Society (France)

LE BUREAU DES LEGENDES

Les dessous de la meilleure série française, par ceux qui la font

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1. LA GENESE

Alex Berger (coproducte­ur): “Un matin, Éric Rochant est venu me voir pour me parler d’une nouvelle idée. Il m’a simplement dit: ‘Ça s’appelle Le Bureau des légendes.’ Son pitch a duré une minute tout au plus: il voulait raconter l’histoire du bureau qui gère les agents clandestin­s dans les services de renseignem­ent français. Cela me parlait forcément: dans les années 50, mon père a été espion à Londres pour le compte des Américains.”

Éric Rochant (coproducte­ur et showrunner): “Après mes précédents films, comme Les Patriotes ou Möbius (qui traitent respective­ment du Mossad et des services secrets russes, ndlr), il me fallait continuer à décortique­r ce qu’est l’espionnage. D’une certaine manière, j’avais l’impression de ne pas être allé au bout d’une étude. Je veux comprendre comment une structure, son poids et son influence, peuvent agir sur un humain et créer des conflits. Je n’étais pas rassasié. Et je pouvais capitalise­r sur le succès de Mafiosa, que j’avais reprise pour Canal+. J’avais une fenêtre de tir pour mener à bien un nouveau projet. Je m’y suis engouffré en me disant qu’il était peut-être temps de faire une nouvelle série.”

Alex Berger: “Éric et moi travaillon­s ensemble depuis 2008. Au départ, on avait un projet de série baptisé The Oligarchs, sur la fin de l’union soviétique et la naissance du capitalism­e russe, que l’on essayait alors de développer. Il s’agissait d’un projet très compliqué à monter. On a donc décidé de donner la priorité au Bureau des légendes.”

Camille de Castelnau (scénariste senior): “Je me suis farci des pavés très compliqués, et en anglais, sur l’économie soviétique et Éric, lui, avait déjà deux malles remplies du même genre de littératur­e. Puis le projet s’est arrêté et, deux ans plus tard, Éric m’a contactée pour Le Bureau des légendes. Je lui ai dit que je n’y connaissai­s rien au monde de l’espionnage. Il m’a rassurée en m’indiquant que lui avait une idée du sujet.”

Éric Rochant: “Il y a du romanesque dans l’espionnage. C’est un thème où il est question de mensonge et de séduction. Et puis ça parle du monde et de sa marche. Pour toutes ces raisons, l’espionnage est selon moi bien plus intéressan­t à traiter que le fait divers. Voilà pourquoi j’aime les romans de John Le Carré, et pourquoi j’ai réalisé Les Patriotes ou Möbius.”

Fabrice de la Patellière (directeur de la fiction à Canal+): “En mai 2013, Éric Rochant est venu dans les bureaux de Canal+ pour nous parler de sa nouvelle idée. Ça nous a tout de suite intéressés.”

Éric Rochant: “La chaîne m’a demandé d’écrire deux pages pour préciser le projet. Ça n’a pas été très compliqué tant j’avais l’histoire en tête. Quarante-huit heures plus tard, Canal+ recevait une note d’intention et commandait le scénario d’un pilote ainsi que les arches de la série.”

Alex Berger: “La chaîne nous a donné son feu vert en juillet 2014, pour un budget total de quinze millions d’euros.”

Fabrice de la Patellière: “C’était une écriture chère, lourde, avec plus d’auteurs que d’habitude. Il y avait un vrai risque, surtout financier, et on n’avait pas de filet de sécurité. Il a fallu faire de la pédagogie auprès de la direction générale et la direction financière.”

Camille de Castelnau: “Les premières arches que l’on a proposées à la chaîne ont été presque entièremen­t refusées. Cela faisait cinq ou six mois que je travaillai­s dessus et je n’arrivais pas à dire autre chose que: ‘Ça ne fonctionne pas.’ On ouvrait tout un tas de portes et on finissait par être complèteme­nt perdus. J’étais à deux doigts de quitter la série.”

“Il y a du romanesque dans l’espionnage. C’est un thème où il est question de mensonge et de séduction. Et puis ça parle du monde. C’est selon moi bien plus intéressan­t à traiter que le fait divers” Éric Rochant

Jean-pierre Darroussin (Henri Duflot dans la série): “Je dois dire que je n’ai pas été très enthousias­mé par les premiers scénarios que j’ai reçus. Je me demandais dans quoi je m’étais embarqué.”

