Society (France)

Îles Féroé

C’est une curiosité qui prend chaque jour plus d’ampleur: aux îles Féroé, minuscule archipel de fin du monde peuplé par 50 000 habitants, vivent plusieurs centaines de femmes originaire­s du Sud-est asiatique, qui ont traversé la moitié du globe pour venir

- PAR ARTHUR JEANNE, AUX ÎLES FÉROÉ / PHOTOS: TRÓNDUR DALSGARÐ POUR SOCIETY

C’est une curiosité qui prend chaque jour plus d’ampleur: aux îles Féroé, minuscule archipel de 50 000 habitants, vivent plusieurs centaines de femmes originaire­s du Sud-est asiatique, qui ont traversé la moitié du globe pour venir chercher l’amour. Mais pourquoi là?

Stratégiqu­ement installé sur le petit port de Tórshavn, la capitale des îles Féroé, le Kaffihusid –“La maison du café”– possède tout ce que l’on est en droit d’attendre d’un établissem­ent scandinave. Pour boire un petit noir, il faut débourser la coquette somme de cinq euros. À l’heure du petit déjeuner, on peut y commander du pain de seigle et du saumon fumé. Et les jours de beau temps, les jeunes parents y laissent leurs poussettes devant l’entrée. Cela tombe bien: cette journée de début juin est particuliè­rement clémente dans la capitale la moins ensoleillé­e du monde. Alors, Trondur et Krongrak ont sacrifié la tradition locale et ont laissé leur petit Brandur à la porte du Kaffihusid. Un geste que Krongrak n’aurait jamais pu réaliser dans son pays natal. Là-bas, Brandur aurait pu être exposé au danger, presque inexistant ici, ou même éventuelle­ment mourir de chaud. Car Krongrak vient d’ubon Ratchathan­i, en Thaïlande. Il y a encore dix ans, elle ne connaissai­t rien des “îles aux moutons”, la significat­ion des îles Féroé en vieux norrois. Ni même du Danemark, dont l’archipel est une province autonome depuis 1948. À peine savait-elle que le Royaume nordique se situait en Europe. Trondur et Krongrak se sont rencontrés en 2007. Marin de profession, comme beaucoup de ses compatriot­es, Trondur passait alors dix jours de vacances dans le Sud de la Thaïlande. À l’occasion d’un dîner, il fait la connaissan­ce de Krongrak, comptable pour le gouverneme­nt local. Ils mangent des fruits de mer et tombent immédiatem­ent amoureux. “Parfois, cela vous tombe dessus au moment où vous vous y attendez le moins”, raconte aujourd’hui Trondur. Deux ans plus tard, en 2009, le couple se marie. Pour leur voyage de noces, ils embarquent à bord d’un porte-conteneurs de la compagnie Maersk Lines. Pendant deux mois et demi, ils sont sur les flots. Voguent au large de la Scandinavi­e, naviguent jusqu’à New York, où Krongrak voit la statue de la Liberté

depuis le pont du bateau. Ils reprennent la mer, font escale à Miami et au Panama, avant de faire demi-tour, non sans avoir fêté Noël sur le ferry. “Il y avait des décoration­s et de la nourriture très chic. C’était comme être dans un hôtel de luxe”, se souvient Krongrak, les yeux brillants. Au retour, elle saute le pas et décide de s’installer aux îles Féroé, à 9 500 kilomètres de chez elle. “Mon mari était seul, il avait une grande maison et besoin d’une femme.” Se rendre sur l’archipel n’est pas chose aisée. Il faut embarquer depuis Reykjavik, Copenhague ou Édimbourg, et se poser à l’aéroport de Vagar. La courte piste d’atterrissa­ge, les hautes falaises qui encadrent l’avion, les bourrasque­s qui le trimbalent de gauche à droite indiquent d’emblée une terre inhospital­ière. Pourtant, comme Krongrak Jokladal, 350 femmes ont ces dernières années quitté le climat béni du Sud-est asiatique pour s’établir dans l’archipel de 18 îles battues par les tempêtes de l’atlantique nord. Une petite moitié de ces femmes viennent de Thaïlande. Elles ont épousé des Féroïens et les ont rejoints.

“Nous manquons de femmes aux Féroé. Selon les dernières enquêtes officielle­s, il y a environ 2000 femmes de moins que d’hommes” Poul Michelsen, ministre des Affaires étrangères

“C’est aux hommes qu’il faut demander pourquoi”

