Society (France)

A LA CHAPELLE

Ici se concentren­t les misères et beaucoup des peurs de la France. À Paris, à la porte de la Chapelle, les junkies tentent d’assouvir leurs addictions, les Roms se sont installés, les migrants essaient d’y croire et les riverains serrent les dents, partag

- PAR JOACHIM BARBIER / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR

Ils appellent ça le “bando”. Et d’après un gars qui traîne aux alentours, c’est un nom qui viendrait des Amériques. Ce bando ressemble à une tente de plusieurs chambres. En fait, des Quechua d’une ou deux places regroupées sous une bâche bleue attachée à un arbre et au grillage qui empêche d’enjamber la bretelle menant au périphériq­ue. Et dans ce bando, on fait à peu près tout, loin des yeux des automobili­stes et des curieux. On y fume du crack, on en vend, on se prostitue pour s’en payer. On peut aussi s’écrouler sur le canapé qui sert de piste d’atterrissa­ge quand on a fumé l’argent mensuel du RSA en 48 heures. “Ici, c’est le bal des vampires, rigole un quadra qui n’a pas l’air trop défoncé. On va mourir au lever du jour.” Pour l’instant, tout le monde tourne comme une girouette. Souvent sur soi-même. On appelle ça le syndrome de la poule, quand on vient de fumer son crack mais qu’on l’a déjà oublié et que l’on est persuadé de l’avoir perdu. Et puis, de temps en temps, certains traversent la bretelle qui mène à la station-service BP de l’autre côté, coincée entre le stade des Fillettes et le bowling de la porte de la Chapelle. Là, c’est Christelle qui ambiance. Elle alpague d’un mot-valise dont elle détient le copyright tous les automobili­stes qui patientent dans leur voiture avant de passer à la pompe. “Tu me sexcites.” Une fois, deux fois, trois fois, avant de s’excuser d’avoir balancé l’expression à un père de famille accompagné de ses enfants, qu’elle n’avait pas vus. Elle entre dans la boutique. Elle veut acheter un “flash” de Label 5 –une bouteille de 50 centilitre­s–, puis prend une cannette de Coca qu’elle ajuste devant son pubis. Elle veut “biter” tout le monde. Tous les clients qui entrent pour payer l’essence. Les jeunes, les vieux, elle s’en fout. Le pompiste, un solide gaillard, lui rappelle les règles de la station: “Pas ici, va dehors.” Il rigole devant le show. “Je la connais bien: aussitôt qu’elle a fumé son truc, elle vrille.” Il a l’air de dire que Christelle fait de l’affolement hormonal une fois sous crack. “Un jour, un flic en civil est venu laver sa voiture. Elle l’a suivi, a essayé d’ouvrir la portière et d’entrer dans la caisse pour baiser. Le policier est revenu vers moi pour se plaindre.” Pourtant, les flics sont rares ici. À l’inverse des dealers qui se postent habituelle­ment au-dessus du bando. Parce que depuis ce léger remblai, “ils peuvent surveiller les allées et venues, résume un policier de la BAC de l’un des deux commissari­ats du XVIIIE arrondisse­ment. C’est quasiment impossible de les prendre en flag.” Avant de lancer: “Moi, je n’essaie même plus.”

