Society (France)

FRANCIS HEAULME

Rencontre avec le flic qui a attrapé le monstre

- PAR MARC HERVEZ, À RENNES ET METZ PHOTO: RÉMY ARTIGES POUR SOCIETY

Il est entré dans la salle en vedette, après que les policiers chargés de sécuriser les lieux lui ont quémandé un selfie. Le 9 mai dernier à Metz, après la pause déjeuner, Jean-françois Abgrall était entendu comme témoin à la barre de la cour d’assises de la Moselle dans le cadre du procès pour le double meurtre de Montigny-lès-metz, dont furent victimes Cyril Beining et Alexandre Beckrich, tués tous les deux à coups de pierres alors qu’ils avaient 8 ans. Probableme­nt la plus grande impasse judiciaire française des 50 dernières années: le crime remonte au 28 septembre 1986, a vu trois personnes proférer tour à tour des aveux avant d’être mises hors de cause, et a envoyé en prison pour quinze ans un innocent, Patrick Dils. Dans cette affaire, Jean-françois Abgrall joue un rôle particulie­r: il est celui qui a mis fin au parcours macabre de Francis Heaulme, “le routard du crime”, aujourd’hui considéré comme le vrai coupable du double meurtre. C’était en 1992. Depuis, le Breton a quitté la gendarmeri­e, a créé sa propre structure d’enquêteur privé, donne des cours de psychocrim­inologie à Lille et travaille de temps à autres pour le cinéma –il a notamment conseillé Albert Dupontel sur Neuf mois ferme. Mais tout, toujours, le ramène à Heaulme. “On me demande souvent: ‘Comment t’as fait pour arrêter un tueur en série?’ En réalité, j’ai juste croisé la route de Francis Heaulme”, lâche-t-il modestemen­t. L’ancien gendarme a écrit son propre livre, Dans la tête du tueur, pour, dit-il, fermer définitive­ment le chapitre Heaulme de sa vie. Cela n’a pas marché. “Regarde, 25 ans après, je suis encore aux assises. Quand tu tapes mon nom dans Google, celui de Heaulme sort. Et je sais très bien que le jour où il va mourir, on va m’appeler. Ça ne me quittera jamais.”

À Metz, l’audition de Jean-françois Abgrall n’a duré “que” quatre heures et demie. Soit deux heures de moins que lors du troisième procès de Patrick Dils, qui avait débouché sur l’acquitteme­nt de ce dernier en 2002, déjà pour la même affaire. Mais suffisamme­nt longtemps tout de même pour essuyer les doutes de Me Rondu, représenta­nt de la grandmère du petit Bekrich –“Pour eux, c’est Dils l’auteur, c’est ancré en eux depuis des années, et ça ne bougera pas. Et pourtant, ce n’est pas possible.” Suffisamme­nt longtemps, aussi, pour encaisser les tirs des trois avocats du prévenu, en particulie­r ceux de la virulente Liliane Glock, principale avocate de Francis Heaulme. 19h. Audience suspendue. Pendant que Jeanfranço­is Abgrall, “complèteme­nt lessivé”, quitte le palais de justice par une porte dérobée pour éviter les caméras des chaînes d’info en continu et les micros des radios, dans la salle des pas perdus, un des nombreux curieux venus assister à l’audience ironise: “On aurait dit le débat Marine-macron tant ils lui ont porté des coups en dessous de la ceinture.” Le plus bel échange a eu lieu au coeur de l’après-midi avec Me Alexandre Bouthier, l’un des trois pénalistes chargés de plaider pour Heaulme. “–Monsieur Abgrall, quand on y repense, ça vous a rapporté, Francis Heaulme, quand même: un livre, adapté en téléfilm sur TF1... Et depuis, vous êtes conseiller technique au cinéma, c’est ça? – Pas conseiller technique, mais il m’arrive d’être consultant. J’aide sur des scénarios. –Et ça paye bien? –Bwarf, comme un avocat, quoi.” Quelques rires fusent dans la salle. Le lendemain, au moment du débrief, Jean-françois Abgrall confirme ne pas s’être senti spécialeme­nt en difficulté. Mais il fustige le manque d’honnêteté de la défense. “Glock, elle a tordu

le cou à la vérité. Ce n’est pas en attaquant la qualité d’enquêteur de celui qui a arrêté Francis Heaulme qu’elle va le tirer d’affaire. Parler de sa personnali­té m’aurait paru plus cohérent que de dire que j’avais inventé cette histoire de Montigny-lès-metz pour entretenir ma gloire, ou que je tutoie Francis pour lui soutirer des aveux.”

