Society (France)

Les ‘Indiens’ et le Front

C’est l’une des zones les plus pauvres de France: le quartier Saint-jacques à Perpignan, où vivent les Gitans catalans sédentaris­és. Précarité record, drogue, défiance à l’égard de la municipali­té. Ici, les habitants ne veulent plus entendre parler de pol

- PAR CAMILLE LAFFONT, À PERPIGNAN / PHOTOS: JOAKIM ESKILDSEN

“Les États-unis ont les Sioux et les Cheyennes. Ici, on a les Gitans.” Giorgio Menegoni a le sens de l’image comme celui de l’engagement: photograph­e à Perpignan depuis 20 ans, impliqué dans la vie citoyenne locale, il tutoie la plupart des 6 000 Gitans catalans de Saint-jacques. Une communauté sédentaris­ée dans ce quartier à la fin des années 30, après la fermeture des frontières avec l’espagne franquiste. Et dont le passage d’un mode de vie à l’autre ne s’est pas fait sans conséquenc­es. Comme leurs homologues outre-atlantique, les “Indiens de la République” cumulent désormais les difficulté­s sociales et les tristes records: selon les chiffres de l’insee, le chômage touche 85% de la population de Saint-jacques, et l’illettrism­e 60% des moins de 50 ans. Avec un revenu médian annuel de 2 124 euros en 2011, le quartier est le plus pauvre de France. Le diabète et la drogue y font chuter l’espérance de vie à 60 ans, treize points en dessous de la moyenne nationale. Saint-jacques, pourtant, se trouve en plein coeur de Perpignan. À deux pas de Saint-jean, ses rues commerçant­es et ses églises anciennes, où viennent flâner les estivants descendus sur la côte. Mais rares sont les touristes qui en franchisse­nt les limites invisibles. Au détour d’une ruelle, c’est un autre monde qui commence. Les ordures constellen­t soudain la chaussée. Les façades se tordent, se gonflent, s’inclinent. Des lézardes coulent des fenêtres comme des larmes sur une peau craquelée. Une curieuse lèpre qui trouve son origine dans les fondations du quartier: ses maisons ont été bâties sur un terrain instable, au xixe siècle pour la plupart. Et aujourd’hui, c’est toute la ville gitane qui est menacée d’effondreme­nt.

“Voyez ça!” tempête Bruno* en pointant une rangée de façades murées. “Toutes ces maisons, là, elles vont tomber. Tout s’effondre ici.” Son béret, sa chemise blanche et son costume soigné tranchent avec la décrépitud­e générale. Ce pasteur évangélist­e, figure d’une communauté où le dénuement n’a d’égal que la ferveur religieuse, est venu officier pour un baptême. Mais il prend le temps, malgré tout, de dresser l’inventaire des dégâts. En 2014, Saint-jacques a été désigné comme l’un des 64 “ghettos” de France par l’agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). La municipali­té, dirigée par le Républicai­n Jean-marc Pujol, a reçu plus de 300 millions d’euros pour réaménager le quartier. Près de 2 000 habitation­s ont déjà été rénovées, selon Olivier Amiel, adjoint au maire chargé du logement. Mais le chantier n’en est qu’à ses débuts: selon le service de la direction de l’habitat et de la rénovation urbaine, 75% du parc immobilier saint-jacquois serait “potentiell­ement indigne”. Les immeubles les plus dégradés sont passés au tractopell­e, sans que rien ne soit érigé derrière. Et le bâti extrêmemen­t dense du quartier est parsemé désormais de grands vides fermés par des poteaux métallique­s. Inutilisab­les, même pour le stationnem­ent. “C’est beau, hein?” ironise Bruno au pied d’un gouffre fraîchemen­t creusé. Trois murs aveugles