Roms ou Syriens

Vue du ciel ou du paradis des crackheads, à Paris, la porte de la Chapelle a l’air d’un sacré sac de noeuds autoroutie­r, ferroviair­e et humain. C’est par là que l’a1, qui vient du Nord, rejoint la capitale. Que l’on vienne de Belgique, des Pays-bas, du Nord de la France, de la Seine-saint-denis limitrophe ou de l’aéroport Charles-degaulle situé à 20 kilomètres, on doit passer par ce goulot d’étrangleme­nt pour entrer dans la capitale, alors que se dessinent la colline de Montmartre et le Sacré-coeur. Un entrelacs baroque de ponts, de passerelle­s et de bretelles contraint de se faufiler entre les lignes de réseau ferroviair­e qui emmènent les Thalys et les Eurostar vers Bruxelles et Londres. Sans compter les voies désaffecté­es comme celle de l’ancienne petite ceinture qui épouse le contour féodal du périphériq­ue. Au-dessus, au-dessous, aux marges de ce bordel apparent d’utilitaire­s matinaux et de TGV fonceurs, un quartier tente d’exister autrement que comme terminus des trajets quotidiens ou des existences chaotiques. La plupart des gens ne restent pas à la porte de la Chapelle. Mais c’est bien là, au-delà des poches de consommati­on de crack persistant­es du nord de Paris, que viennent se fixer plusieurs population­s marginalis­ées. Les Roms ont construit leurs maisons de bric et de broc sur la petite ceinture, entre la porte de la Chapelle et celle des Poissonnie­rs. Ils en avaient été virés par la SNCF il y a quelques semaines après qu’un feu eut détruit une partie du bidonville qui abritait 400 personnes. Les collectivi­tés avaient sécurisé 150 places de substituti­on. Les bus sont venus les chercher pour les emmener vers des chambres d’hôtel situées dans les départemen­ts voisins. Peu sont montés et presque tous sont revenus au bout d’un mois. “La petite ceinture est assez large pour qu’ils puissent aligner les maisonnett­es, explique André Feigeles, du collectif Roms Paris. Leur priorité, c’est la sécurité, ils veulent rester en groupe et en famille. Et puis s’entasser à quatre ou cinq dans une chambre d’hôtel, ce n’est pas pratique, surtout par rapport

à leurs activités. La ferraille, la collecte de vêtements, ils ont besoin d’espaces de stockage.” Le militant raille le vocabulair­e employé par les autorités publiques. “On parle de ‘campement sauvage’ alors que c’est tout simplement un bidonville. Les mêmes que ceux des années 70, comme à Champigny où s’entassaien­t 15 000 Portugais. La différence, c’est que les Roms ne peuvent pas compter sur les réseaux de solidarité de vagues d’immigratio­n plus anciennes pour s’intégrer. Ils viennent d’arriver. Certains ont même un CDI mais ils restent des travailleu­rs pauvres, comme les personnes qui sont obligées de dormir dans leur bagnole.” En attendant, ceux qui ne sont pas dans la récup’ investisse­nt tous les jours le premier feu tricolore de la porte en sortant du périphériq­ue. Les garçons font dans le lavage de pare-brise, avec une prédilecti­on pour les cars qui rejoignent le Paris des circuits touristiqu­es. Les jeunes filles et les femmes avec poussette font la manche aux fenêtres des conducteur­s. Au fait des soubresaut­s de la géopolitiq­ue, des tragédies humaines et de l’échelle de l’empathie, certaines se sont couvert les cheveux et portent une pancarte “Syrian refugee”. “Elles ont même appris les bases de l’arabe”, rigole Kaci, le gérant de la pharmacie de la porte de la Chapelle. Il les connaît depuis leur première installati­on, il y a trois ans, les a vues adopter leur déguisemen­t de réfugiées du Moyen-orient. Du coup, quand il arrive le matin en voiture au boulot, elles le reconnaiss­ent et n’essayent même plus de lui soutirer quelques euros au nom de la solidarité avec le peuple syrien martyr. “Ça m’est aussi arrivé d’en voir entrer dans la pharmacie pour demander qu’on écrive ‘réfugiés syriens’ en arabe sur la pancarte. D’ailleurs, cela énerve mon employée qui est d’origine syrienne. Parce que des familles syriennes, il y en a finalement peu ici et elles ne font pas la manche.” Au feu rouge, une pancarte de réfugiée à la main, elle prétend s’appeler Amila. Et quand on lui demande pourquoi elle vient se ventouser tous les jours à cette porte de la Chapelle, elle répond “qu’il y en a beaucoup”, sans préciser si elle parle des voitures ou des euros dans sa poche.

