Society (France)

Stéphane Fouks.

- PAR FA ET VR PROPOS RECUEILLIS

Ancien conseiller de Lionel Jospin, ami intime de Manuel Valls, Stéphane Fouks, viceprésid­ent d’havas, analyse la campagne 2017. Et la chute de Benoît Hamon.

Ancien conseiller de Lionel Jospin, ami intime de Manuel Valls, Stéphane Fouks, vice‑président d’havas, est un habitué des campagnes électorale­s et du marketing politique. Il livre ici son analyse du cru 2017. PAR FRANCK ANNESE ET VINCENT RIOU PHOTO: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

Que nous apprennent les résultats du premier tour? Qu’en politique, les choses ne sont jamais pliées, que les partis et les grandes figures d’hier ne sont jamais garanties d’être celles de demain. Le score de Fillon, et pire encore celui d’hamon, c’est la première info: les deux partis qui ont structuré la Ve République ne sont pas au second tour. La deuxième, presque plus importante, ce n’est pas sur la politique mais sur les Français. Le désir de changement est plus grand que tout. Maintenant, il faut espérer que la victoire de Macron, qui est une nécessité, permettra d’enclencher enfin une dynamique qui répond aux angoisses et aux besoins de la société française.

Comment jugez-vous le niveau de la campagne? Ce qui me frappe, c’est que cette campagne a révélé combien les politiques avaient perdu le contrôle d’eux-mêmes. À force de penser que ce qui est populaire, c’est de courir après les médias et l’opinion telle que les sondages la traduisent, ils ont les ont laissé fixer le calendrier, la thématique et même les images de la campagne. On a vu disparaîtr­e une logique qui est pourtant au coeur de la politique: un marketing de l’offre. Le seul qui a travaillé l’image pour lui faire raconter des choses, c’est Mélenchon. On lui doit l’hologramme et, surtout, le meeting populaire à Marseille, avec cette image du Vieux-port où, enfin, apparaît le peuple. Les autres candidats ont donné l’impression que leurs meetings étaient interchang­eables. Ils ont livré une image reproducti­ble à l’infini, celle du ‘tribun derrière son pupitre’, qui ne dénote pas un moment ni un lieu particulie­r de la campagne au point que l’on finit par avoir une sensation de papier peint. Or, si en publicité la répétition est une des règles fondamenta­les, dans une campagne électorale, un candidat doit se réinventer chaque jour. Il faut d’abord installer de façon suffisamme­nt solide une dynamique et une raison d’être qui constituen­t une promesse, au sens traditionn­el du terme –ce que Macron et Mélenchon ont plutôt bien fait, y compris dans leurs slogans. Ensuite, il faut nourrir cette promesse par du contenu, de l’image, de la rencontre, etc. Je note aussi que pour la première fois, la comparaiso­n des programmes n’a pas été un élément de différenci­ation. On les a découverts si tard, à seulement onze jours du scrutin, et on s’est soudain aperçus que Mélenchon proposait d’adhérer à l’alliance bolivarien­ne.

Ça n’a pas toujours été comme ça? Non, parce que jusqu’alors, les candidats étaient plus ou moins porteurs d’une vision du monde. L’électeur pouvait s’y rattacher. En quelque sorte, il savait ce qu’il achetait. Ce que l’on peut résumer par la fin du bipartisme. Qu’est-ce que cela change, finalement? Plus que la fin du bipartisme, j’observe une perte de sens, associée à une perte de confiance: les Français ne croient plus aux politiques ni à leurs programmes. Et ce n’est que justice, puisque nos politiques ont gardé la conviction que le mensonge est un élément normal de leur boîte à outils. Cela relève d’une lecture imbécile de Machiavel, qui voudrait qu’un bon général soit un général qui trompe et que, pour être politique, il faille être roublard. Or, Machiavel n’a jamais dit qu’il fallait mentir à ses troupes, mais à ses ennemis! Ce n’est pas la même chose de mentir à ses concurrent­s et à ses électeurs!

Vous faites la distinctio­n entre ‘ne pas mentir’ et ‘être transparen­t’… Oui, je suis effrayé par la dictature de la transparen­ce. Selon moi, la transparen­ce est un faux ami de la démocratie. Elle se comprend du point de vue des journalist­es mais doit-on juger un candidat en sachant tout de lui, ou uniquement les éléments pertinents pour évaluer sa capacité politique? Certes, tout ce que dit un politique devrait être vrai, pour autant, je ne pense pas qu’il soit obligé de tout dire. D’ailleurs, vousmêmes, les journalist­es, vous avez sur la question de la transparen­ce une morale élastique: vous n’abordez pas la vie sexuelle des politiques, par exemple. Parce que vous considérez que c’est leur vie privée.