Des aveux francs et clairs de Heaulme pour Montigny, personne n’en aura jamais, de toute façon. Sitôt condamné à la perpétuité le 17 mai aux alentours de 23h, le routard du crime s’est empressé de faire appel. Il passera quoi qu’il arrive le restant de ses jours en prison, mais il a malgré tout encore quelque chose à perdre: sa soeur, à ce jour la seule attache qu’il lui reste. D’après les spécialist­es du tueur en série, la seule fois où il fut reconnu coupable du meurtre d’un enfant, en l’occurrence celui du petit Joris Viville à côté de Draguignan, Christine Heaulme, mère de famille, ne lui a pas rendu visite au parloir pendant plus d’un an. Alors, lorsque le président de la cour d’assises l’a interrogé, Francis Heaulme, tremblotan­t, s’est contenté de répondre: “Montigny, c’est pas moi.” Puis a provoqué quelques rires nerveux avec son désormais culte: “Je ne comprends pas, partout où je passe, il y a des meurtres.” Même la tardive confrontat­ion avec Abgrall lors de l’audience n’a rien changé. “Je me suis revu 25 ans en arrière, sourit l’enquêteur. Mais je l’ai trouvé éteint, le grand. La voix pâteuse. C’était pas le personnage que je connais. Il devait être sous médicament­s. En plus de ça, quand on lui pose une question, il se ferme comme une huître. J’avais presque envie de dire au président de nous laisser nous asseoir. ‘Allez Francis, t’as quelque chose à me raconter?’” Il est vrai qu’il y a deux ans, la dernière fois que ces deux-là s’étaient vus, l’assassin avait été beaucoup plus bavard, bien que briefé par son avocate. C’était dans le bureau du juge, à l’occasion d’une nouvelle confrontat­ion. “Il commence par son discours préparé, rejoue l’enquêteur: ‘Tout ça, c’est Abgrall qui fait sa vie sur moi, il ne fait que m’enfoncer. J’ai rien fait, j’étais pas là ce jour-là.’ Mais Francis, il ne peut pas s’empêcher de parler.” Le temps passant, celui qui réside à la maison centrale d’ensisheim commence à raconter au juge qu’il est effectivem­ent bien passé rue Venizélos ce 28 septembre 1986, et fait part de son intention de monter sur le talus “pour corriger les deux gamins qui [lui] jetaient des pierres. Mais quand [il est] revenu, ils étaient déjà morts”. Et puis, de lui-même, il se met à évoquer un autre “pépin”, le meurtre du petit Joris, qu’il a tué en 1989 de 83 coups de tournevis. “Au fait, ce jour-là, j’étais pas tout seul, j’étais avec untel.” “Il donne le nom de son complice, cadeau. Un homme qui n’a jamais été interpellé, relate Abgrall. Dix ans trop tard, il y avait prescripti­on.” Au moment de quitter le bureau du magistrat, le binoclard aux verres grossissan­ts s’adresse une dernière fois à l’homme qui lui a passé les menottes. On est en février 2015. “Il me serre la main. ‘Je sais que c’est ton anniversai­re bientôt, et je ne sais pas quand je vais te revoir. Alors, bon anniversai­re François!’ Oui, il m’appelle François depuis le premier jour, je ne l’ai jamais corrigé. Pourquoi il m’aime bien? Je n’ai jamais porté de jugement. C’est un danger public, je le sais, mais je lui disais: ‘Explique-moi.’” Une manière d’appréhende­r le tueur lorrain qui sera justement la clé de la mise à jour de son itinéraire sanglant.