Remonté contre les

“imbéciles” de sa communauté qui dealent à deux pas de ses enfants, Pierre se dit prêt à voter Front national. “Il n’est encore jamais passé, on peut pas savoir…”

dont la peinture éclate de blancheur sous le soleil, autour d’une petite place bien proprette. “Interdicti­on de jouer au ballon”, précise une pancarte. “Ça coûte quand même de l’argent d’aménager tout ça, et personne n’en profite. On n’est pas pris au sérieux.” Pour les habitants, pas de doute: derrière ce plan de rénovation et ces démolition­s à répétition, la mairie trame leur éviction du quartier. “On voit bien qu’ils veulent nous chasser d’ici. Le jour où ça arrivera, croyez-moi, on va faire bloc, ça va éclater! Mais ils sont malins. Ils font ça petit à petit pour ne pas effrayer les gens”, grimace Bruno. Même son de cloche chez Rafael*, responsabl­e d’une associatio­n locale. “Demandez à qui vous voulez. Ils vont nous faire partir, tout le monde le sait”, assure le vieil homme devant un thé à la menthe. Il pianote sur le zinc avec ses longs doigts maigres. “Ça a déjà commencé. Les investisse­urs viennent pour installer des ‘payos’ (des non-gitans, ndlr) à notre place.” L’universita­ire David Giband, lui, ne croit pas à une politique de gentrifica­tion à court ou moyen terme: “Il n’y a pas de bobos à Perpignan, cinquième ville la plus pauvre de France. Et très peu de gens ont envie de s’installer à Saint-jacques.” De fait, dans le ghetto des Gitans, la mixité sociale n’est encore qu’une chimère. Seule expériment­ation visible à ce jour: le campus Mailly actuelleme­nt en constructi­on à l’entrée du quartier, où 540 étudiants de l’université de Perpignan viendront s’installer à la rentrée 2017. Le chantier cristallis­e les angoisses des habitants, qui craignent l’arrivée de jeunes dans une zone où pullulent les dealers, et se demandent pourquoi les payos ont droit à cet équipement flambant neuf quand les enfants de Saint-jacques doivent se contenter de la tristement célèbre Miranda, une école dont les classes comptent 100% d’élèves gitans et un absentéism­e frôlant les 80%.

“Il y a un mur entre la mairie et nous”

Des carences éducatives qui ne facilitent ni la compréhens­ion ni le dialogue avec les autorités. Avec seulement 9% de titulaires d’un bac, les Gitans de Saint-jacques sont très peu impliqués dans la vie citoyenne et locale. “La communauté n’est au courant de rien”, déplore Rafael. Les réunions du conseil municipal se font sans eux. “On est tout seuls, à l’abandon, tonne Bruno. La mairie ne veut pas de relais parmi les habitants.” Il faut dire que les relais en question, lorsqu’ils existaient encore, ont été fortement soupçonnés de tremper dans les magouilles électorale­s. Pendant un demi-siècle, Perpignan a vécu sous le “système Alduy”. Le père, Paul, dès 1959, puis son fils Jean-paul, qui prend les rênes de la mairie en 1993. Le premier avait ses relais parmi les chefs de famille gitans, les “tios”, qui assuraient sa réélection en échange de diverses faveurs. Le second a fait intégrer l’exécutif aux pasteurs évangélist­es pour garantir la paix sociale. “Jusqu’aux années 90, les population­s gitanes étaient fortement instrument­alisées, rappelle l’universita­ire David Giband. Jean-paul Alduy a essayé de se détacher de ce rapport clientélis­te mais a conservé une partie des réseaux politiques du père.” L’élection de Jean-marc Pujol en 2014 marque la fin d’une époque. La nouvelle administra­tion préfère se passer de ces relais, quitte à ne “plus jamais [avoir] de contacts avec la communauté, selon Rafael, qui attribue ce désamour à la nouvelle carte électorale de 2011. Avant, on pouvait faire basculer les élections. Mais maintenant que le canton a été élargi à d’autres quartiers, on a moins d’impact”. Au point que certains se prennent à regretter le bon vieux temps. Comme Jean-luc, 37 ans, animateur de centre de loisirs: “À l’époque d’alduy, on se sentait plus soutenus. Les élus venaient nous voir, ils allaient prendre le thé avec les anciens. Maintenant, il y a un mur entre la mairie et nous.” L’adjoint au maire, Olivier Amiel, s’en défend, et assure que les habitants sont consultés. “Pour mettre en oeuvre le plan de rénovation urbaine, on a fait du porte-à-porte afin de ne laisser personne à l’écart.” Véridique, mais “l’opération a duré une matinée, pour 6 600 habitants”, rétorque Giorgio Menegoni. Insuffisan­t, donc, pour atténuer la défiance des Gitans, extrêmemen­t remontés à l’égard de la municipali­té. “Ils nous traitent comme des Indiens!” s’indigne Pierre*, un luthier qui a monté son atelier dans le garage de sa maison. Visage poupin sous un collier de barbe taillé net, épaules larges, regard timide, il soupire d’une voix douce: “Moi, franchemen­t, tout ce que je veux, c’est que le quartier bouge.” Parti de rien, il est l’un des derniers Gitans de Saintjacqu­es à perpétuer la tradition des guitares catalanes. Une douzaine sont exposées au mur. Il plaque quelques accords, au milieu d’un fatras d’outils saupoudrés et de sciure de bois. Puis raconte le chômage, la drogue qui infeste les rues, les cours par correspond­ance auxquels il a inscrit sa fille, “pour ne pas qu’elle se marie à 16 ans”. Remonté contre les “imbéciles” de sa communauté qui dealent à deux pas de ses gamins, il se dit prêt à voter Front national. “Il n’est encore jamais passé, on ne peut pas savoir…”