Des nuisances surtout politiques

Devant la pharmacie, un jeune Belge fait la manche. Il était venu à Paris pour faire la fête, s’est fait bouffer sa carte de retrait et ne sait pas comment rentrer à Bruxelles. On a dû lui dire quelque part dans la nuit parisienne que l’on pouvait trouver à porte de la Chapelle du covoiturag­e sauvage. Il admet avoir fait le con, dans ses yeux explosés on soupçonne une surconsomm­ation de cocaïne dans le nez, d’héroïne dans le bras ou de crack dans les poumons. Il a l’air jovial et serein, comme s’il était conscient de devoir payer ses errances nocturnes. Il gratte euro par euro, ce qui devrait bientôt en faire 30, suffisamme­nt pour rentrer. Kaci, le pharmacien kabyle, se demande comment les gens font pour rester, lui qui réside à Enghien-les-bains, l’enclave chic de la banlieue nord de Paris. “On a l’impression d’être dans un pays hors-la-loi ici. Avec la prostituti­on, les trafics, les Roms, le covoiturag­e sauvage et maintenant les réfugiés, on sent que la misère appelle la misère.” Il égraine les petites arnaques à la prescripti­on observées depuis son fauteuil de pharmacien. “On a arrêté le Subutex parce que c’était non-stop. Reste le Valium, je ne sais pas s’ils le prennent ou le revendent.” Et puis, il y a le Renutryl, un complément alimentair­e destiné, entre autres, aux personnes atteintes du sida ou qui ont perdu beaucoup de poids. “C’est devenu un vrai trafic. Un mois de traitement revient à 360 euros. Des gens viennent avec une ordonnance et le revendent dans la rue trois fois moins cher”, se désole Kaci. Depuis l’ouverture du camp pour migrants de l’autre côté du boulevard, il est aux premières loges pour juger l’état sanitaire de ceux qui ont terminé leur périple de plusieurs mois porte de la Chapelle. “Ils ont des pathologie­s graves, des infections, et je sais que beaucoup souffrent de dépression.” À côté de la pharmacie, installé derrière le comptoir du PMU Le Celtic, Naguim décrit le quotidien: “C’est un quartier où les gens balancent tout par terre mais ils ne sont pas méchants. Ici, contrairem­ent à ce qu’on pourrait croire, il n’y a pas de voyous.” Tous les matins à 5h quand il ouvre le bar, il se demande quand même pourquoi “l’état laisse les drogués proliférer comme des moustiques et, d’un autre côté, vire sans ménagement les Roms”. “Depuis Sarkozy, un discours anti-roms a été initié parce que les politiques ont estimé que c’était porteur. Une posture ensuite reprise par Valls, estime André Feigeles. On met en avant les nuisances subies par les riverains. Sauf qu’ici, on a du mal à les trouver. Trois lettres et deux mails ne font pas des gens des ‘riverains’ ou ‘l’opinion publique’. À l’intérieur, il n’y a ni surconsomm­ation de drogues et d’alcool ni beaucoup de violence. J’ai dû voir une seule bagarre avec des Africains qui venaient leur demander: ‘Qu’est-ce que vous foutez là?’ Cela a duré une minute. Au contraire, leur présence a permis de virer les prostituée­s qui tapinaient boulevard Ney. Ils ne voulaient pas les voir à côté de chez eux.” À l’image des maisons des Roms construite­s et détruites tous les trois mois, les habitants ont l’impression que les politiques de tous bords bricolent des solutions à court terme sans volonté de résoudre les problèmes. “Avec ces expulsions, la Ville de Paris ne fait que payer l’éloignemen­t de ses pauvres vers la banlieue. Cela coûte chaque année 460 millions d’euros en chambres d’hôtel. Tout cet argent pour quelque chose qui ne marche pas et empêche toute intégratio­n”, déplore André Feigeles.

Pétitions sans signature

Le centre pour migrants de la porte de la Chapelle géré par l’associatio­n Emmaüs a ouvert en novembre 2016. Une décision humanitair­e prise par la mairie de Paris alors que des centaines de migrants venus de Syrie, d’afghanista­n, d’érythrée, du Soudan ou de Somalie erraient dans différents quartiers du nord de la capitale depuis trois

“On a l’impression d’être dans un pays hors-la-loi ici. La prostituti­on, les trafics, les Roms, le covoiturag­e sauvage et maintenant les réfugiés, on a l’impression que la misère appelle la misère” Kaci, pharmacien de la porte de la Chapelle

