Society (France)

LE PIRE BOXEUR DU MONDE

63 matchs, 60 défaites Il raconte

- PAR MARGHERITA NASI, À CECCANO / PHOTOS: MATTEO VIEILLE POUR SOCIETY

ÀFrosinone, à une petite centaine de kilomètres au sud-est de Rome, le parking du Fornaci ne désemplit jamais. Ce gigantesqu­e centre commercial abrite un multiplex, un bowling, une salle de jeux vidéo, des tables de billard et, coeur pulsant de ce temple du divertisse­ment provincial, la boîte de nuit le Seventies. Comme chaque jeudi soir, c’est salsa. Une petite centaine d’adeptes de la danse ont sorti les mocassins en faux python et les talons aiguilles. Même Luigi Mantegna a fait un effort, et troqué son survêtemen­t pour un jean et un blouson bicolore. Ne pas s’y tromper cependant: s’il n’est pas le plus apprêté, ce quadragéna­ire aux oreilles percées est sans aucun doute le personnage le plus populaire ce soir. À peine foule-t-il la piste de danse que Gonzales, le DJ, lance un chaleureux et sonore: “Bienvenue à Luigi Mantegna!” Luigi a longtemps été à sa place derrière la console. C’était l’époque où il faisait danser le peuple de Frosinone sous le pseudo de DJ Louis –prononcer “Lò-ouisse”, à l’italienne. Une belle époque. “Quand j’animais les soirées, c’était encore plus fou, il y avait 300 personnes dès 23h”, plastronne-t-il. Tiziana, sa copine, acquiesce. “On s’est rencontrés dans une boîte juste à côté. J’apprenais à danser la salsa, je lui ai demandé de m’aider, il a accepté”, raconte-t-elle, enlacée à son partenaire pour une première bachata. Tiziana, juchée sur des cuissardes à talon, dépasse son petit ami d’une bonne tête. “La première fois qu’on a dansé ensemble, je lui ai mis un coup de poing dans le visage! Et dire qu’il est boxeur aussi… Au début, je ne l’ai pas cru, je pensais que les boxeurs étaient grands.”

“La musique est partout, même dans les coups de poing”

C’est pourtant vrai. S’il enflamme les boîtes de nuit de l’hinterland romain, c’est surtout sur le ring que Luigi est une légende. “La musique est partout, même dans les coups de poing, dit-il. Quand tu frappes, ce n’est pas du bruit, c’est une mélodie, et tu entends les cloches dans ta tête quand tu encaisses un coup.” Dans le milieu, Luigi Mantegna est connu sous le nom de “Petto d’angelo”, poitrine d’ange. “C’est à cause de mon thorax, qui est très saillant, dit-il. Et aussi parce que j’ai un grand coeur. Il faut du courage pour monter sur le ring et ramasser toutes ces raclées.” La célébrité de Luigi est en effet bâtie sur un impression­nant record: 60 défaites pour 63 rencontres. Luigi est ce que l’on appelle dans le monde anglosaxon un journeyman. Soit un boxeur prêt à monter sur le ring n’importe où, n’importe quand, contre n’importe qui, souvent avec une préparatio­n insuffisan­te, mais toujours la tête haute. Luigi présente tout simplement l’un des pires palmarès mondiaux. Mais il rappelle fièrement qu’il n’a jamais été mis KO. Pour lui, qui a toujours tout donné sur le ring, la défaite est un business, mais aussi et surtout, rappelle-t-il, un art, à cheval entre la folie et l’audace. Pour comprendre les ressorts d’une vie passée à encaisser les coups, le plus facile reste de s’intéresser à un lieu: Pugilistic­a T. Barrale, une modeste salle de boxe de Ceccano, petite ville de la province de Frosinone, dont la réputation se fonde essentiell­ement sur la qualité de ses saucisses séchées et ses poissons de rivière. C’est ici qu’échoue le jeune Luigi Mantegna en 1993, pour une raison aussi simple que ses 17 ans: “C’était histoire de m’occuper. Et puis, on ne me faisait pas payer.” Plus de 20 ans plus tard, le boxeur fréquente toujours les lieux. “Je n’ai arrêté que lorsque je me suis engueulé avec mon père, un homme à l’ancienne, très conservate­ur: il a forcé ma soeur à se fiancer avec un type, et moi je devais les suivre tout le temps, pour les surveiller. Ma soeur et moi, on a fini par partir de la maison. Pour survivre, je vendais des livres en porte-à-porte. C’était très dur. On ne mangeait que des glaces à l’eau, 600 lires chacune.” Mais les enfants rebelles reviennent vite à la raison, et finissent par emprunter le chemin qui leur était destiné: travailler avec leur père. “Je fais ça depuis mes 6 ans: on se réveille à l’aube, on charge le camion et on part vendre des vêtements sur les marchés de la région. C’est pour ça que je me suis mis à la boxe. Pour gagner un peu plus d’argent. À l’époque, tu pouvais arriver à 100 000 lires (environ 50 euros, ndlr) par match.” En 2006, après 67 rencontres en amateur, Luigi passe profession­nel.

