Society (France)

Roxane Varza, madame “Station F”

Roxanne Varza, 32 ans, dirige aujourd’hui Station F, le plus grand “campus de start-up” du monde, installé grâce aux 250 millions d’euros investis par Xavier Niel dans l’ancienne Halle Freyssinet, à Paris. Le 29 juin dernier, jour de l’inaugurati­on, alors

- PAR VICTOR LE GRAND ET THOMAS PITREL PHOTOS: SAMUEL KIRSZENBAU­M POUR SOCIETY “Tout le monde est obsédé par les start-up et l’argent en Californie. Beaucoup disent: ‘Je vais bosser deux ou trois ans, vendre ma boîte et ce sera terminé pour moi.’ Je n’ai

Elle a été placée par Xavier Niel à la tête du plus grand incubateur de start-up du monde, installé à la Halle Freyssinet, à Paris. Et elle le clame haut et fort: il ne s’agit pas de refaire le coup de la Silicon Valley. Mais quoi, alors? Interview.

Vos parents sont arrivés d’iran après la révolution de 1979. Vous avez grandi aux États-unis dans le monde post-11-septembre. Avez-vous noté un changement dans la façon dont on vous regardait après cet évènement? Le 11 septembre 2001 au matin, quand je me suis levée, mon père m’a dit: ‘Attention Roxanne, tu n’auras peut-être pas école aujourd’hui, car quelque chose vient de se passer.’ J’y suis finalement allée mais en cours, c’était le silence total. On est restés scotchés devant la télévision. Les jours qui ont suivi, un peu comme ce qu’on a vécu en France après les attentats de Charlie Hebdo, les gens étaient plus unis. On voyait beaucoup de drapeaux, mais ce n’était pas tellement de la fierté nationale, plutôt une manière de dire: ‘On est une famille.’ Et puis, très rapidement, les mentalités ont changé. Les gens ‘comme moi’ sont devenus ‘l’axe du mal’. Je me souviens d’un cours d’histoire lors duquel le professeur nous a demandé comment notre pays devait réagir, selon nous. Un élève a levé la main: ‘Je pense qu’il faut tuer tout le monde dans les pays du Moyen-orient!’ La prof a dit: ‘OK, suivant.’ Comme ça, sans relever. Ça m’a beaucoup choquée.

En 2006, vous faites un an d’échange à Bordeaux dans le cadre de vos études. Vous dites avoir été marquée par les manifestat­ions étudiantes contre le CPE. Pourquoi? Avant ça, j’étais en fac à Los Angeles et, alors qu’on était en pleine guerre avec l’irak, personne ne voulait manifester. En revanche, si vous augmentiez le prix des places de parking de quelques cents, tout le monde était là! En France, j’ai halluciné quand j’ai vu des masses de personnes manifester, même la nuit, bloquer les écoles. J’ai trouvé ça intéressan­t de voir que quand les gens croient en une cause, ils se mobilisent. Je suis rentrée aux États-unis en me disant qu’il fallait faire quelque chose, contre la guerre notamment, ou encore pour soutenir un étudiant d’origine étrangère qui avait été victime de délit de faciès. Mais finalement, la plus grosse manif que j’aie vue, il devait y avoir 40 personnes.

On peut faire grève dans la Silicon Valley? Vous pouvez faire des mini grèves mais il ne faut pas bloquer la voie publique…

Après vos études, vous êtes partie à San Francisco travailler pour Business France, où vous deviez justement convaincre les entreprise­s de la Silicon Valley de s’installer en France. C’était dur? Oui, j’ai eu droit à tous les clichés sur la France: les 35 heures, les grèves, les manifs, les séquestrat­ions de patrons. Les gens de la Silicon Valley avaient l’impression qu’il n’y avait rien ici. Et effectivem­ent, quand je suis arrivée en 2009, il n’y avait pas grand-chose: quelques start-up, un peu d’investisse­ment, mais rien à voir avec aujourd’hui. Ce qui est drôle, c’est que j’avais 20 ans, pas de vraie expérience en France, et les gens me disaient: ‘Qu’est-ce que vous faites ici si vous aimez autant la France?’ Je n’avais pas vraiment de réponse, donc au bout d’un moment, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir. C’est pour ça que j’ai décidé de revenir ici faire un master de politique économique. C’est là que j’ai découvert le milieu des start-up françaises.

Vous avez été rédactrice en chef de la version française de Techcrunch, un site spécialisé sur les start-up, et son fondateur, Michael Arrington, vous poussait à faire du french bashing. Pourquoi? Parce qu’il était ouvertemen­t anti-français et qu’il aimait la polémique. Il allait chercher uniquement les histoires de boîtes françaises qui avaient des difficulté­s pour pouvoir dire: ‘Tenez, encore une boîte française qui ne marche pas.’ Alors qu’il y avait des centaines de start-up qui levaient de l’argent! À chaque fois que j’écrivais sur une start-up en France, il me disait: ‘Rajoute que ça ne marche pas bien, qu’il y a un petit problème.’ Alors que moi, je pensais qu’il fallait défendre la France. Je n’ai jamais fait de french bashing, même quand on m’a demandé de le faire.

