Society (France)

Le silence de Grandville.

En 2012, Grandville, dans l’aube, avait frôlé les 40% d’abstention aux deux tours de la présidenti­elle, décrochant le record de France métropolit­aine pour une commune de plus de 100 habitants –110 pour être exact. Cinq ans plus tard, l’élection n’a pas pl

- PAR EMMANUELLE ANDREANI-FACCHIN, À GRANDVILLE / PHOTOS: AIMÉE THIRION POUR SOCIETY

En 2012, Grandville, dans l’aube, avait frôlé les 40% d’abstention aux deux tours de la présidenti­elle, décrochant le record de France métropolit­aine pour une commune de plus de 100 habitants. Cinq ans plus tard, le constat est implacable: l’élection ne mobilise pas plus. Mais pourquoi?

Bernard en a “ras-le-bol”. Il dit ça en secouant la tête, son corps appuyé sur sa béquille dans l’embrasure de la porte. Il ne fait pas rentrer. C’est bientôt midi. Dedans, la table est dressée pour un couvert, la télé branchée à plein volume. “Le premier tour est dans quatre jours, calcule-t-il, mais c’est pas fini avant deux semaines…” Il ne se souvient plus de quand il a voté la dernière fois à la présidenti­elle. Ni pour qui –“Peut-être bien que c’était Chirac.” En 2012, il n’y est pas allé, la fois d’avant non plus, et ce coup-ci, “sûrement pas, ça non!” Pour lui, “ça ne changera rien”. Qu’estce que ça pourrait bien changer, quand on y réfléchit, un nouveau président, à sa mauvaise jambe et à sa cataracte qui l’empêchent depuis des années de prendre le volant, l’obligeant à rester chez lui dans ce petit pavillon de la rue du Moulin, à Grandville, dans l’aube? Alors ces temps-ci, comme à chaque scrutin, il attend que ça passe. “Cette année, c’est pire que d’habitude: avec les affaires, ils ne parlent que de ça à la télé. Je dois tout le temps changer de chaîne mais je n’ai plus grand-chose à regarder, il ne reste que les dessins animés.” Maurice Martin, le maire de Grandville, habite rue Basse, juste derrière. Le village n’est pas grand, 110 habitants, il ressemble à beaucoup d’autres en France: planté au milieu des champs, une église à l’entrée, puis la mairie, et au bout de la Grande rue, la salle des fêtes un peu défraîchie. On ne croise jamais personne dehors ; pour parler aux habitants, il faut s’approcher des maisons, braver les aboiements des chiens et frapper aux portes. Celle du maire est souvent fermée: Monsieur Martin est agriculteu­r et en ce moment, avec les beaux jours, “il y a beaucoup de boulot et d’imprévus”. Il y a l’élection, aussi. “Cette année, on doit rester ouverts une heure de plus, jusqu’à 19h, râle-t-il. Mais à quoi bon?” Depuis qu’il est devenu maire en 2002, Monsieur Martin n’a cessé de voir la fréquentat­ion baisser au bureau de vote. En 2012, Grandville a frôlé les 40% d’abstention aux deux tours de la présidenti­elle: le record de France métropolit­aine pour une commune de plus de 100 habitants. En 2015, aux régionales, 72,5% des habitants ne se sont pas déplacés au premier tour –62,5% au deuxième. Et cette année, le premier tour s’est soldé par 36% d’abstention. “Avant, on parlait un peu de politique au village, soupire l’édile. Maintenant, ça n’intéresse plus personne.” Lui aussi parle de “ras-le-bol”: “les gens sont dégoûtés”. Il ne sait pas dire de quoi exactement. Monsieur Martin marque un long silence, ses deux petits yeux noirs plissés, la main s’agitant en l’air, comme pour trouver une explicatio­n. Avant de lâcher: “Je crois qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ici.”

