ACT UP
Campillo, le réalisateur qui a ému Cannes, se confie
Qu’attendiez-vous du festival de Cannes avant la présentation de votre film? Honnêtement, la seule chose que j’aurais trouvée dommage, c’est que le film n’y aille pas. Mais qu’il soit pris en compétition ou pas, qu’il gagne un prix ou non, ça ne m’intéressait pas beaucoup. En fait, au moment où je sors un film, ma vision n’est pas ‘dégrisée’. C’est-à-dire que je n’ai aucun recul sur ce que j’ai fait. Pour me rendre compte si mon boulot est bon ou nul, il me faut en général deux ou trois ans. Donc, ceux qui me disent que 120 BPM est un film très fort, je les en remercie, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient raison de s’emballer. Récemment, le cofondateur d’act Up, Didier Lestrade, a publié une tribune dans Libération intitulée ‘Épargnez-nous vos louanges’, où il pointe la différence entre la réception du film par la presse pendant le festival de Cannes et la précarité dans laquelle vivent certains militants de la première heure. Qu’avez-vous pensé de ce texte? Je ne l’ai pas lu, mais je comprends d’où vient la colère. Depuis Cannes, on est passés du statut de méchants pédés infréquentables à mouvement politique ayant énormément compté dans l’histoire. Tout à coup, on dirait que tout le monde a milité pour Act Up. C’est comme toutes ces personnes qui prétendent avoir vu le premier concert de Nirvana en France, avant que le groupe ne devienne célèbre, ou celles qui racontent avoir participé aux premières rave parties. Et parallèlement, tu as des militants historiques qui se sentent exclus, notamment de la société du travail. Beaucoup d’amis à nous qui étaient séropositifs n’ont jamais réussi à complètement réintégrer le monde professionnel. La maladie les a précarisés.
Vous avez rejoint Act Up au début des années 90. Est-ce qu’il y a eu un événement déclencheur? Je me souviens d’une émission télé où Didier Lestrade, justement, avait été invité à parler de l’épidémie du sida avec des gens comme Jean-louis Aubert de Téléphone, il me semble, et des militants. Au début, ça déconnait beaucoup. Ça parlait de ‘grosses bites’, de ‘petits culs’. Et puis, à un moment, Lestrade a sorti cette phrase: ‘Nous sommes la communauté sida.’ Ensuite, il a développé: ‘Il existe un groupe en France avec des malades, leurs proches, des médecins et des infirmières qui s’en occupent. Ces gens-là vivent une épidémie que le reste de la société ne voit absolument pas. Donc, ils forment une communauté qui est à part dans ce pays.’ Ça m’a troublé. Déjà, parce que c’était la première fois que j’entendais employer
le terme ‘communauté’. Et ensuite parce que ça arrivait à un moment où je cherchais à retrouver un copain qui n’était pas bien du tout. Je ne savais même pas s’il était mort ou vivant. Donc, je rentre à Act Up en 92. Autour de cet appel à me libérer, mais aussi parce que je croise Philippe Mangeot dans la rue, à Paris, avec son petit t-shirt aux couleurs d’act Up et je le trouve –il faut le dire– très, très beau. Je pense: ‘Si les militants d’act Up sont tous beaux comme ça, c’est clair que ça va m’intéresser, l’action politique.’ Il ne faut pas mettre de côté l’aspect ‘très cul’ qui sous-tend certains désirs de s’engager. Le militantisme, c’est aussi de l’érotisme. Il n’y a guère que les gens qui prennent leur carte à Lutte ouvrière qui ne voient que le combat dans tout ça. D’ailleurs, ça se sent qu’ils manquent de désirs, eux.
Vous vous souvenez de votre première réunion à Act Up? Je me souviens surtout que sur le coup, je ne comprends absolument pas la moitié des sujets abordés. Je passe discrètement la porte de la salle de réunion, je m’installe et là, je vois des sortes de boyscouts. Tous ont l’air très informés sur la science, les progrès de la recherche, le climat politique. Ils sont aussi tous très drôles, il y a énormément d’humour. Mais un humour assez gore. Par exemple, c’est dans cette réunion que j’entends la mère d’un jeune hémophile raconter en public que sa baignoire est remplie du faux sang dont Act Up va se servir pour une de ses actions. Elle ronchonne un peu: ‘Bon, faut vite récupérer le faux sang parce que là, ça va faire trois jours que je ne peux pas prendre de douche avec cette merde dans ma baignoire.’ C’est tellement drôle et surréaliste que je me pose la question: ‘Mais où est la maladie chez Act Up? En fait, ils sont supervivants!” Au fur et à mesure, je me suis retrouvé à l’intérieur d’une des meilleures machines à penser de l’époque. Les idées fusaient de partout. Dans le groupe, il y avait des pédés, des toxicos, des mères de famille qui venaient avec leur fils adolescent et homo pour aider, des sourds-muets. Le fait de réunir tous ces gens qui vivaient avec la permanence de la maladie à l’esprit, ça a ouvert des réflexions intelligentes, ça a créé des histoires d’amour ou d’amitié très fortes. L’humour et les actions spectaculaires, ça permettait de faire passer le poids de la maladie? Chez Act Up, il y avait un vrai souci esthétique, importé des États-unis. L’idée que derrière les causes les plus sérieuses, la forme doit être traitée à égalité avec le fond. On pouvait passer des heures à ne parler que des questions liées aux couleurs des affiches. Pareil sur les typos des tracts. C’était obsessionnel, mais surtout marrant. L’angoisse de la mort était très forte, mais on surmontait ça par une surenchère dans la connerie, les outrances, les blagues débiles. On était à la fois des méchants pédés qui remettaient en cause la politique des pouvoirs publics et des entreprises privées sur les questions liées au sida, et des jeunes gays pleins d’énergie, tout le temps. Une des raisons pour lesquelles on voulait survivre à l’épidémie, c’était pour vivre notre vie: baiser, danser, aller dans les clubs écouter de la house, prendre des drogues, tomber amoureux… Le combat d’act Up, c’était de revendiquer le droit à être menaçants pour la société mais également superficiels et vraiment fiers de l’être. Et tant pis si on passait pour des folles hystériques.
