Society (France)

C’est marqué La Poste

C’est bien connu: on ne vieillit pas bien en France. Si l’espérance de vie s’allonge, vieillir coûte cher et demande le soutien de ses proches –qui, en plein été, sont peut-être en vacances en Corse. Dans cette lutte contre l’isolement, un acteur inattend

- PAR HÉLÈNE COUTARD / ILLUSTRATI­ONS: HECTOR DE LA VALLÉE POUR SOCIETY

Cela s’appelle VSMP, pour “Veiller sur mes parents”. Un nouveau service proposé par La Poste, qui consiste à demander au facteur de s’arrêter un peu pour parler avec votre grand-mère quand il fait sa tournée. Moyennant de l’argent. Polémique assurée.

Rue Arthur-rimbaud, en bas d’une barre d’immeubles de Saint-denis. Rachid sonne à l’interphone, une fois, deux fois. “Ah, ça marche pas”, souffle-t-il. C’est mercredi matin, les rues sont vides. Le jeune trentenair­e attrape son téléphone. “Allô! Madame Noiron, c’est Rachid.” Il élève la voix. “Oui, c’est Rachid! L’interphone ne marche pas, vous pouvez m’ouvrir la porte?” Madame Noiron s’absente. Il chuchote: “Elle a besoin d’un peu de temps pour aller jusqu’à la porte.” Celle-ci finit par s’ouvrir sur un ascenseur en panne. Rachid s’adapte, file à pied au septième étage, pousse la porte déjà ouverte. Monique Noiron, 76 ans, est là, au fond d’un petit deux-pièces encombré. Les murs sont recouverts de photos de famille, la télé allumée sur Les Z’amours. De lourds rideaux rouges entourent la fenêtre, laissant passer un unique et maigre faisceau de lumière. “Vous allez bien aujourd’hui?” demande Rachid. Monique va bien. Elle est un peu fatiguée, elle a un peu mal au dos, elle aurait d’ailleurs bien besoin de voir un kiné. Rachid le note dans son smartphone. Puis, il lui demande si tout est en règle avec les chèques qu’il l’a aidée à faire la semaine précédente, décroche le téléphone à sa place quand il sonne, lui explique comment envoyer un recommandé. Surtout, Rachid écoute Monique. La vieille dame, à la retraite après une vie à vendre des

crêpes à côté du métro Basilique-de-saint-denis, sort peu. Pour marcher, elle a besoin de l’aide d’une canne. Mais elle aime parler, blaguer, se souvenir. Alors, Rachid l’écoute. Mais Rachid n’est pas son petit-fils ni son neveu: c’est le facteur. Chaque mercredi, à 11h, il passe la voir. C’est aussi lui qui a installé le boîtier relié à Europ Assistance, que Monique peut enclencher en appuyant sur un bouton quand elle a un problème. Elle en fait la démonstrat­ion. En quelques secondes, un homme lui répond: “Bonjour Madame Noiron, comment puis-je vous aider?” Monique rigole, fait rire Rachid, puis raccroche. Le facteur a terminé sa visite pour aujourd’hui. Il tapote sur son smartphone, coche des cases, fait signer sa cliente. Puis il dit au revoir. Et vérifie deux fois sur le palier que la porte est bien fermée. “Elle ferme pas bien.”

Le SMS envoyé par le smartphone profession­nel de Rachid arrivera sur le portable de “la personne contact” choisie par Monique, en l’occurrence son aide-ménagère. Il contient les dernières infos sur l’état de santé de la vieille dame, résume ses besoins immédiats. Ce service, baptisé par La Poste “Veiller sur mes parents” (VSMP, dans la France des acronymes), coûte à Monique 19,99 euros par mois pour une visite par semaine –le service propose jusqu’à six visites hebdomadai­res pour 139,90 euros. À La Poste, on est très content de cette innovation. Éric Baudrillar­d, directeur du nouveau service, présente son bébé: “C’est un service qui contribue au bien vieillir à domicile, et qui fonctionne en trois dispositif­s: la visite du facteur, qui a été formé, à une fréquence choisie par le client ; puis de la téléassist­ance avec le boîtier d’europ Assistance ; et enfin un service de mise en relation avec des profession­nels qualifiés en cas de besoin de petits dépannages à domicile.” Cette assistance multiusage, cela faisait un moment que Monique l’attendait. “Une fois, je suis tombée et suis restée trois heures comme ça, toute seule par terre. La téléassist­ance, les visites, ça me rassure, c’est une sécurité.” Et puis, avec une famille qui n’habite pas la région et dont elle ne veut pas tellement parler, Monique se sent souvent seule. “Il y a des semaines où je ne vois personne, alors que quand je travaillai­s, j’avais un contact humain. Aujourd’hui, je commande mes courses ou je demande à mon aide-ménagère de me les monter. D’ailleurs, Rachid, faut demander au nouveau petit facteur gentil de me monter le courrier jusqu’au septième, d’accord?” Rachid acquiesce –c’est lui qui a formé le “petit facteur gentil” pour l’été– et se souvient de sa première rencontre avec Monique. “Madame Noiron a téléphoné à La Poste parce que quand elle recevait un colis, elle n’avait pas le temps d’atteindre l’interphone que le facteur était déjà parti. On a discuté, elle m’a dit qu’elle était toute seule. C’était en mai, le service VSMP venait d’être lancé, alors je l’ai mise en relation avec ma commercial­e et en juin, j’ai fait une première visite chez elle. On a bu un Coca, on s’est bien entendus!” En réalité, Monique est comme une personne âgée sur quatre en France: seule. D’après un rapport de la Fondation de France publié en 2014, cinq millions de Français vivraient aujourd’hui “sans relations sociales”. Un chiffre qui a augmenté d’un million en cinq ans. Et qui ne risque pas de diminuer puisqu’en 2027, un tiers de la population française sera âgée de plus de 65 ans. À Saint-denis, Monique s’inquiète. Avec une retraite de 1 092 euros et un loyer de 570, les 20 euros mensuels demandés par La Poste ne sont pas négligeabl­es. Or, elle a “entendu dire” que le tarif allait augmenter. Rachid se tortille sur sa chaise. Effectivem­ent, à partir du 1er janvier 2018, la visite du mercredi coûtera 40 euros à la vieille dame.