Fini le 14 juillet

Géraldine s’est installée à Grandville il y a dix ans. “C’était en 2007, je me souviens ; pour le 14 juillet, il y avait même eu un feu d’artifice.” Elle a obtenu son pavillon en faisant une demande de logement social: l’office HLM de Troyes possède deux lotissemen­ts dans le village, soit une dizaine d’habitation­s au total. C’était la deuxième fois de sa vie qu’elle demandait quelque chose à quelqu’un. “La première, c’est quand j’ai écrit au président de la République, Mitterrand je crois, parce qu’à l’époque j’étais à la rue. Il ne m’a jamais répondu.” Elle a voté une fois, dit-elle, mais ne s’en souvient plus très bien. “Avec tous les soucis que j’ai, je ne vais pas m’en rajouter avec la politique.” À 49 ans, elle essaie d’oublier ses années de galère –onze ans à l’usine, un licencieme­nt, un divorce, trois enfants qu’il fallait nourrir– qu’elle traîne encore comme un boulet, avec 400 euros de dettes à rembourser tous les mois à la Banque de France, grâce au salaire de son troisième mari –1 100 euros par mois. Et ses soucis de santé: le dos, qui l’empêche de tenir debout longtemps et ce “cancer” qu’elle soupçonne mais qu’elle ne veut pas faire soigner à cause d’une phobie des hôpitaux. Géraldine n’en veut pas aux politiques, elle en rigole même: “J’ai quand même un peu suivi la campagne, ils m’ont fait marrer avec toutes leurs histoires. Cette année, c’était un vrai feuilleton américain.” C’est juste qu’elle n’y croit pas. “C’est pas mon truc. Moi, ce que j’aime, ce sont les fleurs.” Il y en a partout devant chez elle. “Des azalées, des oeillets, des dahlias, des surfinias, un yuca.” Elle en parle comme une encyclopéd­ie, raconte qu’elle a une chambre en haut remplie jusqu’au plafond de pots qu’elle bichonne jusqu’à la fin des saints de glace, les gelées de la mi-mai. “Faut voir en été ce que ça donne, ici. Il y a des tas de gens qui viennent prendre des photos, on m’a même dit que je pouvais gagner des concours. Mais je n’aime pas demander.” Géraldine se plaît à Grandville. “Je suis tranquille ici, avec mes fleurs, j’adore.” Pourtant, elle aussi trouve que quelque chose ne tourne pas rond. Elle parle des voisins qui lui font des vacheries, lui piquent les décoration­s de Noël et font des rodéos en quad le weekend sur le terrain d’en face avec leurs enfants. “De toute façon, on ne se

parle pas, résume-t-elle. Et ça fait longtemps qu’il n’y a plus de fête le 14 juillet.” À Grandville, la plupart des habitants se méfient les uns des autres, préfèrent rester chez eux, ont peur. Rue Basse, un agriculteu­r à la retraite lance, le regard mauvais tourné vers le lotissemen­t: “Ces gens-là, nous, on ne les connaît pas, on ne les fréquente pas.” Dans le village se sont aussi installés des jeunes couples avec enfants travaillan­t dans les villes voisines –Arcis-sur-aube, Troyes–, attirés par les prix de l’immobilier, et quelques familles de militaires –le camp d’entraîneme­nt de Mailly est à sept kilomètres. Mais eux non plus ne se mélangent pas trop. “Les gens des lotissemen­ts, on les voit peu. Les agriculteu­rs, non plus”, résume une mère de famille. Le maire soupire: “On a bien essayé de faire un repas au dernier 14 juillet avec tout le monde, mais à peine une dizaine de personnes se sont pointées. Ici, ça fait longtemps que c’est chacun pour soi.” Financière­ment, la commune se porte pourtant plutôt bien. Grandville est installée sur un puits de pétrole. Plusieurs même. Il y a des forages partout autour, des machines qui font des vaet-vient dans le sol 24 heures sur 24, exploitées par un géant suédois, Lundin Internatio­nal, qui a investi 37 millions d’euros dans ce site en 2012. “Ça rapporte, on n’a pas de problème pour boucler le budget de la commune”, résume le maire. “Ah c’est le pays de l’or noir, plaisante

“Avant, on parlait un peu de politique au village. Maintenant, ça n’intéresse plus personne. Je crois qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ici” Maurice Martin, maire de Grandville