Pourtant, même si l’image d’act Up est associée aux actions spectaculaires, aux provocations, il y a aussi eu une tentative de créer un mouvement vraiment politique. Sans doute. Ça tient au fait que les militants étaient très cultivés, avec parfois d’énormes cursus universitaires. Pour autant, les AG, ça n’a jamais pris la forme de ces trucs très sérieux que l’on peut voir dans certains mouvements. Ça n’avait rien à voir avec ‘la constituante expliquée par les pédés’. Il n’y a jamais eu ce genre de scène un peu naze avec un type qui se lève dans un amphithéâtre et scande d’une voix théâtrale: ‘Rome m’en est témoin.’ Nous, c’était l’invention de slogans parfois à la limite du bon goût. Je pense notamment à ce jour où l’on a publié des affiches à destination du ministère de l’éducation nationale. Dessus, il y avait juste la photo d’une petite fille et celle d’un petit garçon, avec la mention: ‘Quand je serai grande, je serai séropositive.’ Ça nous amusait à mort, mais les gens hors Act Up n’aimaient pas du tout ce genre de vannes. Je me souviens aussi que j’avais discuté de la possibilité
d’enregistrer et commercialiser un disque pour les fêtes, Act Up chante Noël. Sur la pochette, on aurait mis un beau dessin d’un sapin de Noël, mais avec des virus du sida à la place des boules. Bon, ça ne s’est jamais fait, mais c’était parmi les idées idiotes que l’on pouvait avoir en réunion.
On a l’impression que les politiques évitaient de trop s’associer au combat d’act Up. Pourquoi? Dès le départ, il y a un quiproquo entre le Parti socialiste au pouvoir dans les années 80 et les malades du sida. Quiproquo qui, pour moi, commence le jour où un député de droite se met à parler de cette maladie à l’assemblée et Jack Ralite (ministre de la Santé du gouvernement Pierre Mauroy, ndlr) clôt le débat en disant: ‘Attention quand même à ne pas stigmatiser les homosexuels.’ Forcément, ça part d’une bonne intention, mais nous, à cette période, on suppose qu’on va tous crever bientôt. On a envie qu’on parle de notre maladie, qu’on la médiatise pour penser à des solutions, des thérapies. Et là, un ministre pèche par bonne conscience et dit: ‘Ne parlons pas de cette maladie car cela va contribuer à stigmatiser les homos.’ Sous couvert de ne pas nous pointer du doigt, on nous rend invisibles.
Arrivez-vous à tracer un lien entre votre engagement au sein d’act Up dans les années 90 et certaines nouvelles formes de militantisme apparues ces derniers temps en France? Comme par exemple Nuit Debout ou les collectifs formés autour du projet d’aéroport à Notre-dame-des-landes. Il faut bien comprendre qu’au départ, Act Up, ce sont juste des gens malades, des parias. Ce n’est pas une cause, Act Up, c’est seulement une lutte. Pour moi, il y a plutôt un lien entre Act Up et des mouvements comme ceux qui défilent pour que justice soit faite dans l’affaire Adama Traoré. Adama Traoré, ça me bouleverse d’autant plus que j’ai l’impression de revivre notre histoire. La justice met sa famille dans des situations impossibles, prononce des peines de prison contre son frère et à la fin, on les pointe du doigt: ‘Regardez comme ces gens-là ne savent pas se tenir!’ C’est tellement violent. Ça me rappelle les militants d’act Up qu’on voyait crever. Pendant ce temps, on entendait dire: ‘Pff, ces folles hystériques! Qu’est-ce qu’ils nous emmerdent avec leur sida!’ J’ai la même tendresse pour ces mouvements qui mettent à l’ordre du jour le fait de penser la décolonisation. J’entends dire sur eux ce qui se disait sur nous à l’époque: ‘Ce sont des groupes sectaires!’ ‘Attention, crypto-fascistes!’ En France, on peut contester, mais mieux vaut être respectueux de ses opposants, ne pas parler fort, ressembler à l’image que la bourgeoisie se fait d’un militant, à sa façon de parler, de s’habiller.