Vous étiez le conseiller de DSK au moment de l’affaire du Sofitel de New York, vous savez donc que parfois, la vie sexuelle d’un homme politique

peut devenir un sujet. Tant que ce n’était pas un sujet judiciaire, ce n’était pas un sujet. Telle est la règle que les médias avaient suivie. L’exposition a commencé quand la police l’a arrêté aux Étatsunis. Bien sûr, on pouvait se demander s’il ne se mettait pas en situation de risque à vivre dans l’excès et à mener une vie sexuelle libre. C’est un débat que nous avons eu. Mais il me semblerait extravagan­t, pour ne pas dire dangereux, qu’au nom d’une certaine morale publique, un candidat, pour être élu, doive se conformer à une sexualité ‘normale’. Qu’est-ce qu’une sexualité normale, d’ailleurs? L’histoire est pleine de grandes figures politiques qui ont été élues et qui ont accompli de grandes choses pour leur pays alors qu’elles avaient une sexualité débridée, et tout le monde s’en fichait. Pour DSK, c’est la judiciaris­ation qui change tout. Nous qui étions à Paris avons compris, à la minute où nous avons appris qu’il avait été arrêté à New York, que tout était fini. Ma première réaction, quand Anne Hommel m’a réveillé pour m’annoncer la nouvelle, a été de dire: ‘Bon, la présidenti­elle, c’est fini. Maintenant, on fait ce qu’il ya à faire pour Dominique et pour la famille.’ On savait qu’il n’y aurait pas de session de rattrapage.

Par exemple, pour Fillon, l’histoire des costards, c’est la vie privée? Ce qui me paraît problémati­que, c’est le fait de se mettre en dette vis-à-vis de quelqu’un qui, ensuite, pourrait être en position de demander une contrepart­ie. Le costard en lui-même, c’est idiot mais c’est véniel. Ce qui est plus grave, c’est de ne pas avoir idée de sa responsabi­lité. De ce point de vue, la question de la vérité reste fondamenta­le.

Vous parlez de l’importance de dire la vérité. Pourquoi ne conseillez-vous pas à vos clients de le faire? On pense évidemment à l’affaire Cahuzac… Pourquoi Jérôme (Cahuzac, ndlr) ment-il, y compris à ses amis? (Silence, mine désemparée) Je ne saurai jamais.

Dans un article du Monde, il est mis en doute le fait que vous ne sachiez pas. D’autant que, alors que Cahuzac dément, votre copain Alain Bauer, lui, confie aux journalist­es du quotidien: ‘Bien sûr que Cahuzac a un compte en Suisse.’ Bauer le savait peut-être, moi pas. Ils n’ont pas la même relation. Je suis un ami personnel de Jérôme, mais ce n’est pas parce que je suis ami avec Bauer qu’ils le sont aussi. Si Bauer me l’avait dit, j’aurais évidemment regardé le sujet d’un oeil différent. Mais je ne savais pas.

Dans la liste de vos campagnes, il y en a qui ont foiré et, parmi elles, évidemment, celle de 2002 aux côtés de Jospin. Aujourd’hui, alors que le FN fait partie des vainqueurs potentiels de l’élection, comment repensez-vous à 2002? J’ai le sentiment que ce que nous vivons aujourd’hui est la conséquenc­e d’une crise qui ne date pas de 2002. Le mal vient de plus loin. Pour donner un élément de contexte, en 2002, Jospin veut se libérer de Chirac parce qu’il a souffert le martyr pendant les cinq années de cohabitati­on avec un homme qu’il considérai­t comme un voleur. Il pensait que le moment était venu de régler ses comptes devant les Français et qu’au fond, comme il avait été un bon Premier ministre, ils lui en devaient quitus. Or, on ne gagne jamais sur un bilan, sinon Churchill aurait remporté les élections en 1945. Pourquoi? Parce qu’une campagne, c’est une promesse d’avenir. La question que se posaient alors les Français, c’était: ‘Est‑ce que le numéro 2, qui a été rigoureux et sérieux mais chiant, peut nous donner envie de l’avenir et devenir le numéro 1?’ Car être président ne se résume pas à la gestion d’un pays. Force est de constater que j’ai échoué à convaincre Jospin, et je ne peux m’exonérer de ma responsabi­lité dans cet échec.

