des stériles miniers d’uranium”, par mail. Même pratique chez Areva, qui aura mis trois mois pour répondre vaguement à des questions préalables à un entretien qui n’aura finalement jamais lieu… Serait-ce parce que l’entreprise sait qu’elle manque à toutes ses obligations? L’esquive ne surprend guère les associations, la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) notamment, qui tentent d’alerter l’opinion publique sur la gestion déplorable des stériles par Areva. Les mesures seraient réalisées en dépit du bon sens (à un mètre du sol, en prenant en compte en priorité la valeur moyenne), et les seuils d’intervention seraient bien trop élevés, conduisant des personnes à subir des doses semblables à celles des travailleurs du nucléaire. “Surtout, la décision de décontaminer est prise en calculant la dose subie par des personnes qui fréquentent le lieu, détaille Bruno Chareyron, directeur du laboratoire de la Criirad. On dépollue donc en fonction de la présence humaine actuelle, mais pas d’une potentielle présence future. C’est une aberration si on réfléchit à long terme.” L’unité de mesure retenue pour décider si des travaux doivent être menés ou non –la dose efficace ajoutée annuelle, en msv/an– fait que seuls les risques directs et immédiats pour l’homme sont pris en compte, pas ceux pour l’environnement ni ceux pour les prochaines générations. Il pourra par exemple y avoir des tonnes de stériles radioactifs sous un chemin de promenade sans qu’areva ne doive les enlever, puisque personne n’y vit à temps plein. La circulaire Borloo demandait également à la multinationale de s’affranchir d’une mission d’information, de mettre à la disposition du public les données collectées. L’enjeu est de taille: il s’agit justement, en l’absence d’une dépollution systématique de l’ensemble des stériles disséminés sur le territoire, d’en garder mémoire afin d’éviter que, demain, on y construise un camping, une maison ou, pourquoi pas, une garderie. “Les cartes de recensement de stériles ont été mises à la disposition du public sur les sites internet des DREAL (les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement, ndlr), ainsi que dans les mairies concernées”, s’enorgueillit-on aujourd’hui au ministère de l’environnement. Dans les faits, ces fameuses cartes sont pourtant quasiment introuvables sur les sites des DREAL, et de toute façon illisibles quand on parvient à y avoir accès. Dans de nombreuses mairies, personne ne semble en outre jamais en avoir entendu parler. “C’est comme s’il y avait une marée noire et que l’on ne faisait rien parce qu’il n’y a personne sur la plage, illustre Antoine Gatet, qui s’arracherait volontiers quelques touffes de sa crinière blonde. Je suis désolé, mais on ne dit pas aux gens: ‘C’est pas grave, si vous ne léchez pas les rochers, vous ne serez pas malade.’ Donc, soit on met des panneaux avec des sigles radioactifs partout pour prévenir du risque, soit on nettoie. Évidemment, le problème c’est que ça va coûter très cher à Areva de faire ça proprement et correctement. Mais maintenant que l’on sait où sont les stériles, c’est le moment ou jamais de les enlever définitivement, avant qu’on ne les dissémine à nouveau.”
“Ventilez, et tout ira bien.” C’est un peu tout ce qu’il ya à retenir des préconisations de l’adjoint au maire de Bessines, Maurice Beffaral, quand on l’interroge sur la problématique des stériles. Quant à la maire, Andréa Brouille, elle s’est fait porter pâle au moment de répondre aux questions. Bessines préfère aujourd’hui enterrer son passé nucléaire et se vendre comme “le premier village étape de France”, dixit Beffaral. Du côté d’areva, c’est un peu la même chanson, avec un refrain qui dit “Circulez, il n’y a rien à voir”. C’est le problème quand le juge est partie, que le contrôleur est le contrôlé et que l’intérêt public se confond avec l’intérêt d’une entreprise encore à 86,52% publique. Prenons l’exemple d’un site qui apparaissait sur les cartes comme l’un des trois points rouges de la ville de Bessines, à l’instar de la maison des Jusiak: le Garage du pont.
