Society (France)

Taxi girls en Iran.

Une compagnie de taxis avec uniquement des femmes derrière le volant et sur le siège passager? C’est ce qu’a créé Jamileh Sadeghi, 60 ans, en Iran. Une manière de réduire le nombre d’agressions et de donner du travail aux femmes, dit-elle. Même si l’initi

- PAR MARGHERITA NASI, À KARAJ ET TÉHÉRAN PHOTOS: MAHKA ESLAMI (HANS LUCAS) POUR SOCIETY

Une compagnie de taxis avec uniquement des femmes derrière le volant et sur le siège passager? C’est ce qu’a imaginé Jamileh Sadeghi, 60 ans, en Iran. Pour mieux faire avancer la cause des femmes.

S’il y a bien un reproche que Tannaz n’accepte pas, c’est celui d’être une femme négligée. Chaque matin, malgré son travail, ses deux enfants et les tracas quotidiens, la jeune femme passe de longs moments devant la glace. Ce n’est que lorsque son miroir lui renvoie l’image d’une épouse apprêtée –manucure impeccable, petit nez refait, sourcils épilés– que Tannaz peut quitter le foyer et se rendre au bureau. Problème: son mari est “sensible”. Et les hommes ont “un mauvais regard sur les femmes maquillées”. Même si le magasin pour enfants qui l’emploie est situé à une poignée de minutes à peine de la maison, il est hors de question de parcourir ne serait-ce que quelques mètres à pied. “Les hommes me dérangent, je ne me sens pas en sécurité.” Tannaz pourrait héler un taxi, mais là encore, c’est quelque chose qui la met mal à l’aise. “Les mecs, ils regardent dans le rétroviseu­r, ils fument, la voiture est sale. Une fois, un type ne m’a pas déposée à l’heure, il était trop occupé à me draguer. Je suis arrivée en retard, et mon mari a voulu savoir pourquoi.” Alors ce matin, comme souvent, Tannaz prend son téléphone et appelle la compagnie Yas. Quelques minutes plus tard, une Samand blanche, la voiture iranienne par excellence, attend en bas de chez elle. La radio est allumée, le siège conducteur incliné –pour une conduite plus sportive. À première vue, un taxi comme tant d’autres à Karaj, frénétique ville iranienne installée au pied des montagnes de l’elbourz, à l’ouest de Téhéran. Sauf que le chauffeur est une femme. Tannaz ne se déplace plus qu’avec ces taxis féminins. “Mes nièces aussi les utilisent. Et quand j’envoie mes enfants rendre visite à leur grand-mère à Téhéran, je fais appel à une chauffeuse.” Sa conductric­e du jour s’appelle Marzieh. Elle est aussi discrète que Tannaz est coquette. Une question de caractère pour cette célibatair­e timide, mais aussi une question de nécessité. Car les chauffeuse­s, voilà quelque chose qui ne va pas encore de soi en Iran. Marzieh ne met pas d’enseigne sur sa voiture, “comme ça personne ne peut deviner que je suis conductric­e de taxi, on va juste me voir en voiture avec une autre femme”. Elle évite aussi de se rendre dans des quartiers où elle pourrait croiser des connaissan­ces. “Je n’aime pas dire ce que je fais. Ça reste des courses de taxi, on prend des personnes que l’on ne connaît pas, on fait des rencontres, ce n’est pas un travail pour filles.” Tannaz, installée à ses côtés sur le siège passager, approuve: “Vraiment, comment une femme peut-elle se lancer dans ce genre de travail?” La réponse: Marzieh n’a pas eu le choix. Il y a deux ans, cette mère de famille divorcée a mis fin à son travail de secrétaire dans un cabinet d’avocats. “J’ai eu des problèmes. Imaginez, passer huit heures dans un bureau où le personnel est masculin. La femme d’un des collaborat­eurs n’aimait pas que je travaille là-bas. Ça l’embêtait beaucoup, elle venait à l’improviste au bureau pour vérifier ce que faisait son mari. Et parfois, elle me trouvait seule avec un homme. Mon honneur était en danger.” Marzieh démissionn­e. Mais à 35 ans et sans diplôme universita­ire, trouver un nouvel emploi s’avère difficile. Marzieh s’est donc résignée à devenir chauffeuse il y a cinq mois, en attendant mieux. “Mes amies ne sont pas au courant, confie-t-elle. Elles croient que je travaille toujours dans un cabinet d’avocats. Ma fille se plaint, elle a honte. J’ai même fini par arrêter de travailler il y a deux semaines, mais Jamileh m’a appelée, elle a insisté, elle avait besoin de moi. Alors, j’y suis retournée.”