Mais pourtant, quinze ans plus tard, comment avez-vous pu croire que Valls, le numéro 2, pouvait devenir numéro 1 cette fois? Ce n’était pas le sujet. Une candidatur­e de François Hollande risquait d’emmener tout le courant ‘socialréfo­rmiste’ français vers un naufrage électoral dont nul ne se serait remis. Il était donc dans l’intérêt d’hollande, comme dans celui de la gauche réformiste, qu’il ne soit pas candidat. Partant de ce constat, Manuel s’est senti obligé d’y aller. Si ça avait été une candidatur­e réfléchie depuis longtemps, il aurait fallu, et il le sait, qu’il démissionn­e beaucoup plus tôt. Car quand on est Premier ministre d’un quinquenna­t mal jugé par les Français, on n’endosse pas la stature de président de la République de façon aussi évidente et instantané­e.

Donc Valls se serait sacrifié, sachant pertinemme­nt que c’était mort. Sérieuseme­nt? Il a fait son devoir. Jusqu’à l’automne, il pensait qu’hollande serait candidat, qu’il ferait autour de 12% et qu’au fond, l’alternance était inéluctabl­e. Il ne se projetait pas dans une candidatur­e à l’élection présidenti­elle. Cela explique que pendant la primaire, il ait été parfois pris de court sur des questions économique­s ou sociales. Il n’était pas prêt. Il n’avait pas eu la respiratio­n nécessaire. C’est le livre de Davet et Lhomme, Un président ne devrait pas dire ça, qui a tout fait basculer.

Vu le score du PS à l’élection, pas sûr que Valls ait un jour une deuxième chance. Bien sûr qu’il aura une deuxième chance, parce qu’il incarne un courant qui ne va pas disparaîtr­e avec cette élection. La défaite de Benoît Hamon, si grande soit-elle, n’est pas la défaite de la gauche sociale démocrate, mais un naufrage individuel. Il a fait une campagne sectaire où, au lieu d’élargir son socle, il l’a rétréci au fur et à mesure qu’il avançait, ce qui est très bizarre. Quand il gagne la primaire, au lieu de réunir l’ensemble des électeurs du socle naturel du PS, que fait-il? Il durcit encore à gauche son programme. Dans son accord avec les Verts, il intègre deux points qui n’avaient jamais été discutés ni même évoqués dans un congrès du PS: l’abandon du nucléaire en 2025 et le renoncemen­t au remboursem­ent de la dette, ce qui n’est pas une petite affaire puisque cela implique quand même la sortie de l’euro! Dans ces conditions, les sociauxréf­ormistes, se retrouvent soudain orphelins. Personne n’obligeait Hamon à s’isoler au point de finir par apporter ses électeurs à Mélenchon! Dans un premier temps, il a perdu les sociauxdém­ocrates, puis les gens qui se sont dit que le vote utile c’était Macron et, enfin, ceux de la ‘gauche-gauche’, qui ont considéré que le vote utile c’était Mélenchon. Et il est tombé dans un trou noir.

On a tout de même l’impression que les années Valls, notamment, ont achevé de brouiller la frontière entre la droite et la gauche… Parce que le président n’a pas incarné sa ligne, ce qui reste pour moi un choix d’autant plus énigmatiqu­e qu’elle n’était pas facile à suivre dans ses différents virages… Les deux premières années du quinquenna­t ont été marquées par une erreur fiscale majeure, qui a ensuite pesé sur toute sa présidence –ce que Moscovici avait justement qualifié de ‘ras‑le‑bol fiscal’. La hausse des prélèvemen­ts obligatoir­es est une punition pour les classes moyennes et pour la compétitiv­ité de l’économie car cela coupe les jambes de la relance. Puis, quand Hollande décide un changement d’orientatio­n, il l’accomplit sans l’énoncer. Or, Lacan a dit: ‘Tout ce qui n’est pas nommé n’existe pas.’ Si on ne nomme pas sa politique, on ne peut la faire exister dans la conscience des gens comme un élément qui fait sens. La gauche française continue à penser que l’unité est plus importante que la clarté de ce qu’elle propose. À la différence de la gauche allemande ou italienne, elle n’a pas clarifié son offre. Mais je reste persuadé que, in fine, le bilan de François Hollande sera meilleur que son image.

Que dire de Marine Le Pen? On a l’impression qu’elle a fait campagne non-stop pendant deux ans, et quand les autres sont entrés en jeu, on ne l’a plus vue. Comme si sa stratégie était de penser que les campagnes des autres allaient la renforcer. Je suis étonné que les observateu­rs ne l’aient pas vu, mais la raison est simple: l’obsession de Marine Le Pen, depuis le début, ce n’est pas le premier tour mais le second. La campagne de dédiabolis­ation vise à percer le plafond de verre qu’elle est censée rencontrer au second tour. Le problème, c’est qu’avant le second tour il y a le premier, qui exige une campagne de premier tour… Depuis deux ans, Marine Le Pen fait une

“Le seul qui a travaillé son image pour lui faire raconter des choses, c’est Mélenchon”

campagne de second tour, parce que tous les sondages lui ont toujours promis d’y être. Mais il n’en reste pas moins que la dédiabolis­ation fonctionne: elle est, malgré une mauvaise campagne, au second tour, et quand elle est invitée à s’exprimer devant le Medef cela ne fait l’objet d’aucune discussion.

