Society (France)

Le coming out FN.

Ils ont perdu des amis, se sont brouillés avec leur famille ou se sont fait larguer par la personne qu’ils aimaient depuis qu’ils ont décidé de sortir du bois et de clamer haut et fort qu’ils votent pour Marine Le Pen. Un choix qu’il est encore difficile

- PAR ARTHUR CERF ET LUCAS MINISINI / ILLUSTRATI­ON: JULES LE BARAZER POUR SOCIETY

Ils ont perdu des amis, se sont brouillés avec leur famille ou se sont fait larguer par la personne qu’ils aimaient depuis qu’ils ont décidé de sortir du bois et de clamer haut et fort qu’ils votent pour Marine Le Pen. Un choix qu’il est encore difficile d’assumer.

Éric est “un chouette type”. Vraiment un “bon pote”. “De ceux qu’on quitte en étant de meilleure humeur”, d’après son ami Willy Pelletier. L’hiver, Éric organise des collectes de vêtements et l’été, il récolte des tomates et des courgettes qu’il donne à ses amis, aux voisins et à tous ceux qui en ont besoin. Car Éric, 48 ans, ouvrier dans une usine d’emballage industriel de l’aisne, a une serre. Un espace “hors du temps” qui lui permet d’oublier son travail, où il a le sentiment que les jeunes ne le respectent plus, et le fait qu’autour de lui les magasins mettent la clé sous la porte, les médecins sont de moins en moins nombreux, les bistrots disparaiss­ent et les majorettes, les fanfares, les sociétés de chasse et pêche peinent à se renouveler. “Face à ce monde qui s’en va, cette serre est une bulle de bonheur”, dit Willy Pelletier. Un jour, les deux amis y buvaient des coups. “On était un peu bourrés”, resitue Willy. C’est le moment qu’a choisi Éric pour se livrer. “Il m’a annoncé qu’il avait voté deux fois pour Marine Le Pen, qu’elle lui foutait les poils quand elle parlait et qu’il se sentait fier quand il l’entendait, se rappelle-t-il. Sa femme lui avait dit: ‘Non, ne t’en va pas lui dire ça!’ mais il avait besoin de le dire, il en avait gros sur le coeur.” La dernière fois qu’éric avait annoncé la nouvelle, il s’était disputé avec Thierry, son ami d’enfance avec qui il jouait au foot étant gamin. Les deux compères s’étaient fâchés et ne se sont pas vus pendant un an. “Pour lui, ça a été un traumatism­e, dit Willy Pelletier. Il m’a tout de suite demandé: ‘Tu crois que c’est grave? Tu te fâcherais pour ça, toi?’”

Willy Pelletier n’a rien dit. Peut-être parce qu’il avait “un peu bu”. Peut-être aussi parce que depuis trois ans qu’il habite dans le canton de Vic-sur-aisne, où le Front national a remporté les élections départemen­tales dès le premier tour en 2015, il a eu le temps de comprendre qu’éric n’est pas le seul dans ce cas. “Mon voisin a un drapeau français accroché sur sa maison, décrit-il. Au début, je croyais que c’était pour l’euro, mais ça a duré un peu plus longtemps que ça. Quand le drapeau s’est envolé, il l’a remplacé par un autre. Et dans son garage, il en a un encore plus grand, donc j’ai compris pour qui il votait même s’il ne me l’a jamais annoncé.” Selon Willy Pelletier, professeur à l’université de Picardie et auteur de plusieurs études sur le vote Front national, les gens qui vivent dans les villes rurales du côté de Chauny, Soissons et Noyon ne crient pas haut et fort qu’ils votent pour le FN. “Ce vote reste un stigmate social, assure-t-il. Le silence reste l’arme des sans armes, on ne peut pas être attaqué quand on est silencieux, donc le vote FN reste un vote caché.” Parce que le parti a mauvaise réputation ou parce que certains électeurs frontistes se sentent fautifs de penser ce qu’ils pensent? Franz, aide-soignant d’une trentaine d’années dans l’aube, confie: “Quand je dis que je vote FN, j’ai l’impression d’être un homosexuel qui fait son coming out, c’est plus facile de dire qu’on vote pour les Verts qui font 3% que pour le FN qui en fait 30. Il faut être costaud pour dire qu’on est dans le parti.” Au travail, notamment. À la cantine ou à la machine à café, “beaucoup baissent la tête et ne disent rien”. En esquivant toute discussion politique, minés parfois par “la culpabilit­é”. Assumer que l’on soutient un parti aux thèses ouvertemen­t racistes et aux dérapages récurrents n’est pas chose aisée. Se présenter en électeur FN revient souvent à dire: “Bonjour, je suis un salaud.”

