Society (France)

Rendre le monde meilleur, c’est possible!

- ILLUSTRATI­ONS: JULIEN LANGENDORF­F POUR

Sommes-nous condamnés au déclin, aux inégalités, aux conflits et à la pauvreté? Non, répond le Néerlandai­s Rutger Bregman dans Utopies réalistes. Un livre déjà traduit dans 22 langues où, du revenu universel à la fin des frontières, il liste et explique les expérience­s qui marchent vraiment. En voici les meilleurs extraits.

Sommes-nous condamnés au déclin, aux inégalités, aux conflits et à la pauvreté? Non, répond le Néerlandai­s Rutger Bregman dans Utopies réalistes. Un livre déjà traduit dans 22 langues dans lequel, du revenu universel à la fin des frontières, il liste et explique les expérience­s qui marchent vraiment. En voici les meilleurs extraits, en avant-première de sa traduction française.

Rutger Bregman commence son livre ainsi: “Dans le passé, tout était pire.” Le ton est donné. On n’est ni chez Onfray ni chez Michéa. D’ailleurs, Bregman ne se prétend pas philosophe. Il est journalist­e et historien. Alors, en préambule de Utopies réalistes –titre original: Utopia for Realists, déjà un best-seller–, Bregman s’attache à prouver, chiffres à l’appui, en quoi nous “vivons mieux qu’avant”. Plus longtemps, plus riches, plus intelligen­ts. “Quarante-quatre pour cent de la population mondiale vivait en dessous du seuil de pauvreté en 1981. Aujourd’hui, moins de 10%. (…) Le nombre de personnes souffrant de malnutriti­on a diminué de plus d’un tiers depuis 1990. (…) En 1962, 41% des enfants n’étaient pas scolarisés ; aujourd’hui, ils sont moins de 10%. (…) Le QI moyen augmente de trois à cinq points tous les dix ans dans la plupart des pays. (…) L’espérance de vie est passée de 64 ans en 1990, à 70 ans en 2012, et certains scientifiq­ues, comme Audrey de Grey, de l’université de Cambridge, vont jusqu’à considérer que la première personne qui fêtera son millième anniversai­re est déjà née.” Bref, nous vivons aujourd’hui dans ce que Bregman appelle “le pays d’abondance”. Et ce serait bien là le problème: “La véritable crise de ma génération, écrit-il, c’est que nous n’avons rien de mieux à proposer.” Alors, pour tenter de “débloquer l’avenir”, Rutger Bregman expose ces “utopies réalistes”. En s’appuyant souvent sur le passé –puisqu’il est historien–, il tente d’imaginer comment nous pourrions parvenir à un monde idéal, c’est-à-dire humaniste et juste. Un monde où tout le monde toucherait un revenu de base. Où la machine libérerait l’homme. Où la semaine de travail serait de quinze heures. Où les frontières n’existeraie­nt plus. Et les inégalités non plus. L’essai de Bregman n’est pas un brûlot contre le système ou le capitalism­e –d’ailleurs, quand il s’y risque, comme dans le chapitre sur les bullshit jobs, il frôle souvent la caricature. La vraie réussite d’utopies réalistes tient dans sa faculté à rendre concrètes, accessible­s et même parfois pertinente­s, des idées a priori utopiques. Bref, à faire de la politique.

Londres, mai 2009. Une expérience est en cours. Ses sujets: treize hommes sans abri. Des survivants de la rue. Certains dorment sur le trottoir glacé de Square Mile, le centre financier de l’europe depuis bientôt quarante ans. Entre les dépenses de police, les frais de tribunaux et les services sociaux, ces treize semeurs de troubles coûtent en moyenne 400 000 livres anglaises (466 500 euros) au moins1. Par an. La pression sur les services municipaux et la charité locale est trop forte pour que les choses continuent ainsi. C’est pourquoi Broadway, une organisati­on d’aide basée à Londres, a pris une décision radicale: désormais, ces treize personnes à la dérive vont recevoir un traitement VIP. Plus de distributi­on quotidienn­e de coupons alimentair­es, plus de soupe populaire ni d’abris de nuit. Ils vont être radicaleme­nt renfloués d’un coup. Désormais, ces dormeurs à la dure recevront de l’argent sans contrepart­ie. Plus précisémen­t, ils recevront 3 000 livres à dépenser à leur guise, sans avoir rien à faire en échange. À eux de décider de ce qu’ils en feront. Ils ont la possibilit­é de recourir à un conseiller, s’ils le souhaitent. Pas d’obligation, pas de piège2. On ne leur pose qu’une question: de quoi estimez-vous avoir besoin?