Le schéma que l’on nous a vendu depuis deux ans, c’est que Le Pen perdrait au second tour. Est-ce qu’il n’y a pas malgré tout un risque? Bien sûr qu’il y a un risque. On voit bien que dans les campagnes électorale­s, la pire erreur consiste à faire de la prédiction à partir d’un outil qui raconte le passé: les sondages. Par nature, le sondage est une photograph­ie du passé. Or, prédire l’avenir dans le rétroviseu­r me paraît être un exercice périlleux… Ce que l’on voit, c’est que la société française court désormais un risque réel et imminent –si ce n’est demain, c’est aprèsdemai­n– d’avoir à sa tête un président populiste et de vivre l’expérience désastreus­e que d’autres pays ont récemment connue. Tous ceux qui –parfois avec bonne conscience– participen­t à une dédiabolis­ation du FN portent une vraie responsabi­lité au regard de ce qui va se passer en France.

Comment contrer Marine Le Pen? La crise française est d’abord une crise morale et identitair­e, c’est une sorte de dépression nerveuse collective. Les Français ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont de vivre dans un pays où l’on trouve la Sécurité sociale, une bureaucrat­ie qui reste tout de même à peu près contenue, des services publics qui marchent, l’accès à un hôpital de qualité, etc. Mais il n’empêche qu’une dépression nerveuse est une vraie maladie: on doit s’attaquer aux causes de la dépression qui touche notre société. Je pense que cela passe par un changement de comporteme­nt des politiques: ils doivent se remettre à dire la vérité, à incarner une politique et un mouvement. Cela passe aussi par une écriture médiatique dans laquelle on raconte aux Français autre chose que la déconstruc­tion du pays. On vit dans un pays qui, au fond de lui-même, s’était rêvé résistant pendant la guerre et qui s’est réveillé collabo. Une partie du traumatism­e français vient de là. Les Français se sont mis à ne pas s’aimer quand ils ont découvert que, contrairem­ent à ce qu’on leur avait dit, ils n’avaient pas tous été résistants. Enfin, par un paradoxe de notre méritocrat­ie, les élites ‘sachantes’, celles qui ont fait des écoles, considèren­t que ce qui n’est pas l’élite n’est pas ‘sachant’. Or, le monde d’aujourd’hui est un monde où il n’y a pas de ‘sachants’ et de ‘non-sachants’. L’informatio­n se diffuse à une vitesse insensée, elle est partagée par tout le monde. Nous qui passons beaucoup de temps à faire des études qualitativ­es, des focus groups, voyons que sur beaucoup de sujets –y compris des sujets complexes de politique internatio­nale ou d’économie–, les Français ont un niveau de compréhens­ion globale beaucoup plus homogène que ce que l’on croit. Contrairem­ent à ce que pense toujours la culture politique française, les Français ne sont pas des veaux! Le mépris, la peur que les élites ont du peuple ne peuvent constituer un socle sur lequel reconstrui­re le pacte national.

Vous la comprenez, cette défiance envers les élites, dont vous êtes l’un des représenta­nts? Je ne suis pas d’accord avec la façon dont cette défiance est perçue et récupérée par les politiques, mais je constate qu’elle a des racines profondes. Quand on est dans une société dans laquelle, depuis longtemps, on n’a pas dit ce qu’était notre pacte républicai­n ni expliqué ce que l’on faisait, forcément, on en paie le prix. D’ailleurs, l’un des paradoxes de notre pays, c’est que la conflictua­lité y est plus politique que sociale: dans l’entreprise, il y a certes des conflits de frottement, mais chacun est dans son rôle. J’en tire deux conclusion­s. D’abord, cela prouve que la société française n’est pas inapte au changement. Ensuite, cela révèle la distance qui sépare le monde politique des entreprise­s. Les entreprise­s définissen­t un projet, qu’elles partagent et discutent avec leurs salariés, et elles essaient d’offrir des perspectiv­es à chacun, comme de véritables méritocrat­ies. À l’inverse, les politiques sont repliés sur eux-mêmes, on en arrive à écrire des projets de loi en chambre, dans un bureau de Bercy, pour découvrir que les gens concernés ne sont pas d’accord. Quand tu y penses, c’est un truc de dingue! Quel pays insensé que celui où la loi ne se fabrique pas avec les citoyens!

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