une riveraine. Mais on ne dirait pas vraiment, hein!” C’est cet argent qui permet d’entretenir le village, explique l’adjointe au maire, Valérie Lapierre: ici, toutes les voies sont goudronnée­s et les lampadaire­s sont équipés d’éclairage LED dernière génération. Le maire a aussi mis de côté de quoi restaurer l’église, qui a dû être fermée il y a sept ans parce que le plafond s’écroulait. “On a de quoi payer, les Bâtiments de France sont même venus faire des devis. Mais depuis, on n’a jamais eu de nouvelles”, se désole Monsieur Martin. Désormais, pour aller à la messe, il faut pousser jusqu’à Arcis, à dix kilomètres. À Grandville, les habitants aussi ont “plutôt les moyens”, résume Valérie Lapierre. Pas ceux des lotissemen­ts, bien sûr. Quoique beaucoup ici considèren­t que ces pavillons abritent surtout des “assistés, qui gagnent bien en ne faisant pas grand-chose et qui ne votent pas, parce que ça changera rien à leurs allocation­s”. Les agriculteu­rs, eux, gagnent vraiment bien: les exploitati­ons – orge, blé, betterave– continuent de rapporter malgré quelques mauvaises récoltes, à en croire les habitants, et même les retraités, souvent propriétai­res terriens, s’en sortiraien­t sans trop de difficulté­s. Le village a été plutôt épargné par la désindustr­ialisation qui a ravagé le départemen­t. “Il n’y a pas vraiment de chômage, si on cherche du travail. Ici, on trouve, dans les exploitati­ons ça embauche”, affirme monsieur le maire. L’armée, avec le camp voisin de Mailly, offre aussi des opportunit­és. Dans le village, on entend les tirs de char, parfois toutes les trois minutes. Il arrive que le plus jeune fils de Géraldine soit à la manoeuvre. Il y a quelques années, il s’est fait recruter comme tireur de char. “Il a 20 ans, pour lui c’est un emploi stable, commente-t-elle. Mais il rentre de plusieurs mois d’entraîneme­nt aux Émirats, et je n’étais pas rassurée. Là, avec Trump aux États-unis et cette élection en France, je ne le sens pas, ça m’inquiète, j’ai peur qu’il soit mobilisé. C’est aussi pour ça que je n’aime pas la politique, parce qu’ils ne pensent qu’à faire la guerre. Moi, ça me dépasse.”

La grande peur

À Grandville aussi c’est un peu la guerre. Malgré ses différends, une partie des habitants fait front contre deux ennemis communs. Les premiers sont installés douze kilomètres plus loin, de l’autre côté de la départemen­tale, au bout de la commune d’allibaudiè­res. Ce sont les gens du voyage, une cinquantai­ne de personnes sédentaris­ées depuis plus de 50 ans. “À Grandville, la tradition, quand on part en vacances, c’est de faire venir des proches pour dormir chez vous. Sinon, vous ne retrouvez plus rien. Il paraît qu’ils piquent même les tommettes”, lance une mère de famille. Maurice Martin: “Ici, tout le monde s’est fait cambrioler au moins une fois. Un jour, ils ont même volé la BMW coupé-cabriolet de mon fils et on l’a retrouvée brûlée dans leur camp. Ils avaient tout piqué à l’intérieur.” Il se console tout de même un peu en se disant qu’à Grandville, on est mieux qu’à Allibaudiè­res même: “Eux, leur village, il est mort.” Bruno Meunier, le maire local, semble confirmer, l’air dépité. “Il n’y a pas eu de maison construite en dix ans. Maintenant, à cause d’eux, on a une réputation…” Monsieur Meunier a des paquets d’“anecdotes” sur “ces gens-là”, comme il les appelle. Des histoires de vols de caisse pendant la fête du 14 juillet, de milliers d’euros de câbles chapardés, de bidons de fuel siphonnés, qu’il conclut inlassable­ment comme ceci: “C’est malheureux, mais on ne peut pas leur faire confiance.” À Grandville, une dame relativise quand même: “Les gens ont peur de tout ici, alors qu’en fait il n’y a pas plus de vols qu’ailleurs.” À bien y réfléchir, même Maurice Martin a du mal à se souvenir du dernier cambriolag­e: un l’année dernière, peut-être. Quant au vol de la BMW de son fils, admetil, “c’était il y a cinq ou six ans”. L’insécurité,