“Le mec pro-femen m’a traité de machiste et je l’ai traité de fasciste”

17 avril. Vers 19h30, une centaine de personnes se sont rassemblée­s du côté du parc de la Villette à Paris. Réunies à l’appel de collectifs antifascis­tes d’extrême gauche, elles crient “Tout le monde déteste le FN!” Pour arriver jusqu’au Zénith où Marine Le Pen doit s’exprimer, les sympathisa­nts doivent donc faire un long détour aux abords du parc, longer les barrières et les cars de CRS. Ce jour-là, la salle n’est pas tout à fait pleine. Mais une fois à l’intérieur, les frontistes en profitent. Ils sortent leurs drapeaux, épinglent leurs pin’s lumineux “Marine présidente” et chantent “On est chez nous! On est chez nous!” Alexis, la vingtaine, sait qu’ici il peut se lâcher sans craindre le regard des autres. Ailleurs, il a développé une stratégie pour éviter les problèmes. “En règle générale, je ne dis pas que je vote FN quand il y a plus de trois personnes dans la conversati­on, pose-t-il. Sinon, je sais que tout le monde va immédiatem­ent me

“Je ne dis pas que je vote FN quand il y a plus de trois personnes dans la conversati­on. Sinon, je sais que tout le monde me tombe dessus” Alexis, électeur frontiste

tomber dessus.” Un peu plus loin, Charles, 25 ans, responsabl­e clientèle dans une banque, en sait quelque chose. Il y a quelques mois, il était à une soirée chez un ami, entouré d’une vingtaine de potes. Le jeune homme, frontiste depuis 2012, n’avait pas forcément prévu de parler politique. Mais voilà, il y avait “un mec pro-femen qui disait qu’elles étaient des femmes courageuse­s”. Inacceptab­le, selon lui. Alors il a dit tout le bien qu’il pensait du groupe féministe, annonçant au passage qu’il votait pour Marine. “Tout le monde a commencé à me dire que c’était le diable, à parler de nazisme et le ton est monté, le mec pro-femen m’a traité de machiste et je l’ai traité de fasciste.” Pour éviter d’en venir aux mains, Charles a préféré quitter la soirée. Deux jours plus tard, un de ses amis publiait un message sur Facebook. “Un truc du genre: ‘Il est évident que les gens qui votent FN ne peuvent pas faire partie de mon cercle d’amis’, et il m’a supprimé de ses contacts Facebook.” Les réseaux sociaux sont devenus plus que jamais des lieux de débat et de règlements de comptes, voire de grand tri dans ses amis. Adrien, 25 ans, vote Mélenchon. Depuis quelques jours, il supprime toutes ses connaissan­ces Facebook qui ont liké des posts pro-marine. Un à un. Sans remords. Un ménage qu’il a commencé il y a quelques années, quand il étudiait dans le Sud de la France. “Un jour, j’étais à une soirée avec sept amis, resitue-t-il. On buvait et à un moment donné, un pote, Romain, a commencé à dire qu’il s’était fait ‘agresser par un bougnoule’. Je lui ai fait remarquer qu’il ne pouvait pas dire ça et il a répondu: ‘Je dis ce que je veux. La France, c’est les Français d’abord, faudrait tous les virer, dommage que Marine Le Pen ne soit pas passée.’” Pour Adrien, le choc fut terrible. “J’ai dessoûlé d’un coup, raconte-t-il. Je me suis demandé si j’avais bien entendu ce que je venais d’entendre.” Le lendemain, comme un symbole, il supprimait Romain de ses amis Facebook. Pour Adrien, il ne faut pas transiger avec les électeurs frontistes. “Ce n’est pas seulement un bulletin, ça engage quand même ta vision du monde et de la société. Je ne peux pas être ami avec des gens qui ont une vision de la société qui va dans une direction si divergente.” Un silence. “Déjà que j’ai du mal à m’entendre avec mes parents qui votent Macron…”

Vote avoué à demi pardonné?

Pour Franz, il n’a suffi que d’un commentair­e sur Facebook, et tout s’est arrêté. Un “T’étais mieux avant” lancé par une amie sous un de ses posts quotidiens. “On était très proches et maintenant, elle ne me parle plus du tout”, regrette le jeune aide-soignant. “Elle”: une de ses meilleures amies, rencontrée dans l’aube à l’âge de 15 ans. “On se parlait tout le temps, il ne se passait pas deux ou trois jours sans qu’on discute”, revit-il. Qu’a-t-il bien pu se passer? “C’est l’étiquette Front national qui a tout changé”, croit-il savoir. Franz soutenait L’UMP, mais quand François Fillon et Jean-françois Copé s’opposent pour prendre le contrôle du parti en 2012, il rend sa carte et se cherche une nouvelle affiliatio­n politique. Ce n’est qu’un an plus tard que le jeune homme rejoint officielle­ment le parti d’extrême droite. Il a bien tenté d’expliquer à son amie ce revirement par messages privés sur le réseau social, mais elle ne “s’attendait pas à ça” de sa part, c’en était trop pour elle. “Je lui disais: ‘Ce n’est pas contagieux. Tu ne vas pas être contaminée par le virus Front national.’ Mais rien à faire.” Autour de Franz, d’autres n’ont même pas pris la peine de discuter. Restent “ceux qui [l]e taquinent souvent, comme un supporter de L’OM à Paris. Et tous les autres qui [lui] ont dit qu’[il] était dans un ‘parti haineux, raciste, xénophobe et homophobe’. C’est faux pourtant, croit-il savoir, triturant son piercing au sourcil. Mais peut-être que je suis un peu Bisounours.”