Nando, son entraîneur de toujours, se souvient de son premier combat. “C’était en décembre 2006, et il a perdu.” Mais encore? “Luigi a toujours tout perdu. Il voulait gagner, mais il n’a pas eu de chance, il s’est blessé. On a quand même accepté tous les matchs, et il s’est transformé en serial perdant. C’était aussi une manière d’être appelé à combattre, sinon personne ne se serait adressé à lui.” Nando a la peau bronzée, le crâne rasé et pas de cheveu sur la langue. “La boxe est aussi faite d’argent, explique-t-il, tout en étalant de la vaseline sur le nez d’une jeune boxeuse. Luigi et moi, pour un match, on gagne quelques centaines d’euros chacun. J’ai des jeunes qui viennent ici, à la salle de boxe, et ils ne peuvent pas payer. Qu’est-ce que je fais, je les vire? Je ne peux pas. Mais je dois bien régler le loyer à la fin du mois.” Il sort une feuille résumant la carrière de Luigi, et énumère les légendes qu’il a affrontées. “Pasquale Di Silvio, champion d’italie. Gianpiero Contestabi­le, champion d’italie. Emiliano Salvini, champion d’italie. Devis Boschiero, quintuple champion d’italie et quadruple champion d’europe.” Une dizaine de noms plus tard, Nando prend soin de préciser que tout est bien légal. “Il ne s’agit pas de matchs arrangés, mais de vrais combats. C’est même ce qui fait que Luigi est autant sollicité: on a un boxeur albanais ici. À la deuxième reprise, il se jette par terre, et le public n’aime pas ça. Luigi, c’est différent. Il fait ça pour l’argent, bien sûr, mais surtout parce qu’il aime se battre. Il ne se ménage pas, va jusqu’au bout, c’est du vrai spectacle.” Téméraire, Luigi explique sa philosophi­e: “J’ai fait 63 combats, c’est énorme. Un boxeur qui fait carrière s’arrête à 20 ou 30, car les coups de poing, ça fait mal. Mais moi, je n’ai pas peur. Je suis fait de chair et d’os, comme mon adversaire. Ce que je ressens, il le ressent aussi. Et puis, on ne sait jamais ce qui peut se passer sur le ring.” L’inimaginab­le a eu lieu un 8 août 2009. Ce jour-là, Luigi défraie la chronique: il met KO le champion italien Mario Pisanti. Un moment qu’il n’oubliera jamais. “Pisanti, c’était une promesse de pugilat. Il a commencé à frapper très fort, il voulait me mettre au tapis, me faire du mal. J’ai dit à Nando: ‘Ce type est méchant, il va me tuer.’ J’étais crevé, j’avais passé les soirées précédente­s à travailler comme DJ. Mais je crois qu’il a trop pris la confiance, et j’ai eu la chance de frapper au bon endroit, au bon moment. Je lui ai mis un semi-crochet de bas en haut, il est tombé, et il est resté au sol, avec les jambes qui gigotaient. Je me suis repassé la vidéo des milliers de fois.”

Moules crues et sacs poubelle

Sur fond de Ti amo d’umberto Tozzi, Luigi commence son entraîneme­nt, le dernier avant son prochain combat, dans deux jours. Il sort de chez le kinésithér­apeute, qui lui a administré des piqûres d’analgésiqu­e entre les doigts de la main droite, où il souffre de plusieurs microfract­ures. L’idée est d’essayer de soulager sa douleur. Le boxeur pose la corde à sauter et enchaîne une série de coups de poing dans le vide. “Il faut accompagne­r le geste d’une rotation du buste mais ne jamais reculer son bras pour prendre de l’élan, sinon l’adversaire voit venir le coup, théorise-t-il. Un jour, après une dispute, je me suis fait attaquer par la famille de la mère de mon fils.

“On a un boxeur albanais ici. À la deuxième reprise, il se jette par terre, et le public n’aime pas ça. Luigi, c’est différent. Il fait ça pour l’argent, bien sûr, mais surtout parce qu’il aime se battre” Nando, son entraîneur

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France