Valérie Igounet.
Le FN a-t-il avalé la droite? Pourquoi a-t-il remplacé la gauche dans plusieurs régions? A-t-il changé ou s’est-il travesti en reprenant de vieilles méthodes? Et peut-il accéder au pouvoir? L’historienne Valérie Igounet, spécialiste de l’extrême droite, r
Le FN a-t-il avalé la droite? Pourquoi a-t-il remplacé la gauche dans plusieurs régions? A-til changé ou s’est-il travesti en reprenant de vieilles méthodes? Spécialiste de l’extrême droite, l’historienne Valérie Igounet répond.
l’héritier de celui de Jean-marie Le Pen” Le Front national, comme Les Républicains, a traversé cette campagne avec des affaires judiciaires sur le dos. Mais ça a glissé sur lui plus que sur François Fillon…
Si les affaires l’ont un peu atteint, c’est aussi que Marine Le Pen a eu le don de les instrumentaliser. Par exemple, le 26 février dernier à Nantes, elle réactivait un langage inhérent à l’extrême droite: la théorie du complot. Elle serait ‘victime’ d’un complot, au sens large du terme puisqu’il serait politique, médiatique et judiciaire. La candidate frontiste a opéré ainsi un retour aux fondamentaux et renoué avec l’histoire paternelle. Une affiche placardée au moment de l’émergence du parti dans les années 1980 disait en effet, à propos de Jean-marie Le Pen: ‘Le Pen dit la vérité, ils le bâillonnent.’ Ce ‘ils’ visait ses adversaires politiques et médiatiques.
La campagne de François Fillon a aussi flirté avec le complotisme et a emprunté beaucoup d’éléments autrefois réservés au FN. De quand date la viralité du discours FN, selon vous?
La coupure, c’est Nicolas Sarkozy en 2007. Quelle combinaison sémantique utilise Nicolas Sarkozy pendant sa campagne? Deux mots –‘identité’ et ‘nationale’– qui appartiennent à la rhétorique des droites. Ils excluent celui qui est autre: l’étranger. Le ‘nous’ –les Français– s’oppose ainsi au ‘eux’ –les immigrés. L’association entre identité nationale et immigration est transparente. La droite républicaine fait sienne un marqueur idéologique du Front national. La création ensuite, en mai 2007, du ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du Développement solidaire, participe évidemment de cette stratégie consistant à capter les électeurs du FN – stratégie revendiquée par Sarkozy à l’époque. Une nouvelle étape dans les rapprochements rhétoriques des droites françaises s’ouvre également en 2010. Lors de son discours de Grenoble, le 30 juillet, Nicolas Sarkozy lance une ‘déclaration de guerre contre les trafiquants, contre les voyous’, estimant que la France paie ‘les conséquences de 40 ans d’immigration incontrôlée’. Le président de la République établit donc une corrélation entre l’immigration et la délinquance et/ou l’insécurité. Immigration– identité nationale–insécurité: ses propos reprennent les principaux marqueurs du FN. La suite de l’histoire s’inscrit dans un schéma quasi similaire. Nicolas Sarkozy rappelle, pendant sa campagne de 2012, que Marine Le Pen est ‘compatible avec la République’. Et aujourd’hui plus qu’hier, les emprunts à la sémantique frontiste sont formulés, régulièrement, à voix haute par les ‘autres’. Le ‘racisme antifrançais’ évoqué par
François Fillon à son meeting de Caen le 16 mars est un exemple parmi d’autres.
Ce rapprochement sémantique peut-il se concrétiser par un rapprochement tactique entre le FN et cette droite de plus en plus à droite?
Marine Le Pen est aujourd’hui dans une position de force et dynamique électorales: celle de présidente d’un parti qui, depuis les élections européennes de 2014, avait décroché la première place aux premiers tours. Elle avait expliqué que jamais elle ne s’allierait avec la droite mais qu’elle voulait prospérer sur ses décombres. Cette position ne serait-elle pas en train de se fissurer? Récemment, Nicolas Bay, le secrétaire général du parti –et ancien mégrétiste–, expliquait que le FN ‘tendra la main à tous ceux qui ne voudront pas reprendre pour cinq ans de hollandisme, et ils sont nombreux’. L’union des droites s’annoncerait donc envisageable et opératoire dans la stratégie globale de l’opposition, à savoir abattre un ennemi commun: la gauche. Plusieurs au FN, dont Marion Maréchalle Pen, aspirent à la création d’un ‘grand parti conservateur’ basé, entre autres, sur une union des droites. Pas n’importe lesquelles: plutôt cette droite hors les murs, celle située entre le FN et Les Républicains.