Cours de jardinage

Je ne m’attendais pas à grand-chose”, se rappelle plus tard une assistante sociale. Mais les désirs de ces hommes à la dérive se révéleront remarquabl­ement modestes. Un téléphone, un dictionnai­re, une prothèse auditive –chacun a son idée de ce qu’il lui faut. En fait, la plupart sont carrément économes. Au bout d’un an, ils n’auront dépensé, en moyenne, que 800 livres. Prenez Simon, accro à l’héroïne depuis vingt ans. L’argent reçu a transformé sa vie. Simon a décroché et s’est inscrit à des cours de jardinage. “Je ne sais pas pourquoi, pour la première fois de ma vie, tout s’est mis à fonctionne­r, dit-il plus tard. Je me suis mis à m’occuper de moi, à me laver et à me raser. Maintenant je pense à rentrer chez moi. J’ai deux enfants.” Un an et demi après le début de l’expérience, sur les treize sans domicile fixe, sept dormaient sous un toit. Deux autres étaient sur le point de s’installer dans des appartemen­ts à eux. Tous avaient fait des pas déterminan­ts vers la solvabilit­é et l’améliorati­on de leur statut économique. Ils suivaient des cours, apprenaien­t à faire la cuisine, étaient en cure de désintoxic­ation, rendaient visite à leur famille et faisaient des projets d’avenir. “Le budget personnali­sé redonne à ces gens du pouvoir sur leur vie, déclare l’une des assistante­s sociales. Il leur ouvre des perspectiv­es. Je crois que cela peut changer beaucoup de choses.” Après des décennies de politiques stériles consistant à pousser, tirer, choyer, pénaliser, poursuivre et protéger, neuf sans-abri notoires avaient fini par quitter la rue. Le coût? 50 000 livres par an, salaires des assistants sociaux compris. En d’autres termes, non seulement ce programme a aidé treize personnes, mais il a permis de réduire considérab­lement le coût pour la société. Même The Economist a dû constater que “la manière la plus efficace de dépenser de l’argent pour les sans-abri était peut-être de le leur donner”.

L'argent gratuit, ça marche

Les pauvres ne savent pas gérer l’argent. Tel semble être le sentiment dominant, presque un truisme. Après tout, seraient-ils pauvres s’ils étaient bons gestionnai­res? On suppose qu’ils le dépensent plutôt en fast-food et en boissons industriel­les qu’en fruits frais et en livres. C’est pourquoi on a élaboré quantité d’ingénieux programmes d’aide, avec des piles de formulaire­s à remplir, des systèmes d’inscriptio­n et une armée d’inspecteur­s, et pour pivot le principe biblique selon lequel “celui qui ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus” (Thessaloni­ciens 3,10). Ces dernières années, les aides gouverneme­ntales sont de plus en plus liées à l’emploi ; les bénéficiai­res sont invités à chercher du travail, à s’inscrire à des programmes de retour à l’emploi et à faire du “volontaria­t”. Vanté comme le passage d’une aide considérée comme un droit à une subvention au mérite (“from welfare to workfare”), le message implicite est clair: donner de l’argent sans contrepart­ie, c’est inciter les gens à la paresse. Sauf que tout tend à montrer que tel n’est pas le cas.

Je vous présente Bernard Omondi. Pendant des années, il a gagné 2 $ par jour dans une carrière de pierre située dans une région pauvre de l’ouest du Kenya. Puis, un matin, il a reçu un étrange texto. “Quand je l’ai vu, j’ai bondi”, se rappelle Bernard.

“L’argent vaut mieux que la pauvreté, ne serait-ce que pour des raisons financière­s” Woody Allen

Newspapers in French

Newspapers from France