“Rentre plutôt à la maison et laisse les filles tranquille­s”

Jamileh, du nom de l’énergique sexagénair­e qui a lancé la première compagnie de taxis féminins en Iran. Un concept qui, pour elle, relève de l’évidence. “Une femme musulmane préfère être à côté des femmes, surtout si elle se fait belle un soir pour sortir”, résumet-elle. Pas de féminisme révolution­naire, donc, derrière Yas. Jamileh, diplômée en gestion administra­tive, a travaillé 25 ans au sein de différents ministères iraniens avant de prendre sa retraite. C’est à ce moment qu’elle a décidé de s’engager pour développer l’emploi féminin. “Le monde moderne a apporté beaucoup de changement­s: le frigo, la machine à laver, la crèche pour les enfants. Une mère a donc beaucoup de temps libre, il faut l’occuper, dit-elle pour expliquer ses motivation­s. Au cours de ma carrière, j’ai pu constater que les femmes avaient beaucoup de compétence­s, mais elles ne travaillen­t que dans l’administra­tif. Ou alors dans les salons de beauté. Ces milieux sont saturés, il faut trouver autre chose.” Et pourquoi pas le secteur des

transports? “En Iran, les femmes sont très libres, personne ne les empêche de conduire, ce n’est pas comme en Arabie saoudite, où elles ne peuvent même pas voter.” Une assertion que Jamileh s’est fait une joie de répéter devant les journalist­es de la chaîne d’informatio­n saoudienne Al-arabiya, quand ceux-ci sont venus couvrir le lancement de Yas: “Je suis fière de casser les a priori et de montrer aux femmes arabes qu’en Iran, nous sommes indépendan­tes. Ici, nous avons des députées, et les filles sont plus nombreuses que les garçons à l’université. À Karaj, il y a même des pompiers femmes, mobilisées pour sauver d’autres femmes!” Ce qui ne veut pas dire que tout s’est fait dans la simplicité. Lorsque l’entreprene­use a demandé les permis pour ouvrir son agence, elle s’est d’abord heurtée aux réticences d’un fonctionna­ire qui ne comprenait pas son désir de faire travailler des filles. “Il me disait: ‘Rentre plutôt à la maison te reposer, et laisse les filles tranquille­s.’ Je ne me suis pas laissée faire, et au bout de deux mois, j’ai eu les permis.” Les chauffeurs de taxi non plus n’ont pas vu l’arrivée d’une nouvelle concurrent­e sur le marché d’un très bon oeil. Quand Jamileh les a appelés pour se présenter, elle a récolté des moqueries. “Ils me disaient: ‘Tu n’y arriveras pas, c’est un métier fatigant, ce n’est pas pour les femmes.’” Résultat: en plus d’avoir créé une société de taxis, Jamileh a décliné le concept en lançant également une compagnie de bus et un garage féminins. À chaque fois, l’initiative a été couronnée de succès. Yas compte aujourd’hui plus de 11 000 abonnées et emploie 30 chauffeuse­s. Marzieh, 49 ans, a rejoint l’équipe il y a dix jours après d’âpres débats avec son mari. “Il est venu ici, il pleurait. Il criait: ‘De mon vivant, tu ne travailles pas!’ C’était très difficile pour lui d’accepter ça. Jamileh l’a rassuré, puis on est passés chez le notaire et il a signé l’acte qui me permet aujourd’hui de travailler.” Ce n’est pas la première fois que Jamileh a dû éponger les larmes ou la colère de maris

“Mes parents trouvent que c’est un métier dangereux, ils ont peur qu’il m’arrive quelque chose pendant le trajet. Et certains hommes ne supportent pas de me voir conduire, ils essaient constammen­t de me doubler”

Nazanin, chauffeuse

désarçonné­s. Cela fait partie de son travail. “Si elles veulent travailler, les femmes mariées doivent avoir une autorisati­on de leur mari, explique-t-elle. Les divorcées ont l’obligation de montrer leur acte de divorce. Quant aux célibatair­es, cela dépend de leur âge.” Pour le mari de Marzieh, délivrer cette autorisati­on fut un moment particuliè­rement douloureux. “Il a quinze ans de plus que moi, c’est une autre génération. Et en plus, j’ai bientôt 50 ans, je n’ai jamais travaillé et à mon âge, il faut rester à la maison. Mais on est dans le besoin et il est trop âgé pour travailler”, se justifie Marzieh. En savourant un thé avec ses collègues entre deux courses, elle concède tout de même commencer à apprécier son premier travail. “Ici, je découvre l’amitié. Quand j’arrive et que je retrouve mes collègues, ça m’apporte beaucoup de joie.” Des canapés, une théière toujours chaude et des filles qui bavardent: les locaux de Yas sont aussi un lieu de vie. Durant les temps morts, les filles parlent des clientes, de leur vie personnell­e et des problèmes du monde. “Les frontières sont sûres, on n’a pas peur de Daech ici. C’est au sein de la société qu’il y a des soucis, il y a beaucoup de divorces et de tromperies”, s’épanche Nazanin. À 39 ans, cette brune en jeans occupe là son premier emploi. Depuis son divorce il y a quinze ans, prise en charge par ses parents, elle se sentait désoeuvrée et passait ses journées à tuer la solitude. Parfois, elle allait faire des courses pour sa mère. “Mais la plupart du temps, je restais chez moi sans rien faire. Je m’ennuyais beaucoup. La maison de mon oncle est dans cette rue, à chaque fois, en passant, je regardais l’enseigne de Yas.” Il y a onze jours, Nazanin a finalement osé franchir la porte de l’agence, malgré les réticences de sa famille. “Mes parents trouvent que c’est un métier dangereux, ils ont peur qu’il m’arrive quelque chose pendant le trajet. Tous les jours, ma fille me supplie de ne pas y aller. Certains hommes ne supportent pas de me voir conduire, ils essaient constammen­t de me doubler. Je les laisse faire, je ne vais pas engager une course, c’est dangereux. Et ce n’est pas ce qui me plaît dans ce métier. Si je suis contente, c’est parce que je peux parler avec d’autres filles. Ça me remonte le moral, et je ne m’ennuie plus.”