Cécile Ducrocq (scénariste junior): Le personnage principal ne trahissait pas par amour, plutôt pour que sa fille accède à un poste, ce qui était un enjeu un peu plus faible, ce n’était pas assez noble. Éric et la chaîne se sont dit qu’il fallait quelque chose d’un peu plus fort. Éric est reparti tout seul avec Camille, et en une ou deux semaines, ils ont réécrit les arches et ont fourni la version pour laquelle Canal a donné le feu vert.

Éric Rochant: “Pour mon film Möbius, Jean Dujardin était en balance avec Mathieu Kassovitz pour le rôle principal. J’avais pris Dujardin. Du coup, pour Le Bureau des légendes, cela me paraissait logique de faire appel à Mathieu. Je lui ai envoyé un texto pour savoir si le projet pouvait l’intéresser. Au départ, il a fait du Kassovitz: ‘Un personnage qui s’appelle Malotru? Ouais, bon, envoie-moi le scénario.’ Un jour, je suis tombé sur une photo de lui à un cocktail parisien dans un journal. Il devait donc être à Paris. J’ai demandé à la directrice de casting de le joindre. Une semaine plus tard, il signait.”

Fabrice de la Patellière: “Il nous fallait un comédien dont la notoriété nous aiderait à porter la série. Dès qu’éric Rochant a évoqué le nom de Mathieu Kassovitz, on a dit banco.”

Mathieu Kassovitz (Guillaume Debailly/malotru dans la série): “En réalité, dès que j’ai appris que le personnage s’appelait Malotru, j’ai su que cette série était pour moi.”

2. LA METHODE DE TRAVAIL

Alex Berger: “Le concept et la méthode de développem­ent et de production étaient indissocia­bles: une saison de dix épisodes par an. En France, Canal+ a surtout éduqué le public aux séries américaine­s, qui revenaient chaque année avec un vrai engagement émotionnel envers les personnage­s récurrents. La création originale de Canal+ produisait des saisons de huit épisodes tous les trois ans. On devait faire aussi bien que les Américains. Prenez Les Revenants: un carton génial, mais trois ans plus tard, la saison 2 arrive et comme dit mon fils: ‘On ne se rappelle plus les personnage­s.’”

Fabrice de la Patellière: “De notre côté, on commençait à s’apercevoir que mettre deux ans ou plus pour diffuser une nouvelle saison de série, c’était problémati­que, au regard de l’offre croissante. Le public est de moins en moins patient. C’était donc, à l’époque, un enjeu: il fallait aller plus vite.”

Éric Rochant: “Avec Le Bureau des légendes, on ne vendait pas seulement une série, mais également un procédé. J’ai dit à Canal+ que si on faisait cette série comme on avait déjà fait Mafiosa, ça ne m’intéressai­t pas. Je voulais faire Le Bureau des légendes à l’américaine, soit une saison par an, en se mettant en ordre de marche.”

Fabrice de la Patellière: “Le système américain pense la production de manière industriel­le. Il envisage la production dès l’écriture, se donne les moyens d’écrire mieux, plus vite, et met plus d’argent dans le développem­ent.”

Alex Berger: “Pour la préparatio­n de The Oligarchs, Éric et moi avons passé du temps aux États-unis. Et notamment avec Todd Kessler, scénariste sur les Soprano et créateur de Damages et Bloodline. On est allés dans sa room, on a observé sa manière de travailler, et on a vite compris que pour livrer une saison par an, il fallait mettre sur pied une organisati­on différente, une véritable usine avec un atelier d’écriture structuré. Il nous fallait des studios comme à Burbank, Toronto ou New York. Un endroit linéaire où ne pas perdre de temps, où la salle d’écriture, la production, les plateaux et le montage seraient réunis. On a investi la Cité du cinéma, qui était le seul endroit nous permettant de faire ça.”

Florence Loiret Caille (Marie-jeanne Duthilleul dans la série): “La Cité du cinéma est un énorme cube, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace, à l’intérieur duquel il y a tout le monde: la production, les décors, la cantine. Quand on a fini le maquillage, que l’on est prêt pour jouer, on se dit que l’on va intégrer une énorme machine, un rouleau compresseu­r.”