“Francis, je t’avais bien dit que j’allais revenir”

C’est en 1989 que Jean-françois Abgrall, alors à la section de recherche de Rennes, croise pour la première fois la route de celui qui a déjà semé la mort de nombreuses fois mais reste totalement inconnu des radars de la police. Le gendarme est chargé de l’enquête sur le meurtre d’une aide-soignante de 49 ans, Aline Peres, retrouvée poignardée sur une plage à quelques kilomètres de Brest le 14 mai. Dix résidents du foyer Emmaüs à 800 mètres de là fuient la ville le lendemain, de peur d’être soupçonnés. L’un d’entre eux est interpellé en Normandie quelques semaines plus tard après être monté à bord d’un train sans billet. Il s’appelle Francis Heaulme. Le gendarme s’en va l’auditionne­r, mais simplement en qualité de témoin, penset-il alors. Ils ont le même âge, à quelques semaines près, ce qui les amène à se tutoyer, à l’initiative de l’interrogé. Plutôt que d’y aller frontaleme­nt d’un ‘T’étais où le 14 mai à 17h?’, Abgrall invite son interlocut­eur à lui raconter comment il est devenu ce vagabond qui sillonne la France de foyer en foyer. L’autre accepte, lui narre son parcours, en insistant sur son passage à l’armée –où il n’a en réalité jamais mis les pieds–, qu’il prétend avoir intégrée parce qu’il avait envie de “donner la mort”. “Tiens, d’ailleurs, tu veux que je te montre comment on tue une sentinelle?” Heaulme se lève et mime au geste près le mouvement qui a coûté la vie à l’aide-soignante, selon les descriptio­ns du légiste. Abgrall n’a rien demandé, a posé à peine deux questions, mais il tient son coupable, il en est persuadé. Sauf qu’il n’a rien pour le confondre. Le constat se répète plus tard, quand Heaulme lui lâche, lors d’une audition: “Je sais que tu sais, François. Mais tout ça, c’est de la faute du Gaulois.” En tout, il faudra deux ans et demi d’investigat­ion au gendarme pour mettre un visage et un nom sur l’introuvabl­e “Gaulois”, un camarade de foyer rencontré par Heaulme lors de son bref séjour en Bretagne. Il s’avère être le témoin clé du meurtre à l’opinel sur cette plage du Finistère. “Un coup de chance, à quelques jours près, je bouclais l’affaire.” Entre-temps, Abgrall a découvert l’univers des vagabonds, fruits d’un système qui garde les gens quelques jours avant de les renvoyer sur les routes. “J’allais de site Emmaüs en site Emmaüs aux quatre coins de la France et je tombais sur des noms que j’avais vus à des centaines de kilomètres de là. J’ai appris que ces gens tenaient même des guides des meilleurs foyers: ‘Dans celui-là on peut picoler, ils ne disent rien’, etc.” Le 7 janvier 1992, le témoignage du Gaulois

“Une affaire comme celle-là, ça te bouffe le quotidien. On te dit de changer la machine à laver, mais t’es sur l’affaire d’un vieil homme au crâne fracassé à coups de pierres et t’as peut-être le coupable. Alors la machine...”

en poche, l’enquêteur se rend en Alsace pour boucler l’auteur du meurtre d’aline Peres. Heaulme a rencontré une femme, il s’est sédentaris­é en appartemen­t. “Francis, je t’avais bien dit que j’allais revenir…” “Ah François, ça va? Tu m’as laissé passer les fêtes... Mais Brest, c’est pas moi!” Placé en garde à vue dans les bureaux de la SR de Strasbourg, Heaulme ne donne rien de concret. L’officier propose une pause. 13h30. Lui et son collègue descendent à la cantine, et prennent l’initiative d’emmener le prévenu. “On s’assoit un peu à l’écart, c’est la fin de service, il n’y a plus grand monde, relate Abgrall aujourd’hui. On mange une choucroute, Francis est à l’aise. Et là, un gendarme vient s’asseoir à notre table. On ne le connaît pas, on est de Rennes. Au même moment, Francis me regarde. ‘J’ai pris mon couteau et je lui ai ouvert la gorge, puis je lui ai enfoncé la lame dans les côtes. Elle avait l’air gentille, la dame.’”