On a beaucoup dit que le FN avait récupéré des concepts et des figures de gauche…
Ces dernières années, ce n’est même plus une récupération, c’est une cooptation de symboles et de thématiques de la gauche. Ils usurpent un discours et ça fonctionne auprès d’un électorat. Je peux vous dire que quand on arrive à Hénin-beaumont dans le bureau du maire, Steeve Briois, et que l’on voit le buste de Jean Jaurès derrière lui, ce n’est pas rien. Cet homme a réussi à se faire élire au premier tour des municipales dans un bastion de la gauche en expliquant à ses électeurs que la gauche, non seulement les avait trahis en privilégiant les immigrés aux dépens des nationaux, mais qu’en plus seul un parti, le FN, pouvait les protéger ; ceci à tous les sens du terme. Les électeurs n’occultent pas la dimension xénophobe. Ils la revendiquent même. Le FN fait ses choux gras là-dessus, prospère sur les décombres de cette gauche ‘malade’ et parvient à honorer ce que les électeurs entendent de leurs promesses. Une assistante familiale et ancienne électrice de gauche m’a dit qu’elle avait voté FN pour la première fois au printemps 2014. Elle et son époux en avaient ‘ras-le-bol’. Elle se dit séduite aujourd’hui par la politique municipale à Hénin. Quand ‘son’ maire passe à côté d’elle, il n’oublie jamais de lui serrer la main, de lui sourire, de l’écouter, explique-t-
elle. ‘C’est important d’être reconnu en tant que tel. Ça veut dire que, même si on n’est rien, même si on ne fait rien, même si on n’a rien, on est quand même quelqu’un.’ Ces maireslà réussissent donc parce qu’ils sont sur le terrain, sont disponibles, serrent les mains, reçoivent. Mais ils font aussi passer leurs messages politiques: une fête du cochon à Hayange, la débaptisation de la ‘rue du 19-Mars-1962’ –fin de la guerre d’algérie– à Beaucaire, la fermeture du Secours populaire à Hénin-beaumont, etc.
Après avoir repris le parti, Marine Le Pen a assez rapidement préféré se montrer comme ‘Marine’ tout court, et aujourd’hui son affiche de campagne de ‘La France apaisée’ ne met en avant ni son nom de famille, ni le nom du parti, ni le logo. Pourquoi?
Elle a ‘exploité’ ce patronyme dans les années 2000 jusqu’en 2011. Elle savait l’efficacité de ce dernier dans l’histoire du parti. Mais depuis un moment, elle a non seulement effacé son nom, mais aussi certains symboles forts de l’histoire du FN, comme la flamme. Et l’une des phases essentielles a été l’exclusion de son père, bien évidemment. Aujourd’hui, elle veut aller vers une autre histoire, c’est stratégique. Afficher un peu plus fort ce ‘nouveau’ parti qu’elle prétend incarner. Mais le fait de ne pas forcément signer du nom ou du logo est aussi un vieux classique. En 1986, quand le FN envoie 35 députés à l’assemblée, le nom ‘Front national’ n’apparaît pas sur les affiches de la campagne des législatives, c’est le ‘Mouvement national’. Et, rappelons-le, dès la fondation du FN en 1972, Jean-marie Le Pen niait ouvertement que la flamme venait du MSI, le parti néofasciste italien. Ensuite, il s’est désolidarisé d’ordre nouveau, le groupuscule néofasciste à l’origine de la création du FN qui était venu chercher Le Pen. Très vite, il l’a ‘enlevé’ de son histoire. Pour ses premières élections, en mars 1973, le FN avait adopté un positionnement qu’il considérait comme une caution. Il était parti en campagne en se proclamant de droite. Ça commence là: on avance masqué dès le début! Rappelez-vous: Marine Le Pen avait menacé de procès quiconque employait le terme ‘extrême droite’ à l’égard de son parti.