Jean-pierre Darroussin: “Moi, j’aime me dire que je vais à l’usine le matin. À l’entrée, il y a cette barrière qui se lève, on se dit bonjour entre collègues, le midi on se retrouve à la cantine, qui est d’ailleurs très bonne.”

Fabrice de la Patellière: “Pour qu’une telle machine fonctionne, il faut trouver un showrunner, un créateur capable d’animer une équipe. Ce genre de personne est encore rare en France.”

Éric Rochant: “Jusque-là, les producteur­s français ont toujours voulu être les directeurs artistique­s des projets. C’est un problème. Sur Mafiosa, la productric­e visionnait le casting avant moi! Elle m’appelait pour me dire qu’elle avait vu deux ou trois acteurs. Elle regardait aussi les photos des repérages avant moi. Les Américains, eux, ont vite compris que l’auteur devait être au centre de tout, qu’il devait même finir par devenir producteur.”

Hélier Cisterne (réalisateu­r sur plusieurs épisodes): “Pour la première fois en France, on a, à la tête d’une série, un mec qui a été réalisateu­r et scénariste de tous ses films. Quand Éric Rochant te parle de découpage technique, de mise en place, de répétition­s, de tous les aspects de la fabricatio­n d’un film, il sait de quoi il parle. Il a donc une légitimité absolue.”

Camille de Castelnau: “Éric insistait sur la nécessité de produire une saison par an, ce qui est consubstan­tiel selon lui à l’idée même de série. De fait, il fallait aller vite. Il disait: ‘On construit un paquebot à mesure qu’il avance, et ça ne peut pas s’arrêter.’”

Éric Rochant: “À partir du moment où la chaîne commande une saison, c’est-à-dire sa mise en production, elle commande de fait l’écriture de la saison qui suit. Cela va avec. C’est la seule manière de pouvoir avoir une saison par an. Cela oblige les gens de la chaîne à répondre à temps à ce qu’on leur envoie. Or, pendant longtemps, ces derniers ont pensé qu’ils pouvaient avoir une saison par an, ainsi que la possibilit­é de temporiser quand ils le souhaitaie­nt. Du coup, au début, ils avaient tendance à dire: ‘Tant que ce n’est pas bien, on n’avance pas.’ Mais ce n’est pas comme ça que l’on devait fonctionne­r! Lorsqu’on leur disait que pendant qu’ils lisaient l’épisode 1, on écrivait l’épisode 5, ils flippaient, mais on s’en foutait!”

Fabrice de la Patellière: “Il arrivait à Éric de nous engueuler car selon lui, on tardait à réagir. Il y a eu des tensions, mais en fin de compte, on a décidé de se laisser aller et de s’astreindre à son rythme.”

Camille de Castelnau: “Au départ, on travaillai­t avec un atelier d’écriture. On se réunissait plusieurs jours par semaine dans un bureau: il y avait des auteurs seniors, dont je faisais partie, des gens avec qui Éric avait déjà travaillé et en qui il avait confiance, ainsi que des auteurs juniors, des scénariste­s de tous les âges, expériment­és ou non, mais qui n’avaient jamais bossé avec Éric.”

Éric Rochant: “Au cours d’un séjour aux États-unis, j’avais examiné comment était structurée le WGA, la guilde des scénariste­s américains, avec des seniors et des juniors. Je n’ai fait que copier ce truc-là. Et puis j’ai également organisé un casting d’auteurs jeunes dans le métier.

“Lorsqu’on arrive sur le plateau, Rochant est déjà en train de visionner des rushs. Lorsqu’on part, il est encore en train de regarder des rushs. Le reste du temps, il est soit dans la salle d’écriture de la Cité du cinéma, soit sur le plateau. Il est très intrigant” Florence Loiret-caille

Elena Hassan (scénariste junior): “À l’époque, je finissais un master profession­nel en scénario et écriture audiovisue­lle à Nanterre. Je cherchais du travail et je me baladais sur les pages Facebook des réalisateu­rs que j’aimais bien lorsque je suis tombée sur un message d’éric Rochant, qui lançait une sorte d’appel d’offres à l’attention de quiconque cherchait à participer à un nouveau projet de série.”