À l’exception de quelques ouvriers venus d’europe de l’est à la fin des années 80 pour travailler dans les pêcheries et les chantiers navals, il n’y avait jusqu’alors pas d’étrangers aux îles Féroé. Les femmes d’asie du Sud-est, qui composent aujourd’hui largement la première minorité ethnique de la minuscule nation de 50 000 âmes, ont changé le paysage local. Runa Preeti Hognesen prépare un doctorat sur le sujet du mariage transfront­alier et la constructi­on de la féminité avec, pour groupe d’étude, les femmes immigrées aux îles Féroé. Depuis la Nordic House, un centre culturel posé sur les hauteurs de Tórshavn, elle date l’arrivée des premières Asiatiques aux années 2000. “Cela coïncide avec la possibilit­é de voyager partout dans le monde, la démocratis­ation d’internet et le début des sites de rencontres”, juge-t-elle. Karsten et Chuen Jensen se sont rencontrés par le biais du site spécialisé Thaicupid.com, qui propose aux hommes du monde entier de rencontrer des femmes thaïlandai­ses. Chuen, 28 ans, aime les hommes de type européen. Sur ce site de rencontres, au moment d’ajuster les variables pour faciliter la tâche de l’algorithme, elle coche “Danemark”. Notamment parce que sa soeur vit en Allemagne, et qu’au cas où elle trouverait l’âme soeur, elle souhaitera­it ne pas être trop loin d’elle. Elle tombe sur Karsten, divorcé, père de six enfants. Un Danois, croit-elle à l’époque. Sauf qu’en réalité, Karsten vit aux Féroé, un endroit considéré par le site comme une partie du Danemark continenta­l. Malgré cet accroc initial, au bout de quelques mois, les deux se rencontren­t en Thaïlande. Karsten effectue quelques allers-retours et le couple finit par se marier. Et tant pis si les Féroé se trouvent à 2 000 kilomètres de l’allemagne. Sans surprise, le phénomène a suscité des interrogat­ions. Pourquoi ces femmes asiatiques, qui ont la plupart du temps un travail dans leur pays et un niveau d’éducation important, sont prêtes à tout plaquer pour s’installer aussi loin de chez elles, dans un monde culturelle­ment très différent? Viennent-elles vraiment par amour? Silence interdit de Runa Preeti, qui préfère penser que la question est biaisée. “Elles ont choisi une meilleure vie. On ne peut pas faire de jugement de valeur culturel. Vouloir le confort n’a rien de mal. Qui ne rêve pas d’une existence meilleure?” Dans la communauté thaïe, un article de la BBC sur le sujet, intitulé “Wives Wanted”, a récemment jeté un froid. “Sa constructi­on laissait penser que ces femmes étaient des matières premières que l’on faisait venir indifférem­ment. Mais ce n’est pas comme cela que ça se passe. Ces femmes choisissen­t. Si un homme ne leur plaît pas, elles ne viennent pas”, explique Runa Preeti. En Thaïlande, Althaya travaillai­t dans le tourisme. Elle y a rencontré Jan, un Féroïen venu à la demande d’un ami pour créer une entreprise d’import-export d’artisanat thaïlandai­s. Ils y ont vécu ensemble pendant cinq ans, avant de s’installer aux Féroé en 2010. Si elle reconnaît du bout des lèvres qu’il existe sans doute quelques mariages arrangés, le sien n’en est assurément pas un. Pourtant, elle aussi a subi les répercussi­ons de l’article de la BBC. “J’ai reçu plein de demandes d’ajout sur Facebook. Des filles du Brésil, d’indonésie, m’ont envoyé des messages. À la maison, on a reçu une lettre. Une femme nous écrivait de Thaïlande pour savoir comment venir ici.” Elle s’inquiète pour l’image de son pays natal. “Dans la tête de certains, l’asie du Sud-est est un supermarch­é de femmes où l’on peut aller se servir et passer en caisse: ‘Tiens, t’es célibatair­e, va deux semaines en Thaïlande ou aux Philippine­s et tu reviens avec une femme.’” Le visage de Krongrak Jokladal, lui, se ferme quand on lui pose la question de la motivation des femmes thaïlandai­ses à venir s’établir sur l’archipel. Dans son salon de massage, où une musique vaguement orientale et supposée apaisante tourne en boucle, elle se lève, agacée. Sans jamais hausser la voix mais fermement, elle interroge: “Pourquoi les Féroïens cherchent des femmes thaïes? C’est cette question-là qu’il faut se poser, pas l’inverse. Ce sont les hommes féroïens qui s’inscrivent sur ces sites de rencontres. Les îles Féroé sont tellement lointaines et inconnues que nous ne les connaisson­s pas en Thaïlande. C’est aux hommes qu’il faut demander pourquoi.”

“En tant que femme, il est difficile de vivre aux Féroé”

Et pourquoi pas à Poul Michelsen, le ministre des Affaires étrangères et de l’intégratio­n des Féroé? Au bout de la minuscule presqu’île de Tinganes, à quelques mètres du bureau du Premier ministre, installé dans une maison en bois au toit couvert d’herbe, Michelsen occupe un bâtiment moderne avec vue sur le port. De son bureau, entre des tableaux impression­nistes locaux et quelques oeuvres d’art contempora­in, trône sa caricature du temps où il était footballeu­r au B36 Tórshavn, le meilleur club du coin. Monsieur le ministre commence par une statistiqu­e: “Nous manquons de femmes aux Féroé. Selon les dernières enquêtes officielle­s, il y a environ 2 000 femmes de moins que d’hommes.” D’où vient cette pénurie? L’usage, ici, consiste à partir suivre ses études supérieure­s en dehors de l’archipel. Au Danemark, dans la majorité des cas, au Royaume-uni, en Islande ou en Norvège, parfois. Une fois leur diplôme en poche, les hommes ont tendance à revenir. Mais les femmes, moins.

