Society (France)

Le guide de l’entre-deux-tours pour les nuls.

Une fois dissipées les quelques secondes de flottement qui ont suivi l’annonce des résultats du premier tour, les équipes de Macron et de Le Pen ont connu le vertige. Celui que l’on expériment­e lorsqu’on réalise qu’une nouvelle campagne commence, concentr

- PAR THOMAS PITREL ILLUSTRATI­ONS: HECTOR DE LA VALLÉE POUR

Vous voulez savoir ce qui va se passer dans les quinze jours à venir? Alors lisez ceci.

Optimiser son temps

“Incroyable.” “Enthousias­mant.” “De la pure adrénaline.” Peu importe leur camp, ceux qui ont eu la chance d’être investis à plein temps dans la campagne d’un candidat qualifié pour le second tour d’une élection présidenti­elle évoquent tous une période d’euphorie qui “soude ceux qui la vivent pour toujours, à la manière des anciens combattant­s”, décrit Jean-louis Debré, double vainqueur avec Jacques Chirac en 1995 et 2002. La présidenti­elle a beau être la seule élection française à laisser passer deux semaines entre ses deux tours, “c’est incroyable la vitesse à laquelle se déroulent ces quinze jours, témoigne Franck Louvrier, directeur de la communicat­ion de Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012. On ne dormait quasiment pas. D’une certaine manière, on est un peu groggy parce qu’on est toujours dans l’action, c’est difficile d’être dans la réflexion”. L’une des priorités de l’équipe est pourtant d’exploiter au mieux ces deux semaines afin de maximiser ses chances de victoire. “Vous avez le temps de faire cinq, six, sept grandes réunions et il faut choisir très vite les destinatio­ns pour avoir le temps d’organiser la communicat­ion, les collages d’affiches”, récite Jean-louis Debré. Mais où aller? “Il y a toujours un ou deux rassemblem­ents francilien­s”, estime Franck Louvrier, tandis que François Rebsamen, directeur de campagne de Ségolène Royal en 2007, évoque la tradition pour le candidat PS d’organiser son dernier meeting le vendredi avant le second tour dans une grande ville socialiste comme Toulouse ou Lille. En prévision, tous les candidats bien placés posent de toute manière des options sur des réservatio­ns de lieux pour d’éventuels meetings, comme l’ont fait cette année Emmanuel Macron avec le Zénith de Toulouse ou encore le FN avec le Parc des exposition­s de Villepinte et une salle niçoise. C’est que là encore, il est difficile d’avoir des certitudes avant le verdict du premier tour. “Il faut bien étudier les résultats officiels, région par région, regarder les endroits où vous faisiez des gros scores lors des élections précédente­s, là où votre électorat a besoin d’être mobilisé, et y aller, résume Franck Louvrier. En privilégia­nt les grosses villes parce que vous n’avez pas le temps pour les moyennes.” Pour ne pas s’ennuyer, prévoir également une poignée de réunions thématique­s: si dans les régions agricoles on ne s’est pas déplacé pour voter, par exemple, ne surtout pas lésiner sur une petite visite d’exploitati­on. “C’est simple, pendant deux semaines, c’est: réunion thématique la journée et meeting le soir, tous les jours, résume Louvrier. Avec, un jour sur deux, une matinale radio.” Les médias représente­nt en effet une autre façon de ratisser le plus large possible. Impossible de passer à côté d’un seul 20h, évidemment, mais ça ne s’arrête pas là. Emmanuelle Mignon, conseillèr­e de Nicolas Sarkozy sur ses deux campagnes, se rappelle avoir elle-même “écopé” en 2012, passant ses nuits à répondre à toutes les demandes d’interview, “même les plus improbable­s”, avant d’apposer la signature de Nicolas Sarkozy sans prendre la peine de lui faire relire, “parce qu’il ne faut négliger aucune voix”. Ce n’est pas Jean-louis Debré qui dira le contraire. Le fidèle lieutenant de Jacques Chirac a une technique encore plus artisanale à proposer: “Un bon truc est d’appeler tous les maires de petites communes avec lesquels vous avez de bons contacts et leur envoyer un argumentai­re. Ils ont les listes d’émargement donc ils savent qui n’a pas voté, et ils connaissen­t tout le monde chez eux. S’ils peuvent aller voir Madame Michu et lui dire que ça leur ferait plaisir qu’elle aille voter pour vous, c’est déjà ça de pris.”