Pour éviter de perdre ses amis ou de se faire tomber dessus en soirée et de devoir répondre des accusation­s de racisme –surtout–, Charles, l’anti-femen, a développé une méthode qui lui permet d’amortir le choc de l’annonce de son engouement pour Marine Le Pen. “Je parle des idées, des problèmes de l’europe, des limites de l’immigratio­n et généraleme­nt, les gens devinent.” La dernière fois, c’est sa copine qui apprenait la grande nouvelle. “On est ensemble depuis sept mois et j’ai attendu quatre mois avant de le lui annoncer, déclare-t-il. Je lui ai dit pendant le débat, elle a répondu: ‘Oui, bah j’avais compris.’” Elle est restée malgré tout. L’amour est-il plus fort que les opinions politiques? C’est ce que s’est demandé Éric quand il a rencontré Alice*. En contrat en alternance dans une boulangeri­e-pâtisserie de la région parisienne et militant Front national, Éric a fêté ses 19 ans il y a quelques mois ; il a rencontré la jeune femme dans un bar. Après une semaine et demie de relation, il l’emmène dans son troquet préféré, le Reset Bar –Éric aime beaucoup “tout ce qui est rétro”–, dans l’intention de se confier sur ses penchants politiques. Problème, Alice est anti-fn, donne généraleme­nt son vote à Mélenchon et est surtout loin de se douter qu’elle flirte avec un militant d’extrême droite. “Dans ma tête, je me répétais: ‘Pourvu que ça ne ruine pas tout’”, rejoue Éric. Le jeune homme avait raison de se méfier: selon une récente étude IFOP, trois quarts des Français refuseraie­nt de se mettre en couple avec une personne en raison de son positionne­ment politique, et 62 % d’entre eux avec quelqu’un d’extrême droite. Alors, pour ne pas perdre de temps, Éric décide d’y aller “en frontal”. Il fait son annonce. “Je vote Front national.” Mais Alice semble à peine surprise. “Elle a eu l’air intriguée, mais je n’ai pas vu l’horreur sur son visage”, se réjouit le jeune homme. D’autant plus heureux qu’ils ont même fini par se découvrir des idées politiques communes. Tous les deux se concentren­t sur la “ligne souveraini­ste” qu’ils semblent partager et qui fait aujourd’hui le ciment politique de leur couple. Pour David, l’annonce de Natasha, militante FN à Aubervilli­ers, a eu du mal à passer. “Au début, c’est dur à accepter, tu prends sur toi. Mais si t’aimes vraiment la personne, tu finis par l’accepter”, dit cet ouvrier forestier de Chantilly. David est même allé un cran plus loin: lui qui avait prévu de voter Fillon a finalement rejoint sa copine dans les rangs du FN. Au Zénith, alors qu’il vient d’une famille “de gauche”, David est debout dans la salle et chante maintenant La Marseillai­se. Retour au canton de Vicsur-aisne. Là-bas, Willy Pelletier s’est donné une mission: que le PS, le FN et tous les partis continuent à dialoguer. Il a même déjà déniché la solution pour s’en assurer. “Contre Le Pen, la meilleure arme, c’est l’apéro”, se réjouitil. Imparable. Le but? Renouer le dialogue avec les électeurs frontistes. “Plus on parle à des gens qui votent FN, plus on se rend compte qu’il n’y pas de fatalité. La marche arrière est possible”, dit-il. Le 21 avril 2002, Willy Pelletier était au bureau politique de la Ligue communiste révolution­naire quand il a appris que Jean-marie Le Pen accédait au second tour de l’élection présidenti­elle. Il se rappelle la “stupéfacti­on”, le “désarroi” et le “sentiment qu’on ne peut pas ne pas réagir”. Spontanéme­nt, il avait marché dans la rue, toute la nuit, dans “une farandole qui n’allait nulle part”. Avec le recul, il pense que c’était une mauvaise idée. “On était restés sur nos territoire­s d’élection, dit-il. Finalement, cette manifestat­ion, c’était une espèce de standing ovation pour nous-mêmes, rien de plus.” Quinze ans plus tard, il n’a pas prévu de sortir. “Si Marine Le Pen est élue, ça va être la liesse populaire ici, dit Willy. Toute mon histoire militante se révulsera au fond de moi-même, alors je mettrai de la musique fort pour ne rien entendre.” Éric, l’ami d’alice, n’a pas prévu non plus de descendre dans la rue: à Paris, le FN ne fait pas autant recette. Ce qui ne l’empêche pas de ne plus avoir peur de se présenter comme militant du Front. Les sondages le placent désormais en “position de force” et, depuis les attentats, “la parole [se serait] libérée”. Éric a d’ailleurs acquis une certitude: “C’est beaucoup plus dur de dire qu’on vote PS que Front national maintenant.”

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