La culture générationnelle des ‘figures’ contestataires d’act Up, c’était quoi? Avec des gens comme Didier Lestrade, Christophe Martet ou Philippe Mangeot, on vient un peu de cette culture qui s’appelle ‘la fin des années 70’. La queue de comète de cette période où il y a de la vraie contre-culture, des aventures collectives. Lestrade, au départ, c’est un fan de Led Zeppelin. Lui comme moi, on pense que Rock’n’roll Animal de Lou Reed est le plus grand album live de tous les temps. On vient de ce moment où la contre-culture s’est élevée comme une alternative à la société de nos parents, où la libération sexuelle et les drogues se sont épanouies, où la musique qui nous a fait vibrer, c’est le punk. Ce monde où tout est permis meurt au début des années 80. À la place, il y a Mitterrand à l’élysée, l’obsession du chômage qui devient centrale, le sida qui fait de plus en plus de ravages parmi nos copains. En disant ça, je sais que vous allez me prendre pour un extraterrestre, mais une partie des gens de mon âge ont vraiment pensé que le travail, ça arriverait sur le tard, qu’on se mettrait à bosser contraints et forcés, mais certainement pas avant 30 voire 35 ans, quand on serait fatigués d’avoir trop baisé, fait la fête et qu’on aurait trop besoin de gagner de l’argent.
Comment le cinéma est-il apparu dans votre vie? Je suis né au Maroc. Comme mon père travaillait dans l’armée de terre, on a beaucoup bougé au gré de ses affectations: Algérie, Metz, Madagascar, Aix-en-provence. Dès 6 ans, je racontais: ‘Plus tard, je serai réalisateur.’ C’était quasi une certitude pour moi. Ma mère m’a énormément emmené au cinéma, alors que j’étais tout sauf en âge de comprendre. On allait voir des films de Kubrick, de Polanski. Parfois, on avait le droit aussi aux projections pour les militaires. Par exemple, j’ai vécu des trucs incroyables comme cette fois où, avec l’armée, mes parents sont allés voir Napoléon d’abel Gance à Nosy Be, sur l’île de Madagascar. La projection a eu lieu sur la plage. C’est un souvenir incroyable de découvrir un tel film en plein air, avec l’image de l’océan Indien à l’horizon. L’autre grand souvenir, c’est toujours dans un cadre militaire. Un soir, on assiste à une projection d’alphaville de Godard au milieu des gradés et des trouffions. Au bout de dix minutes à peine, tout le monde se met à hurler, à balancer des projectiles sur l’écran. Pourquoi? Ils pensaient que Godard se foutait de la gueule du monde. Voir qu’avec un film on peut autant énerver des militaires, ça m’a donné envie.
Votre ami et ancien camarade de promo à L’IDHEC (désormais la Fémis, ndlr), le réalisateur Laurent Cantet, a dit: ‘Robin, on imaginait tous qu’il serait le premier d’entre nous à faire du cinéma. C’était compter sans sa lenteur.’ Qu’est-ce qu’il veut dire par là? Pourquoi vous ne vous êtes pas lancé dans la réalisation dès votre sortie de L’IDHEC? J’ai un peu commencé, mais timidement. Puis, très vite, j’ai préféré bosser pour le journal de FR3. Monter des images n’importe comment et sans ego, je dois avouer que j’ai adoré. Le cinéma, je m’étais mis à trouver ça trop théorique et pas assez pratique. C’est Laurent Cantet qui est venu me chercher pour qu’on bosse ensemble sur ses films. Sans lui, je serais peut-être resté à m’occuper du montage à la télé, et ça ne m’aurait pas forcément déplu.
Vous n’avez pas complètement répondu à la question: pourquoi avoir un peu coupé avec le cinéma après le diplôme de L’IDHEC? La ‘lenteur’ dont parle Laurent Cantet, elle est simple à expliquer. La vérité, c’est que j’étais trop obsédé par le sida pour vraiment envisager de me lancer dans le cinéma. Je ne connaissais pas mon statut sérologique. J’apprenais de temps en temps la mort d’un ancien amant et ça me glaçait: ‘Je dois être contaminé, donc moi aussi à mon tour je peux contaminer.’ Amoureusement, je ne vivais rien. Professionnellement, pas grand-chose non plus. Il faut bien réaliser que quand tu imagines être toi-même séropositif, ça te bloque pour tout. Tu ne peux évidemment pas te projeter sur une carrière au cinéma, parce que tu te dis que tu n’auras pas le temps.
“Une des raisons pour lesquelles on voulait survivre au sida, c’était pour vivre notre vie: baiser, danser, aller dans les clubs, prendre des drogues…”
Voir: 120 battements par minute de Robin Campillo, avec Nahuel Pérez Biscayart, Adèle Haenel (sortie le 26 août)