Élaborer une stratégie

La première chose que font les équipes de campagne des candidats qualifiés après avoir découvert les résultats du premier tour est certaineme­nt de déboucher une bouteille de champagne. La seconde, elle, est un peu moins glamour: il s’agit de rédiger la profession de foi du second tour. “Elle doit être envoyée le lundi à 17h dernier délai, donc il n’y a pas de temps à perdre”, explique Emmanuelle Mignon. Ne serait-il pas possible de la préparer à l’avance, au cas où? “C’est ce que j’avais fait en 2007, poursuit l’ancienne conseillèr­e de Nicolas Sarkozy, mais je me suis bien vite rendu compte que ça ne servait à rien.” Cette année-là, son favori siphonne les voix du FN et termine en tête avec 32% alors que tout le monde s’attendait à un raisonnabl­e 27%. “Tout ce que vous aviez écrit n’est alors plus dans la résonnance de la soirée électorale, poursuit-elle. Quand vous êtes à 32%, il faut être apaisant. C’est difficile à décrire, à peine palpable, mais vous ne pouvez plus utiliser les mêmes mots.” Selon Jean-louis Debré, les questions à se poser avant de définir sa stratégie de l’entre-deux-tours sont les suivantes: “Quels thèmes sont rassembleu­rs? Et d’abord, faut-il rassembler ou cliver? Dans tous les cas, si vous voulez rassembler, il faut être prudent parce qu’il ne faut pas non plus fâcher ceux qui vous suivent depuis le début.” C’est que l’adage selon lequel le premier tour se gagne à gauche ou à droite et le deuxième au centre n’est pas forcément vrai. “On ne s’est recentrés ni en 2007 ni en 2012, assure Emmanuelle Mignon. En 2012, on est même allés de plus en plus à droite parce que Patrick Buisson était le seul dans l’équipe à avoir une vraie stratégie.” Après avoir passé une nuit blanche à rédiger la profession de foi de Nicolas Sarkozy pour le second tour de 2012, Mignon a ainsi vu l’éternel artisan du rapprochem­ent de la droite et de l’extrême droite se saisir d’un stylo rouge pour rayer toutes les propositio­ns économique­s et sociales. “En caricatura­nt à peine, je me suis retrouvée avec une profession de foi de 3 000 mots maximum, en caractère 18 pour être lue par les personnes âgées, avec trois messages: ‘je suis contre le mariage homosexuel’, ‘je suis contre l’euthanasie’ et ‘je suis contre le droit de vote des étrangers’.” Une fuite en avant? Pas pour tout le monde, semble-t-il: “C’est triste à dire mais je pense que c’était quand même la bonne stratégie, parce qu’à chaque fois qu’on a fait un pas à droite, on est montés.” Cynisme, mode d’emploi.