Jean-françois Abgrall aurait pu s’arrêter là. Après tout, il venait de résoudre le crime sur lequel il butait depuis le printemps 89. Sauf que l’enquêteur breton décide de continuer à creuser. Le coupable a beau avoir l’air d’un paumé, il semble avoir beaucoup trop de savoir-faire pour avoir commis un seul meurtre. “Abgrall est un flic magnifique, notamment parce qu’il ne reproduit pas dans ses enquêtes ce qu’on lui a appris à l’école, résume la star des chroniqueu­rs judiciaire­s Dominique Rizet. Il fonctionne au feeling, au nez. C’est un super marin. Et comme un marin, il suit le vent. Il a une intuition extraordin­aire: il m’est arrivé de l’appeler sur d’autres affaires quand je bossais en presse écrite. À chaque fois qu’il m’a dit ‘laisse tomber, c’est de la merde ton histoire’ ou ‘va pas chercher loin, c’est la famille’, ça s’est avéré.” Visiblemen­t, son flair ne s’est pas altéré avec l’âge. L’épilogue de l’affaire des disparus d’orvault, qui a passionné la France au mois de mars dernier? Rien de bien transcenda­nt, pour Abgrall, dès lors que l’on a quelques notions de criminolog­ie: “C’était évident qu’il y avait une proximité auteur/victime. Imaginons que je veuille cambrioler la maison. Ils rentrent, je tue toute la famille. Bon bah, ils ne me connaissen­t pas, je ne les connais pas, je m’en fous, je m’en vais. Je ne vais pas commencer à trimballer les corps. Si je fais ça, c’est que pour moi, c’est moins risqué de les faire disparaîtr­e. Je cherche à ralentir les recherches parce que je suis identifiab­le. Et par ailleurs, qu’est-ce qui me dit qu’il y a toute la famille, que personne ne doit arriver le lendemain? Si je me permets de revenir pour enlever les cadavres, c’est que j’ai ces infos, et que donc je suis un proche.” Abgrall et Rizet sont devenus potes en 1992, lorsque, au début de l’affaire Heaulme, le journalist­e s’était rapproché de Christine Heaulme, la soeur, pour en savoir un peu plus. C’est même lui qui a présenté à cette dernière Pierre Gonzalez de Gaspard (disparu en 2014), qui deviendra l’avocat du tueur dans les années 1990. “Je bossais pour France Soir, expose Rizet. Un jour, Jeff m’appelle: ‘Vous apparaisse­z sur

“On mange une choucroute, Heaulme est à l’aise. Puis, il me regarde. ‘J’ai pris mon couteau et je lui ai ouvert la gorge, puis je lui ai enfoncé la lame dans les côtes. Elle avait l’air gentille, la dame’”

mes écoutes téléphoniq­ues, ce serait peut-être bien qu’on se rencontre.’ Je file en Bretagne. Je découvre un mec séduisant. Il me parle des rapprochem­ents qu’il est en train de faire, je suis excité comme une puce. On va au bistrot. Puis chez lui. On a fini à 6h du matin.”

