Society (France)

Souviens-toi le 21 avril 2002.

- PAR ANTOINE MESTRES ET VINCENT RIOU / PHOTOS: LIONEL CHARRIER (MYOP)

Ils s’appellent Karl, Sarah et Virginie. Le 21 avril 2002, ils avaient respective­ment 14, 23 et 38 ans. Ils étaient collégien, jeune militante et cadre dans une entreprise. De gauche ou de droite. Ils sont tous descendus dans la rue pour manifester.

Ils s’appellent Karl, Sarah et Virginie. Le 21 avril 2002, ils avaient respective­ment 14, 23 et 43 ans. Ils étaient collégien, jeune militante et cadre dans une entreprise. De gauche ou de droite. Choqués par la présence du FN au second tour de l’élection présidenti­elle, ils ont, comme des dizaines de milliers de Français, passé l’entre-deux-tours à manifester, discuter, s’énerver et surtout tenter de comprendre. Aujourd’hui, Karl, devenu entre-temps l’un des leaders syndicaux lycéens lors des manif’ anti-cpe, travaille à la conférence des présidents d’université. Sarah est élue PS dans le XVIIIE arrondisse­ment de Paris. Et Virginie est assistante pédagogiqu­e dans un collège public. Tous, ils se souviennen­t.

20h, les résultats

Sarah: Lors de la campagne 2002, je fais partie de l’équipe de Jospin, je suis une petite main. Tous les jours, je suis au local de campagne à L’atelier, dans le IIIE arrondisse­ment de Paris, je fais des petites notes d’une page pour préparer les rendez-vous du candidat. J’y passe 18 heures par jour, je ne sais pas ce qui se passe dehors, c’est un local sans fenêtre. Là-bas, personne ne doute. Le 21 avril, j’arrive après avoir voté, vers 11h. Sur le coup de 18h, la rumeur court: ‘On n’est pas au second tour.’ À l’époque, je suis très donneuse de leçons, je déteste les gens qui aiment se faire peur. Je raconte n’importe quoi: ‘Les résultats des DOM-TOM ne sont pas encore sortis, ça peut aussi inverser la tendance.’ Au premier étage, l’équipe de campagne, composée d’ayrault, Glavany, Moscovici, est réunie. Pendant une heure et demie, la températur­e monte, ceux du premier cercle ont des têtes de déterrés mais ils ne descendent pas nous voir. Et donc on apprend la nouvelle comme tout le monde à 20h. Les gens crient, pleurent. Mon pote Maxime à côté de moi s’effondre par terre et la photo fera une double page dans Paris Match. Virginie: J’ai voté Chirac au premier tour mais quand j’ai vu à la télé son visage avec celui de Le Pen, j’étais complèteme­nt estomaquée. Je le dis sans faire de cinéma: il s’est passé quelque chose en moi comme quand on ressent une terreur, j’étais glacée. Et j’ai tout de suite pensé à mon grand-père gaulliste, qui n’était plus là. Ses meilleurs amis étaient juifs, il les avait cachés pendant la guerre. Il nous parlait souvent de la guerre, du fascisme. C’était un juste, pas un Gaulliste de la dernière heure! Il mesurait 1,95 mètre, on le comparait au général. Sarah: Jospin fait son discours au QG. Il annonce son départ. Bizarremen­t, c’est encore plus difficile que les résultats. On n’a plus personne. Je comprends quand il dit: ‘Je ne pourrai pas mener la bataille des législativ­es en faisant 16%’, mais à la fin, nous, on est à poil. Pour nous, c’était un dieu. La vraie gauche qui gouverne avec intégrité et sans se trahir, qui transforme la société. Alors, je me dis: ‘Comment on ne peut pas comprendre ça?’ Karl: En 2002, j’ai 14 ans. Je suis en 4e dans une école allemande à Verrières-le-buisson, dans l’essonne, mais j’habite à Paris avec mes parents, lui allemand, elle malaisienn­e. C’est un âge où je me structure politiquem­ent à travers des lectures et en discutant avec des amis qui côtoient les réseaux militants, la gauche radicale, altermondi­aliste. Les résultats, je les apprends en famille, devant la télé. Je suis très surpris, choqué. Je suis né en France de parents étrangers, dont une mère extracommu­nautaire, ça me touche forcément. Mais ce type de réflexion sur le départ de Jospin me paraît complèteme­nt lunaire à l’époque. Sauf qu’à partir de ce jourlà, ma génération a connu la droite pendant dix ans d’affilée, et avec le recul je me dis finalement que Jospin était peut-être l’homme qui a manqué à la gauche, en effet. Je le dis avec précaution, mais il correspond­ait, malgré les déceptions qu’il a suscitées, notamment en disant que ‘l’état ne peut pas tout’, à une figure capable à la fois de rassembler la gauche, d’exercer le pouvoir et de représente­r une certaine éthique en politique –‘Je dis ce que je fais, je fais ce que je dis.’ Virginie: Moi, j’ai toujours trouvé que Jospin n’avait pas la carrure pour être président de la République. Sa campagne était pour moi vraiment nulle. Il avait annoncé sa candidatur­e par fax! Il s’était sabordé en faisant le service minimum. Il s’était reposé sur ses lauriers, son bilan. Je l’ai toujours perçu comme prétentieu­x, et donc j’étais doublement émue parce que je me disais: ‘Ça ne serait pas arrivé s’il y avait eu quelqu’un d’autre en face de Chirac.’ J’étais très énervée.