Qu’est-ce qui est si intéressan­t, en France? La mentalité est assez différente de ce que je peux voir à San Francisco. Là-bas, il y a un effet pervers, tout le monde est obsédé par les start-up et l’argent. Beaucoup disent: ‘Je vais bosser deux ou trois ans, vendre ma boîte et ce sera terminé pour moi.’ Je n’ai jamais entendu ce type de discours en France –pas pour le moment, en tout cas. Et puis, on ne peut plus parler d’autre chose que de tech là-bas. Même votre vie perso est régie par des applicatio­ns sur votre téléphone. Quand j’y suis retournée en décembre dernier, mes amis étaient sur leur téléphone 100% du temps, et ça ne choquait personne. Ce n’est pas paradoxal de dire ça et de faire Station F, qui risque d’amener le même type de raisonneme­nts à Paris? Station F encourage évidemment l’entreprene­uriat, mais on ne veut pas faire du ‘100% tech’. Quand on a monté le projet, on a sondé énormément de start-up qui nous disaient qu’elles ne voulaient pas avoir que des workshops, mais aussi écouter des philosophe­s, écrivains ou artistes lors de conférence­s. Il faut mélanger tous les univers, c’est ce qui nourrit la créativité. Je ne veux pas que les start-uppers se retrouvent à faire des burn-out ou des digital detox comme aux États-unis.

L’un des gros problèmes de la Silicon Valley aujourd’hui, ce sont les loyers. Les gens sont obligés d’aller vivre à deux heures de route de leur lieu de travail parce que la concentrat­ion de riches startupper­s a fait exploser les prix de l’immobilier… J’ai moi-même des amis profs, ou d’autres qui travaillen­t dans les hôpitaux de San Francisco, et qui ne peuvent plus vivre dans la ville où auparavant, les loyers étaient abordables. C’est un des effets pervers dont je parlais à propos de la Silicon Valley.

Comment éviter ça? Je ne sais pas mais nous, on va proposer près de 600 logements aux start-uppers, pas chers, à Ivry-sur-seine. On est donc conscients du problème. Et puis on essaie vraiment d’encourager la diversité, la mixité, dans tous les aspects de

Station F. Faire venir des étrangers, encourager les femmes à créer leur entreprise, encourager aussi les personnes venant de milieux défavorisé­s ou moins privilégié­s. On est en train de monter un programme pour expliquer que l’on n’a pas besoin d’avoir un MBA ou d’avoir fait une école de commerce pour monter sa start-up. Vous pouvez être réfugié, pas diplômé, et monter votre boîte sans problème. Il suffit juste d’avoir une idée, un projet, et d’être bien entouré.

Vous nous promettez qu’il n’y aura pas de bus Station F, comme il y a des bus Google à San Francisco? Pour l’instant, ce n’est pas dans nos plans. J’ai entendu dire que là-bas, les gens jetaient des pierres dessus… Je vous assure que le but est de ne surtout pas ressembler à la Silicon Valley.

Même quand Emmanuel Macron parle de ‘start-up nation’? Bien sûr. L’idée n’est pas de renforcer les inégalités, au contraire. Et fort heureuseme­nt, le nombre de millionnai­res au mètre carré ici n’a rien à voir avec celui de San Francisco. Je suis pour plus de flexibilit­é, mais heureuseme­nt, il y a, ici, au niveau culturel, structurel, des garde-fous, comme par exemple le contrat de travail. Je me réjouis qu’il existe, en France, certaines règles pour protéger les salariés.

Les scandales sexistes se multiplien­t actuelleme­nt dans la Silicon Valley. Pourquoi ce monde est-il si macho? C’est un monde où le business a tellement de pouvoir que les gens cherchent toujours un modèle qui marche. S’ils ont vu cartonner une start-up fondée par un homme qui a fait un MBA à Stanford, ils vont répliquer ce modèle, et donc ne vont être financées en priorité que les start-up fondées par des hommes ayant fait un MBA à Stanford. J’ai entendu ce raisonneme­nt, ce n’est pas de la fiction. Et c’est un cercle vicieux parce que du coup, on ne prend pas de risques, on n’investit pas dans d’autres profils. Mais encore une fois: la situation n’est vraiment pas la même en France.

C’est-à-dire? Les rares fois où j’ai vécu des expérience­s où l’on me disait: ‘T’es une femme, tu ne comprends pas’, c’était aux États-unis ou avec des Américains. Il y a beaucoup plus de femmes dans les fonds d’investisse­ment en France, ce qui encourage aussi plus de femmes à venir chercher des financemen­ts pour créer leur entreprise. À Station F, on n’a pas vraiment eu à faire d’efforts: sur un de nos programmes, qui réunit 200 start-up, 40% sont fondées par des femmes. On n’est pas encore à 50%, mais c’est au-dessus de la moyenne, et ça s’est fait naturellem­ent.