Au cours de ses années d’enquête, Abgrall saisit peu à peu la complexité du personnage Heaulme: sans domicile fixe, ancien enfant battu par un père alcoolique, et qui a vécu la mort de sa mère comme un drame. Mieux que ça, il est quasiment le seul qui arrive à en tirer quelque chose lors des interrogat­oires. “Sa vie est chaotique, il est habitué des situations difficiles, le grand. Tu ne le sensibilis­es pas avec des menaces du genre: ‘Si tu ne parles pas, il va t’arriver ça.’ Les seuls trucs, ce sont le respect et l’écoute. Cette histoire est originale parce que d’une certaine façon, c’est le coupable qui te donne des éléments contre lui.” Heaulme est incapable de résumer un film, mais il a une mémoire quasi autistique et intacte de ce qu’il appelle ses “pépins”, même plusieurs décennies plus tard. Ses croquis sont incroyable­ment précis. Seulement, il n’est jamais l’auteur des meurtres, toujours commis par “un autre”. Il prend aussi un malin plaisir à mélanger les dates, les lieux et le déroulemen­t des faits. Mais tout est vrai, rien n’est inventé. Ne reste donc qu’à rassembler les pièces du puzzle. Très vite, Abgrall prend la tête d’une cellule formée sur l’intuition suivante: il faut calquer le parcours du tueur de Brest sur les cas d’homicides avec violence non élucidés partout en France. Il en devient obsédé. “Une affaire comme celle-là, ça te bouffe, reconnaît l’ancien gendarme. T’y penses en permanence et t’es en décalage avec les soucis du quotidien. On te dit de changer la machine à laver, mais t’es sur l’affaire d’un vieil homme au crâne fracassé à coups de pierres et t’as peut-être le coupable. Alors la machine... J’étais absent, ma famille a subi.” Entre ses hospitalis­ations, ses verbalisat­ions pour fraude dans le train ou état d’ébriété et les séjours chez Emmaüs dont il est coutumier, plus de 400 points de passage de Francis Heaulme sont répertorié­s sur dix ans. Il ne “suffit” plus ensuite qu’à faire les rapprochem­ents avec les récits du criminel. Et voilà comment Francis Heaulme accèdera au rang de tueur en série. Avant Montigny, la justice lui a attribué neuf meurtres. C’est, de l’avis de beaucoup, en dessous de la réalité. Un an après sa mise en place, la cellule d’abgrall est dissoute. Une façon de lui couper les vivres? Tant pis pour les éventuelle­s autres victimes. “On m’a dit: ‘Belle enquête, mais faut arrêter maintenant. Ça va pas du tout, vous mettez le désordre dans l’institutio­n.’ Qu’un homme ait pu tuer pendant autant d’années alors qu’il ne prend aucune précaution, ça révèle un dysfonctio­nnement des services…” Plus tard, dans un autre contexte, on lui sort même: “Ne vaut-il pas mieux une petite injustice qu’un grand désordre, Monsieur Abgrall?” Le Breton doit aussi composer avec une hiérarchie qui semble avoir eu du mal à accepter sa renommée montante. En 1997, le gendarme doit de nouveau témoigner contre Heaulme aux assises, à Draguignan: on lui impose de s’y rendre par le train alors qu’une grève de la SNCF paralyse tout le réseau Sud, et que la ville ne compte même pas de gare. Une autre fois, alors qu’il sillonne la France pour son enquête, il se fait punir à son retour parce que sur une aire d’autoroute, un chauffeur de poids lourd a rayé sa 205 de fonction affichant 300 000 kilomètres au compteur.

“Un jour, c’était dans l’est, je passais à vélo…”

