Society (France)

Le Madoff breton.

Entre 2007 et 2010, en pleine crise des subprimes, près de 3 000 épargnants français, principale­ment bretons, ont été séduits par les placements “loin des multinatio­nales et des marchés boursiers” promis par Jean-jacques Defaix. Qui a ainsi réussi à colle

- PAR CHARLOTTE HERVOT, À RENNES / ILLUSTRATI­ONS: CHARLOTTE DELARUE POUR SOCIETY

Entre 2007 et 2010, en pleine crise des subprimes, près de 3 000 épargnants français, principale­ment bretons, ont été séduits par les placements “loin des multinatio­nales et des marchés boursiers” promis par Jean-jacques Defaix. Grave erreur.

La suspension d’audience se fait attendre ce jeudi 16 mars au tribunal de grande instance de Rennes. Le procès a débuté une semaine plus tôt et se terminera dans dix jours. Au fil du temps, une forme de routine s’est installée. Mais l’émotion peut ressurgir à tout instant. Jean-jacques Defaix, costume- cravate gris bien ajusté, se dirige vers la machine à café. Annie, 64 ans, polaire rose fluo sur le dos, l’interpelle. “J’ai tout perdu à cause de vous!” Les 17 000 euros qu’elle avait mis de côté pour améliorer sa retraite se sont envolés. Il répond froidement: “Moi non plus, je n’ai plus d’argent!” Jean-jacques Defaix, 69 ans, est jugé pour escroqueri­e, blanchimen­t d’argent et participat­ion à une associatio­n de malfaiteur­s. Quatorze complices présumés, des conseiller­s en investisse­ment financier, des experts- comptables, des hommes d’affaires et son ancienne avocate comparaiss­ent aux côtés de celui que l’on a surnommé “le Madoff breton”. Ce qu’on leur reproche: avoir fait perdre beaucoup d’argent à des profession­nels et des particulie­rs en mettant en place un mécanisme en forme de chaîne de Ponzi. Soit un montage financier frauduleux dans lequel les intérêts des clients sont rémunérés avec les économies des entrants. Au total, 34 millions d’euros se sont envolés. De l’argent collecté un peu partout en France. Mais surtout dans le Finistère, où habite Jean-jacques Defaix. Annie fait partie des 1 500 victimes estimées de ce système. Plus de 700 se sont portées partie civile au procès devant la Juridictio­n interrégio­nale spécialisé­e (JIRS), à Rennes. Elle sait déjà qu’elle ne pourra pas y assister jusqu’à la fin. Venue de Brest en covoiturag­e, elle fera les 250 bornes du retour en train Ouigo. “L’argent placé, c’est tout ce qui me restait. Quand ma voiture m’a lâchée, je n’ai pas pu en acheter une nouvelle.”