dans la nuit, les premières manif’ improvisée­s

Sarah: Devant le local se rendent tout un tas de gens. On discute peu, on pleure. Je retrouve une de mes soeurs, des potes de mes soeurs, qui ont quinze ans de plus que moi. Il est 22h, il fait nuit. Jospin sort, tout le monde l’applaudit, tu te dis: ‘C’est marrant, le mec fait 16%, il s’en va, il nous a menés à la défaite, on l’applaudit.’ Il y a essentiell­ement des profs de fac, des intellos, on ne comprend pas bien ce qui se passe. Karl: Très vite, l’état de sidération se transforme en mouvement. Avec les copains, on discute, on se dit qu’il faut se battre, manifester, faire barrage à Le Pen. Virginie: D’un coup, je me ressaisis pour ménager mes filles. La cadette de 6 ans demande: ‘Mais maman, mais qu’est-ce qui se passe, c’est grave comment?’ Celle de 10 ans: ‘Maman, c’est vrai qu’il va y avoir des militaires, des chars?’ Je lui réponds: ‘Ouh là mais non, mais non, te mets pas ça en tête.’ Ce soir-là, j’ai une tante à la maison. Alors je lui demande de rester avec les enfants et, habitant Boulognebi­llancourt, je fonce sur Paris. Je ne me pose pas la question d’aller manifester, c’est normal, et pourtant ce n’est pas trop ma culture. Dans ma famille, Mai-68, c’était la chienlit! Sarah: On commence à prendre le boulevard Beaumarcha­is. Une manifestat­ion débute de façon spontanée. Des gens sortent aux fenêtres avec le drapeau français, pour ne pas le laisser au FN. On écrit sur des panneaux: ‘Le fascisme ne passera pas.’ Ils nous applaudiss­ent, alors on leur dit de nous rejoindre! Même si à ce moment-là, je suis agacée par les gens qui jouent à se faire peur. Jean-marie Le Pen président, ça n’a pas de sens. La situation est assez grave pour qu’on n’en rajoute pas en disant: ‘Lundi, il y aura des camps de concentrat­ion.’ Ce soir-là, comme je pensais qu’on allait fêter notre qualificat­ion au second tour, j’avais mis une jolie jupe, des chaussures à talon. Ça devait être un jour de fête. Cela montre à quel point on était à côté de la plaque. Finalement, j’ai très mal aux pieds et je finis par rentrer chez moi pieds nus au coeur de la nuit, en faisant attention aux bouts de verre. Virginie: Normalemen­t, dans les grandes villes, c’est l’anonymat, chacun pour soi, et je me souviens –ça ne m’est jamais arrivé ni avant ni depuis– qu’en rentrant à Boulogne, vers la Madeleine, à un feu, on s’est mis à discuter cinq ou dix minutes avec la voiture d’à côté. Il devait être minuit. Certains avaient des drapeaux, ça klaxonnait, ça hurlait des slogans. Le lendemain, j’avais la voix complèteme­nt cassée.