réelle ou fantasmée, expliquera­it l’autre grande caractéris­tique du vote à Grandville: les rares habitants à s’exprimer sont 41% à donner leur voix au Front national. Ils étaient 24% en 2007. “Et aujourd’hui, ils ne s’en cachent plus”, résume le maire. Rue du Moulin, il y a une maison avec un drapeau bleu, blanc, rouge. Le voisin aussi en avait un, mais il a déménagé le week-end dernier, explique la propriétai­re des lieux, une dame blonde qui remonte son courrier. “Chez nous, toute la famille vote FN, affirme-t-elle fièrement. Parce u’on en a marre de bosser pour ceux qui ne font rien.” Elle parle de son fils, sapeur-pompier: “Il adore Marine, il dit même que c’est sa tante. Il est allé la voir la semaine dernière, il était fou de joie.” Le 11 avril dernier, la candidate FN a réuni près d’un millier de personnes à Arcis-suraube. C’est là, dans cette ville de 2 800 habitants, que l’on trouve les autres ennemis des Grandvillo­is: une cinquantai­ne de réfugiés de Calais que l’état a sommé la ville d’accueillir dans des HLM inoccupés depuis octobre 2016. Bien sûr, on ne les a jamais croisés à l’intérieur de Grandville. Mais on a vu les camions passer sur la départemen­tale: estampillé­s But ou Darty avec “des meubles et de l’électromén­ager tous frais payés par l’état pour meubler gratuiteme­nt leurs logements déjà gratuits”, croit savoir un monsieur. Des rumeurs folles circulent à leur sujet, comme celle-ci: “Mon fils pompier m’a dit qu’il y en avait beaucoup qui étaient déjà partis d’arcis: ils ont vendu les meubles et les frigos et ils ont laissé tout grand ouvert, même les fenêtres, pour faire monter la facture de chauffage et faire payer l’état français.”

Est-ce à force de rester cloîtrés entre eux, chez eux, que les gens en sont arrivés là? “Ils ne s’intéressen­t pas aux élections, mais ils regardent trop la télé et à la fin, ça les rend fous”, avance une habitante, au bout de la Grande rue. Encore plus que des fêtes, ce qui manque à Grandville, “c’est un lieu pour se rencontrer”, estime Maurice Martin. Il y a encore quelques années, il y avait l’église et quelques bistrots, à Lhuître, à trois minutes en

voiture. Ils ont tous fermé. Ou presque. À Maillyle-camp, il y en a bien un énorme, aux allures de cantine: il est situé au bord de la route qui longe le camp militaire. À travers les baies vitrées, on voit les grandes tentes kaki qui s’étendent à l’infini dans les champs. Ici, 99% des clients sont des recrues en uniforme, venues savourer ce que le patron, Djamal, alias “Boby”, assure être le “meilleur hamburger du monde”. Les habitants des villages comme Grandville, eux, ne viennent jamais. Mais Boby n’en a cure: bientôt, le camp accueiller­a 900 soldats de plus, les Dragons, le plus grand régiment blindé de France. Jusqu’à l’été dernier, il y avait aussi une boîte de nuit à Allibaudiè­res: la plus grande du départemen­t, avec un parking de 1 500 places, un énorme bâtiment en forme de bateau de croisière et, en guise de décoration, des répliques de la statue de la Liberté, d’un avion biplace encastré dans un arbre, et même, à l’intérieur, une vraie piscine. L’exo 7 a accueilli des stars de la télé-réalité et du site porno Jacquie et Michel. Elle a fermé il y a six mois. “Les gérants étaient des incapables, le club était mal fréquenté, il y avait de la bagarre”, résume le propriétai­re, qui habite la maison d’à côté. Il n’a pas dit son dernier mot: il a promis d’ouvrir un thé dansant d’ici l’été. Autour, les habitants semblent dubitatifs. La plupart ont de toute façon perdu l’habitude de croire en quoi que ce soit. “Moi, ça ne m’intéresse pas. Je n’ai jamais cru à la politique, je ne crois plus trop aux gens. Je préfère les singes”, lâche Géraldine, dans son jardin. Elle ne fait pas rentrer, mais raconte qu’elle en a plein la maison, surtout des chimpanzés et des gorilles, en photo, en statuette, en peluche. “Mon rêve, ça serait d’aller les voir en •TOUS Afrique, mais j’ai trop peur de l’avion.” PROPOS RECUEILLIS PAR EAF

À Grandville, la plupart des habitants se méfient les uns des autres, préfèrent rester chez eux. Rue Basse, un agriculteu­r à la retraite lance, le regard mauvais tourné vers le lotissemen­t: “Ces gens-là, nous, on ne les connaît pas, on ne les fréquente pas”

 ??  ?? Géraldine, habitante de Grandville. Abstention­niste.
Géraldine, habitante de Grandville. Abstention­niste.
 ??  ?? Extérieur de l’ancienne discothèqu­e de Grandville.
Extérieur de l’ancienne discothèqu­e de Grandville.
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