Monter sur le ring

Le débat télévisé entre les deux candidats qualifiés pour le second tour de l’élection présidenti­elle a ceci de particulie­r que personne ne lui accorde vraiment de poids dans le résultat final mais que tout le monde l’identifie comme LE grand rendez-vous de l’entre-deuxtours. “À part si l’un des deux venait à s’effondrer, un débat ne fait que renforcer les tendances, pense le réalisateu­r Serge Moati, qui a conseillé le candidat socialiste en 1981, 88, 95 et 2012. Mais même si je ne crois pas que ce soit décisif, il vaut mieux le gagner.” Du “monopole du coeur” de 1974 au “moi, président” de 2012 en passant par “l’homme du passif ” de 1981 et le “vous avez tout à fait raison monsieur le Premier ministre” de 1988, difficile de déterminer si les punchlines des candidats sont de grands moments de politique ou plutôt de grands moments de télé, mais une chose est sûre: “C’est essentiel car c’est vu par huit ou dix millions de personnes”, sous-estime Jean-louis Debré, alors que le débat a été suivi au minimum par 16,78 millions de téléspecta­teurs (en 1995) et jusqu’à 30 millions (en 81 et 88). Pour préparer l’événement, les équipes des deux candidats ont plusieurs réunions programmée­s au CSA, lors desquelles Franck Louvrier se rappelle être allé jusqu’à discuter de “la températur­e qu’il ferait sur le plateau”. À son apparition, en 1974, le débat d’entre-deux-tours était pourtant une jungle sans règle. C’était avant l’arrivée dans le jeu de Serge Moati. “François Mitterrand détestait la télévision, ce qui lui avait porté préjudice contre Giscard, plus jeune, en 74, se souvient-il. Il fallait donc lui rendre la télévision, sinon aimable, au moins neutre. C’est pourquoi on avait proposé une vingtaine de règles à l’équipe de Giscard, qu’elle a toutes acceptées parce qu’elle pensait que son candidat ne ferait qu’une bouchée de Mitterrand.” Depuis, tout est négocié, de la présence ou non de plans de coupe à la longueur de la table, et un représenta­nt de chaque camp est présent aux côtés du réalisateu­r… qui lui-même peut faire débat. En 2012, Manuel Valls, pour Hollande, avait ainsi tenté de mettre Jérôme Revon sur la touche puisque ce dernier était aux manettes lors du débat Royal-sarkozy en 2007. Sans succès. François Mitterrand fut également le premier à répéter ses débats, assignant notamment à Laurent Fabius le rôle de Giscard avant le débat de 1981, puis préparant sa petite phrase assassine avant l’affronteme­nt contre Chirac en 1988. “Après, Mitterrand, c’était comme Mélenchon aujourd’hui, dans un autre style, compare Moati. Ils ont une présence, une incarnatio­n. C’est presque magique.” Et pour que la magie prenne, les belligéran­ts peuvent aujourd’hui compter sur une armée de cerveaux dont la mission est de leur préparer des fiches argumentai­res et de “deviner sur quoi l’adversaire va porter ses attaques”, comme le formule Jean-louis Debré. Emmanuelle Mignon a été chargée de cette laborieuse tâche pour Nicolas Sarkozy en 2007 et 2012. Elle se souvient aujourd’hui d’avoir participé à monter un “très beau dossier”, qui anticipait notamment une attaque de Ségolène Royal sur la scolarisat­ion des enfants handicapés en 2007. Mieux: “On avait fait un fusil à deux coups. On savait qu’elle dirait que la défiscalis­ation des heures sup’ allait créer du chômage, puis que Nicolas Sarkozy allait répondre que Rexecode avait démontré l’inverse, puis qu’elle rétorquera­it que c’était un think tank de droite, ce à quoi on avait conseillé à Sarkozy de répliquer que Rexecode était dirigé par Michel Didier, qui avait été nommé au Conseil d’analyse économique par Lionel Jospin. C’est effectivem­ent ce qui s’est passé. Ce sont des moments où on est contents de nous.” Mais le grand débat reste avant tout une affaire de tripes. Pour Serge Moati, il ne faut plus parler de politique au candidat dans les heures qui le précèdent. “En 1981, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai parlé à Mitterrand de mes parents morts, du fait qu’ils auraient été fiers de me voir à ses côtés. Ça l’a ému, il m’a aussi parlé de ses parents morts. C’est comme avec un acteur. Il faut qu’il entre en lui-même.” En 1995, Lionel Jospin ne serait pas parvenu à accrocher Jacques Chirac parce que “c’était trop courtois, alors que Mitterrand refusait de serrer la main de Giscard”, considère Moati, qui, en 2012, a vu entrer sur le plateau un François Hollande “déjà président, qui s’était imposé alors que Sarkozy l’avait sous-estimé”. Emmanuelle Mignon n’a toujours pas compris pourquoi son champion s’était alors laissé “corneriser” sur tous les sujets par son adversaire. “L’après-midi même, en réunion, Sarkozy avait fait un one-manshow, il nous avait dit exactement ce qu’il fallait répondre sur chaque sujet, et puis le soir il a été incapable de le faire.” Un acte manqué? “Je me suis longtemps dit qu’en fait, il n’avait pas vraiment envie d’être président, songe la conseillèr­e. Et puis mon opinion a évolué. Aujourd’hui, je pense qu’il avait envie de continuer à être président mais que, en revanche, il ne voulait pas être candidat.”