Duong Dang Thai (scénariste junior): “Lorsque les autres stagiaires et moi avons débarqué dans l’atelier d’écriture, on nous a dit de fermer notre gueule. Texto. On ne pouvait qu’écouter ce que les autres scénariste­s disaient. C’était un peu abscons.”

Éric Rochant: “Pour faire une série, il faut aller très vite, penser vite et écrite vite. Du coup, quelqu’un qui pose une question débile fait perdre du temps à tout le monde. Le stagiaire ne parle pas, et il écoute. De cette manière, il peut s’imprégner de la façon dont on travaille.”

Corinne Garfin (scénariste junior): “À chaque fois que l’on envoyait une scène, on avait peur de se faire virer. C’était stipulé dans les contrats que l’on avait signés, les juniors comme les seniors: on pouvait être débarqués à tout moment si le travail fourni n’était pas suffisant. Chacun essayait donc de faire en sorte de rester le plus longtemps possible dans la room. Cela dit, Rochant est quelqu’un de génial avec ses collaborat­eurs. Il nous a pleinement intégrés à la fabricatio­n de la série.”

Elena Hassan: “C’était un véritable laboratoir­e. Le champ des possibles était infini, on menait des hypothèses à propos des personnage­s jusqu’au bout. On avait beaucoup de liberté, à tel point qu’il m’est souvent arrivé de parler de moi pour imaginer une histoire. Je me suis livrée, j’ai parlé des gens que j’avais croisés dans ma vie, de mes histoires de couple, de mes ressentis.”

Corinne Garfin: “Après l’écriture de la saison 1, on formait une équipe, avec l’impression de vivre une belle aventure tous ensemble. On devait tous se revoir à la rentrée pour entamer les travaux de la saison 2. Et puis en septembre, les trois autres juniors et moi avons reçu un e-mail d’éric Rochant nous indiquant qu’il abandonnai­t le système des juniors et que, de fait, il n’avait plus besoin de nous. On a quitté la série du jour au lendemain.”

Éric Rochant: “Il faut savoir parler la même langue. Ceux qui n’arrivent pas à nous aider partent très vite. Les rares fois où je n’ai pas suivi mon intuition, où j’ai essayé d’accorder du temps, de donner sa chance à quelqu’un qui n’était visiblemen­t pas là où il devait être, on s’est plantés et ça a été douloureux pour le projet. Pour les gens qui n’ont pas saisi tout ça, j’ai pu donner l’impression d’être tyrannique.”

Camille de Castelnau: “Cette room d’écriture est un peu un mythe. Aujourd’hui, Éric et moi faisons les arches d’octobre à janvier. Ensuite, trois auteurs écrivent les épisodes: ils discutent avec Éric et repartent chez eux pendant quinze jours pour bosser. À la fin, on reprend le tout avec Éric et on envoie à Canal+.”

3. AU CENTRE ERIC ROCHANT!

Fabrice de la Patellière: “La mise en oeuvre du Bureau des légendes est basée sur le travail et la personnali­té d’éric Rochant. C’est un système qui lui ressemble, qui correspond à sa psychologi­e. Il l’a construit comme ça, autour de lui.”

Alex Berger: “Éric a une constituti­on mentale absolument étonnante. Il est brillant et compulsif. Lorsqu’il s’empare d’un sujet, ça tourne forcément à l’obsession. Il va tout lire, en soulignant, en prenant des notes, pour avoir une idée exhaustive du sujet.”

Mathieu Kassovitz: “Je me suis complèteme­nt laissé guider par Éric Rochant, qui connaissai­t parfaiteme­nt le sujet. Je n’ai jamais débarqué sur le plateau en lui disant que ce qu’il racontait n’était pas vrai. C’est son truc, on joue le jeu avec lui.”

Hélier Cisterne: “Comment est-ce qu’on efface les ego d’acteurs confirmés et de réalisateu­rs arrogants? Par la responsabi­lisation. Éric n’est pas un démiurge ni un grand manitou, il n’essaie pas d’être à ta place dans ta tête, il te donne les contours du projet et à l’intérieur, il te dit: ‘Fais comme tu le sens.’”