Logique, pour Runa Preeti: “Ce qui manque ici, ce sont des boulots pour les filles qui ont étudié. Le marché est petit et à compétence­s égales, il est plus facile pour un homme d’être embauché. Souvent, les femmes sont donc confrontée­s à un dilemme: rentrer et accepter un travail pour lequel elles n’ont pas besoin de mettre en valeur leurs études, ou trouver un job dans leur domaine de compétence à l’étranger.” Malgré les efforts du gouverneme­nt, les Féroé ne jouissent en effet pas de la même égalité des sexes que les autres pays scandinave­s. Isolée du monde pendant des siècles, la société locale est restée très traditionn­elle, marquée par un luthéranis­me austère. Le ministre Michelsen le reconnaît sans mal. “En tant que femme, il est sans doute difficile de vivre aux Féroé. Notre société est conservatr­ice, patriarcal­e et plus religieuse que l’europe continenta­le ou la Scandinavi­e.” Poul Michelsen a lui-même une soeur qui n’est jamais rentrée au pays après ses études, “parce que c’est une petite société, que le jugement religieux et moral y est important et qu’elle se sentait plus libre au Danemark”. Une manière de rappeler que les femmes des Féroé, aujourd’hui, n’ont plus l’intention d’accepter le sort réservé à celles des génération­s précédente­s, souvent réduites à attendre leurs hommes partis gagner leur vie au large. “Avant, il n’était pas rare que les épouses passent six mois à attendre leur mari à la maison pendant que celui-ci était en mer. Aujourd’hui, c’est différent. Plus personne n’accepte que son mari soit absent six mois et se mette minable quand il rentre à Tórshavn”, confesse Jakob, qui travaille à la municipali­té de la capitale.

Sauf les femmes du Sud-est asiatique, semblent penser les pouvoirs publics. Pour la plupart, les nouvelles arrivantes sont venues épouser des hommes vivant dans des villages dépeuplés, loin de l’agitation –certes relative– de Tórshavn, ses 20 000 habitants, sa vie culturelle et sociale. Des endroits où, selon Poul Michelsen, “plus personne ne veut vivre à part un vieux fermier”. Et des femmes asiatiques. À l’heure où les Féroé vivent un véritable exode rural, l’arrivée de cette nouvelle immigratio­n féminine permet de faire vivre les villages et les îles les plus reculés. Elles sont également perçues comme une aubaine par l’immense majorité des Féroïens, et par le gouverneme­nt en premier lieu. En plus d’être le ministre des Affaires étrangères, Poul Michelsen est l’un des principaux entreprene­urs du pays. Il emploie environ 200 personnes, dont 25% de femmes étrangères. “Nous avons 2% de chômage, un taux si bas qu’il est difficile de faire travailler les gens, dit-il. Ça ne fait rêver personne de bosser dans l’industrie du saumon. Mais il faut bien quelqu’un pour le faire”, estime-t-il. Comprendre: les Asiatiques accepterai­ent sans rechigner le “sale boulot” dont les Féroïens ne veulent plus. Althaya Slaetelid est l’une d’elles. Elle est arrivée il y a cinq ans. Elle dit qu’elle ne parvient toujours pas à apprécier le skerpikjot, cette viande d’agneau séchée par le vent pendant neuf mois, et dont l’aspect rappelle le jambon de Bayonne, alors que son goût tend plus vers le fromage de chèvre. Elle a également du mal avec la baleine, un mets dont son fils Jakob, 6 ans, est particuliè­rement friand. Althaya ne cache pas qu’au départ, elle a connu quelques difficulté­s. “En Thaïlande, tu vis dehors, tu vois les gens dans la rue. Ici, tu dois fermer les portes à cause du froid, et quand tu sors, tu ne croises personne. En hiver, le soleil se lève à 10h et se couche à 14h30. À 15h, il fait complèteme­nt noir, tu vois les étoiles. Ça déprime même les gens d’ici. Et à 16h, tout est fermé.” Mais la jeune femme s’est accrochée. Elle a trouvé un boulot de cheffe pâtissière à l’hôtel Foroyar, l’établissem­ent de luxe de Tórshavn. Deux fois par semaine, elle prend des cours de féroïen, une langue que Google Translate ne reconnaît même pas. Elle a aussi appris à apprécier le grind. Cette curieuse coutume qui consiste une fois l’an à décimer tout un banc de baleines-pilotes et qui choque partout dans le monde. “Quand Jan m’en a parlé, il m’a dit: ‘Tu vas peut-être pleurer.’ Mais ça n’est pas si terrible, cela dépend de ton point de vue, raconte-telle. Moi, j’ai vu ça comme une expérience culturelle, presque comme un documentai­re. J’allais prendre des photos, poser des questions aux gens. Ils me montraient leurs couteaux. Ça fait partie des coutumes ancestrale­s des Féroé. Alors pour moi, c’était plus intéressan­t que triste.”

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Althaya Slaetalid et son mari Jan. Trondur, Krongrak et leur fils Brandur.

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