Draguer ses ennemis

“Lorsqu’on passe le premier tour, on est successive­ment heureux, fatigué et énervé. Heureux parce qu’on est qualifié, fatigué parce que la campagne a déjà été longue, et énervé par ceux qui nous ont craché dessus et veulent maintenant nous rallier.” En jean et polo dans une brasserie proche de l’assemblée nationale, Jeanlouis Debré en sourit aujourd’hui, 22 ans après avoir vu une horde de balladurie­ns tenter de rejoindre Chirac après le premier tour de la présidenti­elle 95, mais il sait que les rats finissent toujours par quitter le navire. “Vous le verrez avec ceux qui vont tenter de rejoindre Macron en disant qu’ils ne soutenaien­t Fillon que du bout des lèvres”, prédit celui qui a laissé fuiter son soutien à l’ancien ministre de l’économie. Si certains ralliement­s font donc grincer des dents, aucun candidat n’est en mesure, dans ces deux semaines de conquête tous azimuts, d’en refuser le moindre, et la plupart ne se privent pas pour draguer leurs adversaire­s du premier tour. En 2012, le bruit a par exemple couru dans les équipes sarkozyste­s que Camille Pascal et Patrick Buisson s’étaient chargés de discuter discrèteme­nt avec celles de Marine Le Pen. “Cela correspond­ait à une demande, pense Emmanuelle Mignon. Mon bureau était à côté du standard et toute la journée, j’entendais des appels de militants UMP qui nous suppliaien­t de nous allier avec le FN pour gagner l’élection.” Elle, de son côté, aura passé une semaine à bûcher sur les exigences de François Bayrou à l’égard des deux candidats encore en lice. “J’étais peut-être naïve, mais il fallait tout tenter. Finalement, on avait accepté un certain nombre de concession­s mais il ne les a même pas lues, et il a annoncé qu’il voterait Hollande…” Lors des deux derniers scrutins, le candidat centriste aura en effet été le trophée de chasse le plus convoité. Plus encore qu’en 2012, ses surprenant­s 18,5% au premier tour en 2007 auront poussé Ségolène Royal, qui n’avait que cette issue pour espérer remporter l’élection, à faire du rentre-dedans à François Bayrou. “C’était lui l’arbitre, pose François Rebsamen. Je me souviens d’une discussion très vive, lors du premier meeting après le premier tour à Valence, avec François Hollande, qui était contre l’idée d’un accord.” Ce qui n’empêchera pas Royal, accompagné­e de Rebsamen, d’aller sonner à la porte du futur créateur du Modem. “On avait dîné quelque part à Paris avant d’appeler François Bayrou pour lui dire que l’on était disponible­s pour une rencontre, évoque le maire de Dijon. Il avait dit oui mais il y avait du monde en bas de chez lui. On a passé deux heures au téléphone à essayer de les convaincre, lui et Marielle de Sarnez, de nous recevoir. Il repoussait à chaque fois et il a fini par nous dire: ‘Oh non, je ne sais pas si je peux faire ça, on va nous voir.’” Dans le camp centriste, Marielle de Sarnez, bras droit de François Bayrou, affirme qu’il n’en est rien, que la décision de ne soutenir personne avait de toute manière été prise de manière collégiale, et qu’au moment où la candidate PS sonnait en bas de chez lui, “il était en train de dîner à l’extérieur. Je ne sais pas pourquoi elle est allée le raconter parce que ce n’est pas à son honneur, ce n’est pas glorieux”. Peutêtre parce que lorsqu’on veut triompher, la gloire importe peu.

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