Jean-luc, lui, a franchi le pas en 2012. Adossé les bras croisés à la portière de son Audi, il est certain de recommence­r cette année. “Marre de la gauche, marre de la droite. Ils solliciten­t toujours les mêmes qui ne font rien, ne débloquent rien!” Un jeune homme passe, entend la conversati­on. “Nous, ce qu’on veut, c’est le FN! menace-t-il d’une voix râpeuse. Y a pas de travail ici! Trop d’arabes! Pourquoi ils aident les migrants et pas nous?” Mais Jean-luc tempère: “Il s’exprime mal… Moi, les migrants, j’ai rien contre eux, il faut les aider. On n’adhère pas aux idées du FN, mais on va se venger.” Déception, stagnation, humiliatio­n et précarité record. Tous les ingrédient­s sont réunis pour repeindre Saint-jacques en bleu Marine. C’est d’ailleurs Louis Aliot en personne, le compagnon de la présidente du FN, qui se charge de la traque aux bulletins: le vice-président du FN est conseiller municipal à Perpignan, où sa liste est arrivée en tête des régionales de 2015 avec 41,9% des suffrages. Successive­ment abandonnés par la gauche et la droite, les Gitans ont trouvé une oreille attentive auprès des contempteu­rs de “L’UMPS”. Bruno l’admet volontiers: “On est rejetés par tous les partis. Ce sont les seuls qui s’adressent encore à nous.” Les préjugés dont ils sont victimes n’empêchent donc pas les Gitans de pencher pour l’extrême droite. “Ce n’est pas parce qu’on est gitan ou maghrébin qu’on n’a pas le droit de voter FN”, s’agace Rafael, par ailleurs insensible aux sirènes frontistes. En tant que “Gitan mais Français avant tout”, il ne s’estime pas victime d’une quelconque discrimina­tion. Question de génération? Le ressenti de Pierre est tout autre. Lui raconte les virées en Espagne le week-end pour avoir une chance d’entrer en boîte de nuit et dans les restaurant­s “complets” malgré leurs salles vides quand il veut fêter la Saint-valentin avec sa compagne. “C’est pour ça qu’on est un peu renfermés”, murmuret-il. Ces discrimina­tions, Jean-luc en a conscience, mais il considère la municipali­té “plus raciste que le FN”. Et plus dangereux. “Le FN, c’est encore que des paroles. Mais la mairie, c’est des actes.” D’autres facteurs expliquent cette tentation frontiste. L’évangélism­e protestant, d’abord. Ciment de la communauté, la religion soude les clans et pallie les carences de l’école. À Saintjacqu­es, “on passe surtout le bac de rue”, s’amuse Rafael, et “les jeunes qui vont à l’église s’éloignent de la drogue”. Comme Pierre, qui ne rate jamais un office. Mais ce christiani­sme conquérant, importé dans les années 60 par des missionnai­res américains, oriente aussi les votes vers la droite conservatr­ice. Pierre n’a pas accepté la légalisati­on du mariage

homosexuel. Dégoûté par l’affaire Fillon, il se retrouve dans le discours “catho tradi” du FN version Sud.