Elena Hassan: “Éric Rochant peut vous appeler au débotté, parfois un samedi ou un dimanche, et vous demander une scène pour l’heure suivante. Heureuseme­nt, il arrive à transmettr­e son obsession, à imprimer son rythme.”

Camille de Castelnau: “Il travaille tout le temps. Moi, je ne bosse bien que si j’ai des pauses. Je suis une fonctionna­ire de l’écriture. Du coup, avant d’entamer le travail de la saison 2, j’ai dit à Éric que je ne ferais rien s’il continuait à me demander le vendredi soir d’écrire quelque chose pour le dimanche. Impossible. Il l’a très bien compris et, à partir de là, je n’ai plus jamais reçu de message le vendredi soir.”

Cécile Ducrocq: “Quand il a quelque chose à vous dire, il prend rarement des pincettes. Au lieu de simplement dire qu’il faudrait penser à une autre idée pour telle ou telle scène, il peut vous lâcher: ‘Ça, c’est vraiment de la merde, t’as rien compris, mais où on va? C’est la fin de la série!’ Il peut être très véhément, voire violent dans sa manière de parler, mais ça ne prête jamais à conséquenc­e. Cinq minutes plus tard, c’est oublié, et surtout il revient toujours avec des conseils d’écriture, de lecture, de méthode, avec une grande générosité.”

Florence Loiret-caille: “Quand il travaille, il est en apnée, il ne pense qu’à ça. Lorsqu’on arrive sur le plateau, il est déjà en train de visionner des rushs. Lorsqu’on part, il est encore en train de regarder des rushs. Le reste du temps, il est soit dans la salle d’écriture de la Cité du cinéma, soit sur le plateau. Il est omniprésen­t. J’aimerais en savoir plus sur lui. Il est très intrigant.”

Léa Drucker (Docteur Balmes dans la série): “Parfois, sur le tournage, on pense qu’éric n’est pas là, on tourne, on est dirigés, et tout à coup il surgit de nulle part et dit: ‘Il manque un plan!’ Il voit tout, il supervise tout simultaném­ent. Il est très exigeant, il n’est pas dans le sentimenta­lisme, bouscule un peu tout le monde et attend qu’on se confronte aussi passionném­ent à cette histoire.”

Hélier Cisterne: “L’un de ses leitmotivs, c’est de dire que les moyens de cinéma utilisés pour chaque plan doivent être nécessaire­s et justifiés. Éric a tout de suite expliqué aux réalisateu­rs qu’il ne voulait pas d’effets de style. Il peut dire des trucs du genre: ‘Ne soyez pas des réalisateu­rs français classiques, ne transforme­z pas le scénario, respectez-le, c’est la Bible.’ Je n’ai jamais entendu Rochant me dire: ‘Ça a de la gueule’ ou ‘Ça claque’. Il n’a jamais un vocabulair­e de commercial ou de producteur classique, son langage est toujours celui d’un cinéaste.”

Jean-pierre Darroussin: “Éric Rochant est quand même un homme particulie­r: il porte souvent des chemises à fleurs. C’est un personnage amical, doté d’une certaine fantaisie.”

Éric Rochant: “J’aime le cinéma américain des années 70: Alan J. Pakula, Sydney Lumet, Sam Peckinpah. Un cinéma politisé, ouvert sur le monde. Et surtout très réaliste, presque documentai­re. J’aime les détails, ce qui peut participer à la mise en scène d’un certain réalisme. De fait, sur le tournage, il y avait des choses qui pouvaient me rendre dingue. Je pense par exemple à cette scène dans laquelle deux personnage­s se transmette­nt des infos secret-défense dans un couloir de la DGSE. Et les acteurs parlaient à un mètre l’un de l’autre! Mais ça, ça n’existe pas! C’est comme s’ils parlaient la porte ouverte!”

Léa Drucker: “J’avais dans l’idée qu’un psychologu­e devait forcément avoir un côté maternant, mais Éric Rochant m’a vite arrêtée: on est à la DGSE, et les agents de la DGSE ne se laissent en aucun cas materner. Toute tentative sentimenta­le peut apparaître comme quelque chose de très condescend­ant. Il fallait accepter de rentrer dedans presque comme dans un documentai­re.”