Qu’en est-il aujourd’hui? Après insistance auprès de la compagnie, voilà ce qu’elle communique: “Suite aux résultats du premier kit radon envoyé par Areva au propriétaire, la société Algade (filiale d’areva, ndlr) a réalisé un diagnostic détaillé démontrant des flux de radon normaux, sans risque sanitaire, et en dessous des seuils d’alerte. Nous avons mis en place un deuxième kit radon afin de confirmer les résultats dans des conditions de mesure normées et réglementaires (sur 2 mois en conditions hivernales). Nous attendons les conclusions d’ici quelques mois”. Le propriétaire du bail depuis septembre 2016, qui ignorait tout des suspicions sur la dangerosité potentielle du site lors de notre visite en février dernier, a effectivement reçu un coup de téléphone d’areva début mars pour se voir proposer d’installer des capteurs. Il a accepté. Mais du coup, quelles que soient les “conclusions”, elles ne porteront en réalité que sur une dizaine de jours en “conditions hivernales”… Le propriétaire précédent, qui n’est resté que quatorze mois avant de déposer le bilan, a lui une autre expérience de la venue des agents d’areva. “Tout le garage est construit sur des stériles, alors on nous dit: ‘Si c’est ventilé, ce n’est pas nocif.’ OK, mais finalement, ils ont curé toute la petite côte sur 40 centimètres, remblayé, remis du goudron, alors que c’est dehors, donc ventilé par définition. Je leur ai fait remarquer que c’était curieux comme décision d’intervenir là et pas à l’intérieur où les capteurs sonnent plus forts que dehors, et où c’est forcément moins ventilé. Ils m’ont dit: ‘Ça ne risque rien.’ En même temps, ils ont quand même insisté sur le fait qu’il fallait éviter que la petite d’1 an aille dans le garage…” L’affaire n’étant pas très rentable, l’homme envisage de réhabiliter un appartement dans l’enceinte du garage pour y habiter et ainsi économiser un loyer. Il en fait part à un agent d’areva. “Il m’a dit: ‘Il faudra bien ventiler dans toutes les pièces.’ Je leur ai répondu que l’idée, comme les affaires sont mauvaises, c’est que ma bellefille y garde des gamins. Et là, le mec d’areva a hurlé: ‘Surtout pas! Il n’en est pas question!’ Alors, je lui ai demandé: ‘Donc c’est dangereux pour les enfants des autres mais pour la nôtre et pour nous, ça va? Vous rigolez?’”
“Du pactole, il ne nous reste plus rien”
Ce mercredi matin de février 2017, les Jusiak reçoivent pour le petit déjeuner dans leur nouvelle maison. Lors de notre précédente visite deux ans plus tôt, ils s’étaient installés dans un modeste pavillon du lotissement de Sagnat, à Bessines, après avoir passé deux mois dans le mobile home du camping municipal. Ils attendaient que “Désirée” – le nom, en fer forgé, a été fixé au mur– sorte de terre. Ils y ont emménagé le 20 mars 2016 mais la crémaillère n’a pas été pendue. Faute de moyens, disent-ils. Pourtant, les Jusiak n’ont pas fait d’excès particulier avec l’argent d’areva, et pour cause: afin de s’assurer qu’ils finiraient bien par avoir un toit à eux audessus de leur tête, les cordons de la bourse ont été confiés à leur avocate, validant et s’acquittant directement en leur nom des diverses factures. “On a eu aussi à payer le remboursement de la fin du crédit de l’ancienne maison, qu’on ne pouvait plus habiter. Et en arrivant dans celle-ci, 2 600 euros de taxe d’aménagement, 400 euros de taxe d’archéologie, 1 200 euros de raccordement au tout-à-l’égout. Du pactole, il ne nous reste plus rien”, assure Thierry, alors que le moteur d’un tracteur vient interrompre le long silence qui suit. C’est Michel, un ancien de la Cogema (ex nom d’areva), qui vient filer un coup de main. Pour améliorer l’ordinaire, Thierry a vendu une partie de sa réserve de bois, qu’il faut livrer à quelques kilomètres de là. Thierry est aujourd’hui indéniablement en meilleure forme que Sylvie, alors que c’est elle qui tenait le coup pour deux, avant. Il a même retrouvé un travail comme agent d’entretien des espaces verts. Elle s’est remise à fumer, même si ce vice, selon les docteurs, a considérablement augmenté les conséquences possibles de l’exposition au radon dans l’ancienne maison, et qu’il n’est évidemment pas recommandé de jouer avec le feu. “Pfiou, pourvu que je sois partie le plus vite possible”, lâche-t-elle les yeux dans le vide. Voilà un an qu’elle a arrêté de garder ses “pitchouns”. Ça lui manque. Déjà, en 2015, elle avait perdu l’appétit, le sommeil, l’envie de parler, et “balançait parfois les chaises”. Et puis en juillet 2016, une fois arrivée dans la nouvelle maison, elle a fait une crise. Elle ne pouvait plus respirer. “Elle était en suffocation, on l’a transportée à l’hôpital. Elle se débattait, on ne pouvait pas la tenir”, raconte Thierry. Tous les deux voient un psy et sont sous traitement. Celui de Thierry est au courant de tout pour la maison, mais Sylvie, elle, n’en a jamais pipé mot. “Impossible. Pourtant, je pense tout le temps à l’autre, je n’arrive pas à m’y faire, c’est comme si on avait arraché un doudou à un enfant. Ici, ce n’est pas chez moi.”
“Soit on met des panneaux avec des sigles radioactifs partout pour prévenir du risque, soit on nettoie. Évidemment, le problème c’est que ça va coûter très cher à Areva de faire ça proprement et correctement”
Antoine Gatet, juriste en environnement