Invité au JT de France 2

Aux côtés d’annie, ils ne sont pas nombreux. Thierry Charpentie­r, rédacteur en chef du quotidien Le Télégramme à Quimper, qui a connu Defaix au temps de sa splendeur, n’est pas étonné. “C’était beaucoup de modestes retraités de Cornouaill­e. Nombreux sont morts de chagrin et de honte.” “Oui, plaie d’argent peut être mortelle”, plaide Me Hélène Feron-poloni, engagée dans la défense des épargnants avec son associé, Me Lecoq-vallon. À eux deux, ils représente­nt 182 plaignants. Me Bertrand Weil en défend 60. “Mes clients sont des familles dévastées par la perte, mais aussi par les nuits blanches, les obsessions…” “On ne pense qu’à ça”, confirme, cramponné à la barre, un couple d’agriculteu­rs qui a perdu 155 000 euros. “On voulait aider notre fils et finalement, on n’a pas pu.” Au départ, l’idée de Jean-jacques Defaix frisait pourtant le génie: un placement 100% sécurisé, avec fonds de mutualisat­ion et assurance. En prime, une promesse d’abattement fiscal ou d’un rendement garanti de 6% par an, selon le produit choisi. Cerise sur le gâteau: l’engagement de sauver l’emploi local. L’argent, vantaient les notices commercial­es, devait en effet servir à aider des petites entreprise­s françaises. À charge pour ces dernières de rembourser en cotisant bon an mal an pour un fonds de réserve et un fonds de mutualisat­ion. Trop beau pour être vrai? “Je veux bien qu’on dise que je suis idiote d’y avoir cru. Mais on est quand même 1 500 idiots”, se défend Annie. Comment cela a-t-il pu arriver, alors? Peut-être parce que Jean-jacques Defaix avait tout du chevalier blanc pour les petits épargnants. Technicien en aéronautiq­ue à la retraite, il avait lui aussi connu des déboires avec les banques. C’était dans les années 90, après s’être lancé dans un élevage de volailles. “Le conseil régional nous a privés de subvention­s. Dans la foulée, on n’a plus eu de crédits.” Cette déconvenue l’avait motivé à fonder l’associatio­n d’aide contre les abus bancaires (AACAB), en 2002. Vite, son nom s’était mis à circuler dans “le petit monde de la défense des épargnants”, narre Me Feron-poloni. Jean-jacques Defaix, devenu entre-temps auteur d’un guide des placements financiers, avait fini par apparaître comme une sommité. “On l’avait vu à la télé”, diront certains plaignants. Et de fait, Jean-jacques Defaix a bel et bien été invité au JT de France 2. Pour monter son affaire de placements, Defaix s’entoure de “sachants”, plus ou moins compétents. Pour aspirer les souscripti­ons, ils imaginent un système de coopérativ­es. Les premières structures voient le jour à l’été 2007. En tout, 40 coopérativ­es de croissance et de petites entreprise­s émergeront. En Bretagne, mais aussi à Épinal ou sur l’île de La Réunion. Et près de 3 000 souscripte­urs se laisseront tenter par cet homme qui promettait, alors que débutait la crise des subprimes aux États-unis, des placements “loin des multinatio­nales et des marchés boursiers”. Ils versent parfois les économies de toute une vie. Et Jeanjacque­s Defaix? Il ne sort pas un kopeck. “J’avais pas d’argent”, lâche-t-il pour se justifier. À l’automne 2008, l’entreprene­ur recrute des conseiller­s en investisse­ment financier (CIF). Leur mission: vendre le placement, en se gardant une commission d’au moins 3% au passage. “Quand on fait des réunions Tupperware, on commence par appeler ses amis. Eux, ils ont fait pareil”, note Annie. En juin 2009, dix millions d’euros garnissent déjà les caisses des coopérativ­es. “Un démarrage tranquille”, pour Jean-jacques Defaix. “C’est ça que vous appelez tranquille?” s’égosille le président, François Lavallière. L’intéressé minimise piteusemen­t: “C’est vrai qu’il y a eu un phénomène d’emballemen­t.” “M. Defaix était submergé par le succès des coopérativ­es, il était dans une exaltation permanente”, remet une ancienne salariée. L’argent rentre, donc. Mais pas assez au regard de tout ce qui est englouti dans les placements hasardeux de Defaix. Vu l’état des comptes, l’activité aurait même dû s’arrêter. Le président démontre le carambouil­lage, “des coopérativ­es créées pour les besoins de la cause, des manipulati­ons comptables opérées pour présenter un bilan positif en 2010”. Une ancienne salariée témoigne: “J’avais avisé M. Defaix que cette opération n’était pas possible, il a quand même insisté pour que je la fasse.” On est en novembre 2009, un an avant le coup d’arrêt de l’affaire. Plusieurs de ses collègues commencent à douter du système. Une exemployée: “Lorsque je posais une question, je n’avais pas de réponse, ou alors une réponse à laquelle je ne comprenais rien.” Un autre livre une prémonitio­n à Jean-jacques Defaix: “Vous allez vous retrouver devant un tribunal pour escroqueri­e en bande organisée.” Un troisième se fend d’un courrier avant de démissionn­er: “Les documentat­ions sont mensongère­s. Le modèle n’est ni abouti ni éprouvé. Je ne veux pas que mon nom soit associé à cette déconfitur­e.”

“Je veux bien qu’on dise que je suis idiote d’y avoir cru. Mais on est quand même 1 500 idiots” Annie, l’une des victimes

Tribulatio­ns en Chine

À ce moment-là, la situation est d’autant plus compliquée que Jean-jacques Defaix a quitté la France. Pas vraiment habitué à déléguer, il donne ses instructio­ns téléphoniq­ues depuis la Chine, où il vit depuis octobre 2009. Que fait le Breton là-bas? En juin 2008, lors de son premier voyage, lui-même “n’en sait rien”. Mais en septembre, il sait. Il invite des chefs d’entreprise français. Le tout, hôtel cinq étoiles compris, aux frais des coopérativ­es. Et donc des épargnants. Car Defaix a un plan. Il s’agirait d’aider des PME françaises à établir “des relations commercial­es avec des entreprise­s chinoises”. En filigrane, se dessine la possibilit­é pour lui