Vous parlez du Mouvement social italien. Le début de la fin de ce dernier, pour les purs et durs, c’est quand il change de nom pour devenir Alliance nationale dans les années 90 et prend des responsabilités au pouvoir… Un scénario qui pend au nez du FN?
On ne peut pas le savoir. Je pensais qu’il y avait plusieurs éléments qui laissaient penser que le FN, après les législatives de 2017, pourrait changer de nom: moins de présence de symboles traditionnels, des slogans différents, un électorat qui mute, certaines dénominations entendues ici ou là, etc. Finalement, il y a quelques semaines, Marine Le Pen a répété que le changement de nom n’était pas à l’ordre du jour. Cette position confirme la viabilité et la force de la marque FN. L’électorat d’extrême droite soustend évidemment le succès électoral de cette formation. Si le parti changeait de nom, il pourrait y avoir un ‘souci’ avec cet électorat. Certes, Marine Le Pen ne cesse de faire des appels du pied à différents électorats, mais elle n’oublie jamais ce noyau de fidèles. Et elle est aussi consciente de la mésaventure que les Italiens du MSI ont vécue en devenant l’alliance nationale et en opérant une mutation idéologique. Cela n’a pas fonctionné. Elle est sur ce fil.
Le FN a aussi changé plusieurs fois de position sur l’islam…
En 1987, Jean-pierre Stirbois imprime une affiche anonyme sur laquelle se détachent ces mots: ‘Inch’allah! Dans vingt ans, c’est sûr, la France sera une république islamique.’ Elle est emblématique du glissement qu’est en train d’opérer le FN à la fin des années 1980 sur le sujet de l’immigration, plus précisément sur le thème de la ‘menace islamique’. Puis, jusqu’en 2010, plus aucune affiche ne dénonçant l’islam ne sera éditée et diffusée par le Front national. Cette parenthèse s’explique principalement par deux faits: l’analyse politique adoptée par Jean-marie Le Pen après la première guerre du Golfe (août 1990-février 1991) et les années Mégret, suivies de la scission. Puis, avant son accession à la présidence du FN, Marine Le Pen fait de la lutte contre l’islamisation et de la défense de la laïcité les articulations de son discours. Son message se résume à ce double thème: le danger islamiste s’opposerait aux valeurs laïques véhiculées par la démocratie, fondements de la république française ; la stigmatisation des musulmans faisant de l’islam et de la République deux entités incompatibles. Son discours surexploite un contexte anxiogène. Il permet d’offrir une dénonciation ‘acceptable’ pour l’électeur avec une conclusion qui s’impose: les immigrés ne sont pas seulement inassimilables. Leur intégration est devenue ‘impossible’ pour une raison essentielle: ils se dressent contre les valeurs de la République française.
Le FN a aussi été l’inventeur du ‘ni droite ni gauche’, un créneau qui semble être le grand vainqueur du premier tour…
Le ‘ni droite ni gauche’ apparaît à l’université d’été du FNJ en 1995. Samuel Maréchal en est le concepteur. Pour le FN, il s’agit d’en finir avec ce système inscrit dans le duel classique droite-gauche alors que le parti lepéniste n’affiche qu’une ambition: se battre pour les Français. Aujourd’hui, le FN s’affiche ‘et de droite, et de gauche’. Il s’agit de se positionner au ‘centre’ du peuple et contre les autres partis.
Marine Le Pen peut-elle devenir présidente, selon vous?
Plus d’un électeur sur deux sera-t-il prêt à mettre le bulletin Marine Le Pen dans l’urne? L’histoire récente semble contredire ces suppositions. Certes, nous ne sommes plus dans la situation d’exception de 2002. Le tripartisme s’est imposé. Les 80% de Jacques Chirac, c’est fini, mais pour autant je pense que Marine Le Pen ne l’emportera pas. Il faut rappeler une chose essentielle: le FN de Marine Le Pen est l’héritier de celui de Jean-marie Le Pen. Et, en dépit d’une stratégie de ‘dédiabolisation’ affichée, le Front national éprouve bien des difficultés à faire évoluer son image. Aujourd’hui encore, la majorité des Français estime qu’il est un parti ‘dangereux’ pour la démocratie. Cela dit, l’enjeu de 2017, ce sont les législatives, pas la présidentielle. Et il est évident que le nombre des élus FN va augmenter en juin.