“ce soir-là, je demande à ma tante de rester avec les enfants et je fonce sur paris. je ne me pose pas la question d’aller manifester, c’est normal, et pourtant ce n’est pas trop ma culture. dans ma famille, mai-68 par exemple, c’était la chienlit” Virginie

le lendemain, les questions

Sarah: La nuit du dimanche au lundi est très courte. Dès que je me réveille, je n’ai qu’une envie: être avec mes camarades socialiste­s pour que l’on se tienne chaud. On se retrouve au parti, où arrive le matériel du second tour. Quand les camions apportent l’affiche, les t-shirts ‘Présider autrement’, c’est dur. Alors on zone sur les canapés de la rue de Solférino, simplement pour être ensemble. On discute. On se réconforte. Karl: Au collège, une prof de français, très engagée, militante à Amnesty Internatio­nal et qui assumait son opposition au Front national, nous dit: ‘Il faut en parler.’ Elle nous considérai­t comme des interlocut­eurs responsabl­es. J’ai trouvé ça très bien. Virginie: Mes enfants posent des questions sur la manif’ de la veille, la petite fait même un dessin pour dire qu’elle veut m’accompagne­r la prochaine fois. Au bureau, dans la société d’informatiq­ue où je travaille, il se raconte qu’un des responsabl­es du service ou que tel autre sont au contraire très satisfaits du résultat… Ils refusent la discussion, mais avec une bonne vingtaine de personnes, on ne parle que de ça pendant plusieurs jours. Pour s’entraider, quoi. Une fille un peu plus jeune que moi fait des plans pour quitter la France, ça part un peu dans tous les sens. Elle venait d’acheter un appart mais disait qu’elle allait vendre. Si je n’avais pas eu les filles, j’aurais peut-être eu la même réaction. Sarah: Au-delà de mon microcosme socialiste, je discute avec des amis de gauche qui n’ont pas voté Jospin. Ils se demandent s’ils doivent se le reprocher. Et je leur pose à tous la même question: ‘Tu voulais vraiment qu’il ou elle soit président(e) de la République? Non, donc tu n’as pas répondu à la question posée.’ À la limite, je comprends le vote Chevènemen­t, parce qu’il y a toujours eu une part des électeurs de gauche avec une demande d’ordre, une volonté que les choses soient tenues, ce que n’incarnait pas Jospin. Mais Taubira, je ne comprends pas, Mamère non plus. Ma meilleure pote, la marraine de ma fille, a voté Taubira. Je ne lui ai jamais pardonné. Karl: Il y a une colère, mais aussi une autocritiq­ue de la gauche qui naît à ce momentlà. Il n’y a pas seulement une dénonciati­on des fachos, il y a aussi celle des abstention­nistes, et celle –que je ne partage pas– de ceux qui sont de gauche et n’ont pas voté pour Jospin. Le questionne­ment pour quelqu’un qui commence à militer à l’époque, c’est de se dire que c’est peut-être plus compliqué que ça, que l’on ne peut pas se contenter de dire: ‘C’est la faute à Taubira, Mamère ou Chevénemen­t’, surtout pour ce dernier: il y a une dynamique souveraini­ste qui fait qu’il mobilise des électeurs de gauche que le PS et Jospin n’arrivent plus à convaincre. Je vis donc 2002 comme un traumatism­e à cause de la présence du FN, mais dans le fond, ma réflexion est marquée par les débats d’idées qui traversent la gauche française à ce moment-là. Il faut se souvenir que Pascal Lamy, transfuge du PS devenu président de L’OMC, exerce alors une sorte de magistère intellectu­el sur la gauche et, en même temps, représente une sorte de repoussoir pour les militants de gauche qui ne croient plus aux bienfaits de la mondialisa­tion heureuse. À côté de cela, et en réaction à cela, il y a donc

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