de construire un vieux rêve: un complexe touristiqu­e de luxe, qui s’appellera “Village de France”. Ce sera à Taining, dans une région à même de devenir le “Saint-tropez de la côte sud chinoise”. Durant le procès, le président Lavallière fait défiler les photos de ce qui devait être “la vitrine du savoir-faire français”. “S’il avait existé, effectivem­ent, cela aurait été un endroit agréable…” Au milieu des montagnes, une centaine de chalets en bois donnent sur le Lac d’or, un site classé au patrimoine de l’unesco. Trois régions de France seront représenté­es. Dont la Bretagne, par des chalets avec “des ardoises, des volets bleus et des hortensias”. À terme, le village doit également accueillir “des restaurant­s, des boutiques, une guinguette, une école de parapente, une cave à vin de 120 mètres carrés”, liste le président, devant un panel de victimes éberluées. On parle aussi d’une église, pour le folklore. Le chef du village table sur 4 000 à 5 000 touristes par jour. Le chantier est colossal. Deux cents ouvriers chinois s’acharnent à donner corps au rêve de Jean-jacques Defaix. Comme en témoignera sa femme lors de sa garde à vue, quelques mois après: “Il y avait tout investi. Je veux dire par là qu’il l’avait monté au prix de sa sueur.” Sa sueur peutêtre, mais surtout celle des épargnants, loin d’imaginer ce que l’enquête a démontré: plus de 6,3 millions d’euros “investis sauvagemen­t en Chine”, selon le juge instructeu­r. “Et à aucun moment on dit à des personnes, à l’autre bout de la France parfois, que leur argent va aller en Chine, accable le président. Où sont les mentions des investisse­ments?” Annie est formelle: “Si on m’avait parlé de la Chine, jamais je n’aurais mis mes sous.” Jeanjacque­s Defaix ne voit pas où est le problème. D’une, “ce n’est pas

[lui] qui [a] écrit la documentat­ion” ; de deux, comme il l’a dit lors de son audition par la police, “ce projet répond bien aux objectifs assignés aux coopérativ­es et doit permettre de générer un volume financier conséquent”. Dans un mail, il se montrait plus cash: “Village de France est une pompe à fric.” Mi-novembre 2010, les chalets sont bien là. L’école de parapente aussi. Une inaugurati­on en grande pompe est même organisée. Jean-jacques Defaix fait venir de nombreux invités, dont un orchestre traditionn­el breton. Le reporter du Télégramme fait partie de l’équipée. “C’était bizarre, il y avait de hauts dignitaire­s chinois, mais aucun officiel français. Je voyais bien qu’il y avait un truc qui ne collait pas, mais de là m’attendre à ce que la PJ le choppe à son retour en France…” C’est pourtant ce qui est arrivé. Pendant que Defaix vit la grande vie en Chine, Tracfin, la cellule du ministère des Finances en lutte contre le blanchimen­t d’argent, est déjà alertée. Le Crédit Mutuel de Bretagne, qui héberge les comptes des 40 coopérativ­es de Defaix, bloque les fonds. À peine met-il le pied à l’aéroport de Brest que l’escroc est arrêté, puis mis en examen. Depuis, l’affaire, hors norme, a régulièrem­ent alimenté la chronique. Notamment lors d’une affaire d’exhibition sexuelle d’un ex-conseiller de Defaix, interpellé ivre et pantalon sur les chaussette­s. Ou lorsqu’un courrier anonyme est arrivé à la PJ de Brest. Un corbeau y dénonçait “la poursuite par Jean-jacques Defaix de ses activités en Chine”. Bien qu’à l’inverse de Madoff, Defaix prétende ne s’être jamais enrichi –“Même les mensonges, ça n’a jamais été pour prendre quelque chose”–, le procureur, Arnaud Marie, a requis sept ans de prison, avec incarcérat­ion immédiate. Le 15 mai, après plus d’un mois de délibéré, le tribunal de Rennes a tranché: cinq ans de prison avec mandat de dépôt. Après avoir été placé quinze mois en détention provisoire, puis libéré sous contrôle judiciaire, Jean-jacques Defaix est donc retourné en prison. Des conseiller­s financiers et des membres du conseil d’administra­tion de L’AACAB, dissoute, ont aussi écopé de peines comprenant de la prison ferme. Cinq prévenus, dont l’ancienne avocate de Defaix, ont été relaxés. Quant à l’argent, sur les 34 millions investis, il n’en resterait aujourd’hui que huit, placés sous séquestre. Les victimes ne se font pas d’illusion. “L’argent, on sait pas si on va en récupérer, regrette Annie. Mais un jugement, ça répare un peu.”

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