Dans l’affaire de Montignylè­s-metz, le tournant a lieu un jour de 1992. Jeanfranço­is s’en va entendre Heaulme au parloir. Le prisonnier est d’humeur narrative. “Soudaineme­nt, il s’est mis à me raconter ses ‘pépins’. Et d’un coup, il me dit: ‘Un jour, c’était dans l’est, je passais à vélo. Deux gamins m’ont jeté des pierres. À droite, y avait un talus. Sur le talus, une voie de chemin de fer. Au bout, y avait un pont.’ Il venait de me décrire Montigny-lès-metz.” Problème: contrairem­ent aux autres fois, au moment de faire le rapprochem­ent informatiq­ue, les mots clés ne matchent pas. Patrick Dils dort en prison, le double meurtre des enfants Bekrich et Beining a disparu des fichiers. C’est le zèle d’une jeune stagiaire avocate qui va tout relancer. En 1997, Estelle Dubois envoie un courrier au gendarme. “Mon client, Patrick Dils, clame son innocence. Pourriez-vous vérifier si Francis Heaulme était dans la région de Metz en septembre 1986?” Ça fait tilt. Abgrall se rappelle cette histoire de jets de pierres et de talus. Il découvre que le routard du crime travaillai­t alors effectivem­ent dans une usine située à 400 mètres de l’endroit où ont été retrouvés les deux corps. Mais encore faut-il que le PV qu’il compte rédiger arrive sur le bureau du procureur de Metz. Il restera trois mois bien planqué dans le tiroir de son supérieur. Comme dans un bon Faites entrer l’accusé, la lumière viendra de Dominique Rizet. “C’est moi qui ai sorti le premier article sur Dils: ‘L’erreur judiciaire du siècle?’, dans Le Figaro Magazine, explique l’actuel consultant de BFM-TV. Mais je n’en tire pas de gloire, j’ai eu accès aux éléments. L’idée, c’était de dire: ‘Mais où est passé le PV d’abgrall?’ Et comme par hasard, six jours plus tard, il refaisait surface. Et la procédure de révision du procès de Dils s’est enclenchée.”

Voilà le type d’évènements, entre autres, qui ont conduit Jean-françois Abgrall à quitter la gendarmeri­e et à passer dans le privé en 2000. “Je ne suis pas parti fâché, hein. Mais j’avais fait le tour et la loi de juin 2000, qui autorisait les investigat­ions indépendan­tes, m’a convaincu.” Sa première affaire criminelle en tant qu’indépendan­t? C’est Pierre Gonzalez de Gaspard, habituel avocat de Heaulme, qui la lui a offerte sur un plateau. “On avait l’habitude de se combattre en procès, sans concession. Mais il respectait mon boulot. Honnêtemen­t, quoi, dans le respect des règles. Pas comme ce que j’ai vu l’autre jour. Il m’appelle: ‘J’ai un client, un directeur d’associatio­n, il veut te confier un vieux truc qui remonte un peu. Ça concerne des disparus dans l’yonne. Ça t’intéresse?’” Abgrall refait l’enquête à sa manière, pendant plusieurs mois. Et note la présence d’un personnage commun dans la vie de toutes les victimes. “Un vendredi, je donne mon travail à la section de recherche de Paris. Le mardi matin, Émile Louis est arrêté. Le mardi soir, il reconnaît les faits et le jeudi, ils retrouvent les corps.” Désormais assisté d’une coéquipièr­e, l’ancien gendarme gagne aujourd’hui essentiell­ement sa vie en fournissan­t son expertise auprès de cabinets d’assurance, par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer les responsabi­lités dans les cas d’incendie. Il en a sa claque “des cadavres et des corps abîmés, ça t’esquinte”. Mais il accepte tout de même de traiter parfois quelques dossiers criminels. Il n’y a pas longtemps, le duo a fait exhumer un corps. “Je ne vais pas dire qu’on est Robin des Bois. On travaille la majeure partie du temps pour des grands groupes. Mais on accepte aussi des affaires criminelle­s pour des particulie­rs, car il y a un enjeu humain. Quand ce sont des particulie­rs qui nous embauchent, parce qu’un membre de leur famille a disparu par exemple, on fait payer juste les frais de déplacemen­t. On ne les ruine pas. Comme on s’engage à aller au bout, on prend peu de dossiers…” Pas plus de trois en même temps, précisémen­t. Trop peu, du goût de Dominique Rizet: “C’est quand même dommage qu’on se prive de la compétence de types comme lui et qu’on le laisse partir bosser pour des assurances. Il a sorti une histoire que personne n’aurait sortie s’il n’avait pas été là.” Puis, une question: “Tu penses pas que c’est quelqu’un qui mériterait d’avoir un truc rouge sur sa veste?”

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 ??  ?? Francis Heaulme au tribunal de Quimper.
Francis Heaulme au tribunal de Quimper.
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Au tribunal de Metz, en 1993.

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