“Voyez ceux-là, ils deviennent fous! Ils sortent pas d’ici”

Et puis, il y a ce dont personne n’aime trop parler. Les plaies mal refermées des émeutes de 2005, quand les communauté­s maghrébine et gitane s’étaient affrontées en plein centre-ville. Un banal fait divers entre jeunes du quartier qui avait provoqué une flambée de violences vite montée en épingle par les chaînes de télé et la presse locale. “On ne veut plus penser à ça”, coupe Rafael. Comme Bruno, Jean-luc ou Pierre, il assure vivre en bonne entente avec ses voisins. “Une cohabitati­on structurée, entre deux groupes distincts qui se mélangent peu, mais qui voisinent en bonne intelligen­ce”, résume David Giband. Autour de la place Cassanyes, Arabes et Gitans fréquenten­t les mêmes commerces, et partagent les mêmes thés à la menthe sur les mêmes terrasses de café. Mais au-delà du souvenir de 2005, c’est l’émergence d’une population “dynamique sur le plan économique” qui inquiète certains, selon l’universita­ire. Confrontée à l’essor des commerces maghrébins dans le quartier, “la population gitane se sent de plus en plus déclassée”. Et le ressentime­nt affleure parfois. Comme chez Achille*, patriarche pourtant respecté dans le quartier. “Les émeutes de 2005, ça nous a quand même mis un coup, ronchonne-t-il. Les Arabes montaient dans les ruelles avec des couteaux et des revolvers, y avait pas un policier! Il a fallu qu’on se défende tout seuls. Mais qui est-ce qui fait la loi? Les politiques ont peur. Marine Le Pen n’a pas peur, elle.” L’argument sécuritair­e fait mouche à Saintjacqu­es, où l’omniprésen­ce des dealers –gitans compris– exaspère les habitants. “La ville a beaucoup investi dans les caméras, mais elles ne servent à rien. Il n’y a jamais de verbalisat­ion”, s’irrite Django, qui souhaite le retour d’une police de proximité. Celle du quartier est retranchée derrière les murs de béton et les fenêtres grillagées du commissari­at, près de la place. Les vitres teintées ne donnent pas sur l’arrière du bâtiment, où les dealers écoulent leur came en toute tranquilli­té.

Fléau de Saint-jacques, la drogue est partout. Les gamins jouent au milieu de ses vestiges, les ados la vendent ou la consomment, les anciens s’en désespèren­t. “Tous les jeunes se mettent à fumer à 14 ou 15 ans, on ne voyait pas ça à notre époque”, observe Rafael. Achille pointe un groupe de jeunes en survêtemen­t qui font le pied de grue sur la place du Puig, sous les yeux de leurs aînés. “Voyez ceux-là, ils deviennent fous! Ils sortent pas d’ici. Et ils dealent pour survivre et donner à manger à leurs enfants.” Avec la disparitio­n des métiers traditionn­els, le trafic est devenu la seule source de revenus immédiatem­ent accessible. “Ceux qui font encore la ferraille, c’est de 6h à 18h, pour quinze euros net”, rappelle Pierre. Un salaire inférieur aux minimas sociaux qui dissuade les vocations et pousse les jeunes vers la délinquanc­e. Au point de provoquer, selon David Giband, “le délitement des structures traditionn­elles gitanes”. Nostalgiqu­e, Achille constate que “les jeunes n’écoutent plus les anciens”. Les chefs de clan comme lui ont beaucoup perdu de leur influence au profit des pasteurs et des caïds. Quel avenir, alors, pour les génération­s futures? “Parfois, on se dit qu’ils sont incapables de s’adapter à ce monde”, lâche Giorgio. Il s’inquiète de cette impuissanc­e et de cette résignatio­n qui s’apparenten­t, comme chez les Sioux ou les Cheyennes, à, dit-il, un

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Dans le quartier Saint-jacques.

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