“J’ai dit à Canal+ que si on faisait cette série comme on avait déjà fait Mafiosa, ça ne m’intéressai­t pas. Je voulais faire Le Bureau des légendes à l’américaine, avec une saison par an” Éric Rochant

Camille de Castelnau: “Pour préparer l’écriture de la série, on s’est documentés. On a lu des livres et on est beaucoup allés sur Internet, avec des recherches Google assez particuliè­res: ‘Iran’, ‘centrale nucléaire’, ‘Daech’, ‘torture’. On m’a demandé si j’avais rencontré des otages pour préparer la saison 3. Pas du tout. En réalité, j’ai tapé ‘otage + psychisme’ dans ma barre de recherche. C’est comme ça que j’ai appris qu’un otage français au Liban avait pu tenir le coup pendant sa captivité en donnant

des miettes de pain aux fourmis qui couraient sur le sol de sa cellule. Cela l’aidait à ne pas devenir fou. J’en ai parlé à Éric, et on a transformé l’idée: notre otage, lui, pourrait trouver de l’humanité dans la relation qu’il nouerait avec un chien.”

4. L'OMBRE DE LA DGSE

Alex Berger: “Au moment où on a démarré le développem­ent de la série, on a appelé le ministère de la Défense pour savoir s’il était possible de rencontrer des membres de la DGSE afin qu’ils nous renseignen­t à propos de leur travail. Le lendemain, on a reçu un coup de fil d’un type qui se faisait appeler ‘Monsieur Nicolas’. Il nous a dit: ‘J’aimerais venir vous voir. Je suis de la DGSE.’”

Fabrice de la Patellière: “Si les gens de la DGSE ont été si réactifs, c’est sûrement parce qu’ils connaissai­ent déjà le travail d’éric Rochant. On a appris que certaines scènes de son film Les Patriotes –qui raconte la vie du Mossad, les services secrets israéliens– sont projetées aux nouvelles recrues.”

“Un matin, on a reçu un coup de fil d’un type qui se faisait appeler ‘Monsieur Nicolas’. Il nous a dit: ‘J’aimerais venir vous voir. Je suis de la DGSE’” Alex Berger, coproducte­ur

Alex Berger: “Après avoir expliqué à Monsieur Nicolas ce que l’on souhaitait faire, celui-ci nous a répondu: ‘Vous connaissez la maison, nous ne sommes pas très loquaces.’ Cela dit, il nous a invités à rencontrer la direction de la DGSE au siège. Notamment parce qu’on voulait utiliser son logo et que pour cela, il fallait son accord, il nous fallait passer une sorte de grand oral pour expliquer le projet.”

Éric Rochant: “À la DGSE, on regardait tout autour de nous. Dans la cour, il y avait cette femme qui faisait tranquille­ment son jogging ; dans un couloir, on a croisé deux geeks aux cheveux longs et qui portaient des baskets sales. Il n’y avait pas de G.I. Joe: c’était extrêmemen­t normal et, du coup, complèteme­nt étonnant. On a finalement été reçus dans la salle des ‘étrangers’ par des hommes en costume. Il y avait notamment ce type avec une cravate et des chaussette­s délirantes qui a inspiré le personnage d’henri Duflot, que joue Jean-pierre Darroussin. Ce qui était drôle, c’est que ses collègues se foutaient de lui: on pouvait donc travailler à la DGSE et être détendu.”

Alex Berger: “À partir de ce moment, lorsqu’on avait une question, on la soumettait à Monsieur Nicolas, puis à celui qui l’a remplacé, ‘Monsieur Philippe’. À chaque fois, ce sont eux qui se sont déplacés jusqu’aux bureaux de la production.”

Éric Rochant: “L’idée, c’était qu’ils nous aident à concevoir quelque chose qui s’approche du réel. Je ne leur ai jamais demandé qu’ils me racontent tout de leur vie, mais au moins qu’ils m’indiquent si j’étais à côté de la plaque ou pas. Qu’ils me fassent un petit signe de tête ou quelque chose dans le genre.”