“Ici, personne ne me dit ce que je dois faire”

Après le déjeuner, les appels des clientes se font plus rares. Mona se charge alors d’épicer l’ambiance par ses éclats de rire et ses tirades provocante­s. “Moi, je suis là parce que je n’aime pas obéir aux hommes. Ici, personne ne me dit ce que je dois faire!” clame la jeune fille, tout en faisant pivoter les clés de sa voiture dans sa main. Mona a 28 ans, du vernis gris à paillettes sur les ongles, et travaille pour Yas depuis neuf mois. Elle gagne entre 25 et 30 euros la journée. Sa famille est partagée sur son emploi. “Mon mari est d’accord, il dit que ça me fait changer d’air. Mes parents, en revanche, ne sont pas contents. Ils sont contre toute forme de travail pour une fille, mais ils trouvent néanmoins que c’est le meilleur métier pour moi, puisque je ne suis pas en contact avec des hommes.” Elle regarde Jamileh qui, assise derrière son bureau, l’écoute sans ciller. “J’aime beaucoup Jamileh, mais elle me fait la tête aujourd’hui, c’est peut-être parce que je suis en retard! Elle me fait comprendre de son regard que j’ai fait quelque chose qui ne va pas, rigole Mona, avant de poursuivre son récit. J’aime beaucoup conduire. Au volant, je suis puissante comme un homme. Je ne me comporte pas

comme les autres femmes, j’ai un comporteme­nt plutôt masculin.” C’est la fanfaronna­de de trop. Jamileh, qui s’impatiente depuis tout à l’heure, explose. “Tu te sens un homme et tu mets du vernis!” La patronne des lieux est très à cheval sur la tenue de ses employées. Elle leur impose le maghnaeh, une cagoule en coton, interdit les couleurs criardes et toute autre forme de coquetteri­e. “Je ne suis pas contre le maquillage, même notre prophète recommande à chaque homme d’acheter des produits cosmétique­s à sa femme pour qu’elle puisse se faire belle pour lui. Mais le monde du travail, c’est différent. C’est aussi une question d’hygiène. Les faux ongles sont difficiles à nettoyer”, assure-t-elle. Les filles rigolent, visiblemen­t habituées aux coups de sang de Jamileh. Une employée agite même ses faux ongles rouges devant la directrice, par solidarité avec Mona. “Oui mais toi, tu portes des gants pendant que tu conduis, donc ça ne se voit pas, réagit la patronne. J’ai des clientes qui m’appellent et se plaignent de vos tenues, on dirait que vous partez en soirée tellement

vous êtes maquillées.” Si elle n’a pas peur d’aborder les sujets qui fâchent, Jamileh est plus connue pour sa bienveilla­nce que pour ses accès de colère. Elle ne tarde d’ailleurs pas à retrouver son sourire maternel lorsque son regard se pose sur Mojgan, “une des chauffeuse­s les plus aimées par les passagères. Les clientes qui appellent l’agence mentionnen­t particuliè­rement son nom. Sa patience, son caractère doux et sa bonne attitude sont appréciés”. Mojgan, 46 ans, sourit timidement devant le compliment. Elle a rejoint Yas il y a sept ans, après avoir travaillé près de 20 ans pour un salon de beauté qui a fini par fermer. Bien évidemment, ça n’a pas plu à tout le monde, et Mojgan s’est mis à dos sa famille et même ses filles. Dont Bahareh, une jolie blonde en bottines et legging, qui travaille aussi pour Yas, mais en tant que secrétaire. Elle a 24 ans et termine ses études en psychologi­e. “Je préférerai­s dire que ma mère est esthéticie­nne, plutôt que chauffeuse”, annonce-t-elle. Pourquoi cela? “Avant, ma mère se maquillait, elle prenait soin d’elle. Depuis qu’elle conduit, elle est négligée. Dans la famille, personne ne veut faire ce travail. Parfois, quand il fait froid ou qu’il pleut et que je vois une femme seule, je demande à ma mère de la prendre en voiture, par gentilless­e. Mais en faire une profession, ce n’est pas acceptable. Être conductric­e, jamais

vie.”• de la

“Je suis fière de casser les a priori et de montrer aux femmes arabes qu’en Iran, nous sommes indépendan­tes. Ici, nous avons des députées, et les filles sont plus nombreuses que les garçons à l’université” Jamileh, créatrice de Yas

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Dans les bureaux de Yas. Mojgan au téléphone.
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