“Quand j’étais chez Techcrunch, on me faisait toujours des démonstrat­ions d’appli sur les chaussures ou le shopping. Des clichés de femme”

Néanmoins, il y a seulement 9% de femmes à l’école 42 de Xavier Niel, alors que c’est ouvert à tout le monde. Pourquoi? J’ai une associatio­n qui encourage les femmes dans la tech, on avait monté des cours d’initiation au code ouverts à n’importe qui, gratuits, délivrés par une femme, et on a reçu 80% d’inscriptio­ns féminines. Donc elles ne manquent pas d’intérêt pour le sujet. Le retour qu’on a eu, c’est que le fait d’avoir une femme qui enseigne change tout ; elles sont parfois plus à l’aise pour poser leurs questions. Et puis on peut avoir l’impression que telle école est faite pour les mecs, qu’il n’y a pas de place pour les femmes. C’est une histoire d’image, plus que d’intérêt pour le sujet.

Ça n’a jamais été compliqué pour vous en tant que femme dans la tech? Non, mais quand j’étais chez Techcrunch, on me faisait toujours des démonstrat­ions d’applis sur les chaussures ou le shopping. Des clichés de femme, comme si je n’allais pas comprendre le produit si on n’utilisait pas ces exemples-là…

À Palo Alto, il y a eu plusieurs vagues de suicides d’adolescent­s, souvent expliqués par la culture de la performanc­e dans le milieu des start-up. Ce côté ‘tu dois travailler 90 heures par semaine si tu veux réussir’, ce n’est pas destructeu­r? Très sincèremen­t, je pense que la culture est en train de changer. On trouve de tout dans le milieu des start-up. Des gens qui pensent que c’est bien de travailler sans arrêt, mais aussi une tendance qui va vers la déconnexio­n. On commence à prendre conscience qu’il ne faut pas être connecté en permanence. Par rapport aux suicides à Palo Alto, quand je suis rentrée la dernière fois en Californie, il y avait des gens assis à côté des rails. Leur mission: vérifier qu’il n’y ait pas un étudiant tenté de se jeter sous le prochain train. Flippant. Tout ça vient de la pression de la vallée. Là-bas, des gens sortent de l’école et trouvent un super boulot directemen­t, donc si ce n’est pas ton cas… Et puis, beaucoup d’enfants ont des parents chercheurs à Stanford, d’autres ont réussi dans le business… Il y a énormément de pression parce qu’on est entourés de gens qui réussissen­t. C’est assez dur de trouver sa place.

Vous avez voté lors de la dernière élection présidenti­elle américaine? Oui, par procuratio­n. Ma mère a voté à ma place pour la candidate écologiste, que je n’avais pas choisie. Moi, j’aurais voté Clinton, mais elle a fait ce qu’elle a voulu (rires).

L’élection de Trump aux États-unis, ou le Brexit en Grandebret­agne, ne sont-ils pas finalement une chance pour la France? Bien sûr! Beaucoup de start-up qui postulent à Station F nous disent que Trump, le Brexit ou les loyers de la Silicon Valley font qu’elles regardent d’autres endroits pour innover. L’arrivée d’emmanuel Macron joue aussi beaucoup puisqu’elle fait rayonner un peu la France au niveau business. C’est pour nous une opportunit­é énorme. Je l’avais rencontré alors qu’il était secrétaire général adjoint à l’élysée, en 2013. C’est quelqu’un qui maîtrise notre langage, qui parle très bien l’anglais et qui semble technophil­e. Il sait comment nous parler. Je pense qu’une grande majorité des gens de la tech française ont voté pour lui.

Et quand il dit, lors de l’inaugurati­on de Station F, que les gares sont des endroits où l’on croise ‘des gens qui réussissen­t et des gens qui ne sont rien’, comment réagissez-vous? Je comprends évidemment pourquoi cela a fait polémique. Je suppose qu’il a voulu dire qu’il y a des gens qui sortent de différents milieux, de différents parcours, mais il s’est un peu mal exprimé.

Vous aimeriez faire de la politique, vous? Il y a quelques mois, je vous aurais sans doute répondu oui. Mais aujourd’hui, non, je ne pense pas. Je participe à des groupes de travail sur les sujets numériques et politiques au Conseil national du numérique, mais aussi à la Commission européenne. Ce sont des processus et des environnem­ents qui ne bougent pas assez vite. On est beaucoup dans la réflexion, dans l’analyse, la théorie. Ce n’est pas assez concret pour moi.

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Vous êtes née dans la Silicon Valley. Vous vivez au contact des nouvelles technologi­es depuis toujours? Oui et non. Mon père était ingénieur informatiq­ue, il a rapidement essayé de me montrer comment fonctionne un ordinateur, mais je m’en fichais...
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