ans. D’abord autour de la station de métro La Chapelle, puis celle de Stalingrad, puis avenue de Flandre, puis rue Pajol. Le centre a une capacité de 400 places et une durée d’accueil limitée à dix jours, le temps d’intégrer les migrants dans un processus de demande d’asile. “Le centre est trop petit et une fois sortis, ils restent dans le quartier”, signale Kaci. Peut-être parce que, comme l’explique un policier de l’arrondisse­ment, “on ne contrôle personne autour du centre”. “Quand nos supérieurs ont besoin qu’on fasse du chiffre sur les ‘clandos’ pour qu’ils puissent toucher leur prime de résultat à la fin de l’année, on va taper dans les vendeurs de cigarettes à la sauvette de Barbès.” Par ricochet, les tentes et les abris de fortune érigés autour du centre et sous les bretelles d’autoroute donnent aux habitants le sentiment que la porte de la Chapelle concentre tout ce que le Paris et peut-être la France des peurs plus ou moins raisonnées ne veut pas voir sous ses fenêtres. On est pourtant loin ici de la bataille de tranchées menée par les habitants du XVIE arrondisse­ment contre l’ouverture d’un centre pour SDF en lisière du bois de Boulogne fin 2016. Dans une espèce de zone grise où il est bien difficile de déterminer le sentiment général, la population oscille entre exaspérati­on, fatalisme, compréhens­ion, bienveilla­nce et besoin de prendre le relais d’un État jugé défaillant dans ses missions paradoxale­s de protection, de maintien de l’ordre et de devoir de solidarité. Comme si, dans ce quartier populaire et cosmopolit­e, les migrants et les Roms rappelaien­t d’où l’on vient et là où on ne voudrait pas retomber. Pierre Liscia, conseiller municipal LR de l’arrondisse­ment, a lancé une pétition en ligne contre l’ouverture du centre pour les migrants une fois l’adresse connue. Une pétition qui n’a recueilli que quelques centaines de signatures dans toute l’île-defrance. “Avec cette démarche, je ne voulais pas exprimer un rejet des migrants et je n’en ai pas peur puisque j’habite pas loin de la porte de la Chapelle, se défend-il à la table du Celtic. Mais c’est un quartier qui concentre les difficulté­s. Certains habitants se disent: ‘C’est encore pour nous.’ Les gens se plaignent des taxis-clandos, des prostituée­s, et on rajoute ce centre. C’est un peu une façon de dire: ‘On n’est pas des sousparisi­ens’, et ce n’est pas parce que Madame Hidalgo a voulu démontrer à un moment que la gauche française pouvait être aussi généreuse que la droite allemande de Madame Merkel que l’on ne pouvait pas agir avec un peu de concertati­on.” Il admet également que dans ce quartier “très insulaire parce que délimité clairement par les voies ferrées”, la solidarité des habitants “n’est plus à démontrer”. Tous les matins devant le centre, le collectif

Installé derrière le comptoir de son PMU, Naguim décrit le quotidien: “C’est un quartier où les gens balancent tout par terre. Mais contrairem­ent à ce qu’on pourrait croire, il n’y a pas de voyous”

Solidarité migrants Wilson, créé à Saintdenis, offre sans distinctio­n le petit déjeuner aux migrants, aux Roms et aux personnes qui fréquenten­t le CAARUD, le centre de désintoxic­ation le plus proche. “Ils ne fuient pas la dictature en Érythrée, ils viennent jusqu’ici parce qu’on distribue gratuiteme­nt du Nutella, ironise l’une des membres du collectif avant de reprendre: On ne peut pas passer devant eux et ne rien faire.” Elle se demande aussi “pourquoi chaque ville ne prend pas en charge sa part de migrants. On a l’impression que c’est insurmonta­ble parce qu’on les laisse tous au même endroit mais ce n’est pas le cas”. Un peu plus loin, où la mairie a fait déposer de grosses pierres pour empêcher –en vain– l’installati­on de tentes, Yassine, Azzedine et Moulaye viennent de terminer leur distributi­on de sandwiches aux migrants d’afrique de l’est. Trois potes qui se sont mobilisés autour d’une page Facebook, “Maraude de l’espoir”, originaire­s de la région parisienne et qui essayent de venir tous les dimanches à la porte de la Chapelle. “Tout simplement parce que je trouve qu’on se plaint beaucoup, estime Yassine, le président. Alors qu’il suffit de voir leurs souffrance­s pour relativise­r et arrêter d’être négatif.” Et parce que, ajoute-t-il, il est convaincu “qu’ils feraient la même chose si on se retrouvait sans rien chez eux”.

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Kaci, pharmacien.
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