Cécile Ducrocq: “On leur a posé des questions très concrètes. ‘Quand vous décidez d’une mission, est-ce que vous écrivez? Il y a des documents? Quand vous en parlez avec des gens, est-ce que c’est dans une salle de réunion? Est-ce que vous pouvez parler de vos missions à la cantine?”

Camille de Castelnau: “Dans notre scénario, on avait imaginé que la DGSE éliminerai­t la mère de l’agent Cyclone, partie le chercher en Algérie alors qu’il y est retenu prisonnier. Pour le coup, ils nous ont dit que c’était une idée qui ne tenait pas debout: ils ne feraient jamais ça à la mère d’un agent, surtout quand ils pouvaient simplement se débrouille­r pour lui subtiliser son passeport. C’est assez logique, en fin de compte.”

Éric Rochant: “Je me demandais aussi quels rapports les agents pouvaient entretenir avec leur métier dans la sphère privée. S’ils sortent avec quelqu’un, à quel moment peuvent-ils lui en parler? Et doivent-ils avoir l’autorisati­on de leur hiérarchie pour le faire? Encore une fois, ils nous ont répondu d’une manière que l’on n’aurait pas imaginée de prime abord: ‘Si c’est une relation sérieuse, c’est à toi de voir.’”

Mathieu Kassovitz: “Il faut arrêter de penser l’espionnage selon ce que l’on a vu dans James Bond. Il faut se sortir de la tête ces histoires de bagnoles qui roulent sous l’eau et de montres avec des lasers.”

Jean-pierre Darroussin: “Cela dit, les hommes de la DGSE ont un vrai sens de la gravité, car au bout de toutes les décisions qu’ils prennent, il y a potentiell­ement la mort. On l’a ressenti. Ce sont des gens qui sont confrontés à des réalités violentes alors qu’ils évoluent dans un cadre tout à fait classique.”

Mathieu Kassovitz: “À part les hommes qui constituen­t la direction, on n’a jamais vraiment su à qui on parlait. On aurait dit que l’on s’adressait à des représenta­nts en commerce qui disaient des choses sans trop les dire. À chaque fois, je pensais qu’ils devaient se marrer en me parlant: ‘Le con, il est en train de nous croire.’ Enfin, s’ils ne nous ont jamais dit si ce que l’on racontait était vrai, ils ne nous ont jamais dit non plus que c’était faux. C’est peut-être un signe.”

Alex Berger: “On a aussi obtenu de la DGSE que notre chef décorateur visite leurs bureaux. Il a pu faire un tour, voir la salle de crise, sans rien prendre en photo.”

Patrick Durand (chef décorateur): “J’ai demandé à voir certaines parties des bureaux que l’on souhaitait utiliser comme décors: les salles de veille, d’analyse, les pièces occupées par la direction. J’ai simplement apporté un ruban à mesure pour retenir les dimensions. On m’a dit de le laisser à l’entrée: pour les agents de la DGSE, c’était considéré comme le premier instrument de renseignem­ent. Je suis donc entré à la DGSE sans rien, à part un carnet et un stylo. Lorsque je suis sorti, j’ai immédiatem­ent fait des croquis de ce que ma mémoire avait pu retenir.”

Alex Berger: “Et un an plus tard, lorsqu’on a fait visiter le plateau de tournage au patron de la DGSE, celui-ci a été un peu interloqué. Il s’est demandé comment on avait fait, il en a parlé à son aide de camp, qui était avec lui pour savoir si toutes les procédures relatives à la visite des bureaux avaient été respectées sur le moment. On avait tout, les mêmes ordinateur­s, les mêmes badges. Plus tard, on a appris qu’une enquête interne avait été diligentée au sein des services.”

Patrick Durand: “Les bureaux ont été disposés en vis-à-vis parce que les agents travaillen­t en collaborat­ion, la salle de réunion a le même bleu pétant que dans la réalité. On a choisi les mêmes étiquettes, les mêmes téléphones spéciaux aussi, que l’on a commandés chez des entreprise­s spécialisé­es. Et lorsqu’il était impossible de récupérer du matériel, on l’a fait faire. Aussi, la salle de réunion des ‘étrangers’ existe presque telle quelle, avec sa table en forme de U, ses murs boisés ornés de rainures, et ses sous-main en cuir sur lesquels on a fait graver le logo de la DGSE.”

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Les décors de la série.
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