Marchandis­ation du lien social

“Les relations humaines, ce sont deux personnes à égalité, qui se choisissen­t. L’isolement social, ça ne se règle pas en payant.” C’est peu dire qu’isabelle Sénécal, porte-parole des Petits frères des pauvres, est en colère contre VMP. Pour une raison simple. Si, selon elle, l’engagement de La Poste envers les personnes âgées est louable, il ignore une donnée importante: “On sait que l’isolement et la précarité sont liés, ce qui veut dire que les personnes les plus isolées sont celles qui ne pourront pas payer le service.” Chez les syndicats postiers et sur les réseaux sociaux, même “malaise”: le sentiment que La Poste capitalise sur la relation de confiance historique entre les Français et leurs postiers –le facteur est leur deuxième personnali­té préférée, après le boulanger– pour facturer un service qui relève du bon sens et de la bienveilla­nce naturelle. Une “marchandis­ation du lien social” qui fait bondir Elyse

“Une fois, je suis tombée et suis restée trois heures comme ça, toute seule par terre. Les visites, ça me rassure” Monique, 76 ans, cliente de VSMP

“Monétiser le lien social, c’est ne plus s’arrêter que chez les gens qui payent et cela revient à plonger les précaires dans encore plus de précarité” Elyse, ancienne postière

Khamassi. Cette jeune Creusoise a travaillé plusieurs étés à La Poste. Pour elle, l’isolement social, la solidarité, les rapports humains, ne sont pas “des concepts concoctés par des managers sortis d’école de commerce”: c’est le quotidien des facteurs depuis toujours. “En Creuse, il y a ‘l’heure du facteur’, explique-t-elle. Pour beaucoup de personnes âgées dans cette région où il y a des maisons, des fermes, extrêmemen­t isolées, La Poste, c’est non seulement le seul lien social qui reste, mais c’est aussi le seul représenta­nt de l’état encore présent. Il y a des personnes qui s’abonnent à des journaux juste pour que le facteur passe tous les jours. Parce que c’est un membre de la famille et que s’il y a quelque chose d’anormal, il va le remarquer tout de suite.” Lors de ses tournées, la jeune fille s’arrêtait fréquemmen­t chez l’habitant, pour un café ou une grenadine, écoutait les dernières histoires, rendait de menus services. Quand il faisait chaud, certaines personnes l’attendaien­t près de la boîte aux lettres avec une bouteille d’eau fraîche à la main. Souvent, elle était la seule personne à qui ces gens parlaient dans la journée, voire dans la semaine. “Quand je m’arrêtais cinq minutes chez quelqu’un le lundi, le mardi, je faisais juste un peu la conversati­on et je restais un peu plus longtemps chez quelqu’un d’autre, parce que sinon, les autres sont complèteme­nt délaissés. Monétiser ça, dit-elle, c’est ne plus s’arrêter que chez les gens qui payent et cela revient à plonger les précaires dans encore plus de précarité. Le facteur est investi d’une mission de service public.” Une mission quelque peu oubliée par la maison mère, où, depuis 2010 et le passage au statut d’entreprise à capitaux publics, la direction aurait commencé à faire passer de nouvelles directives: ne pas rester trop longtemps chez les gens, distribuer le courrier, et rien d’autre.

Tout cela fait bien rire Patrice Brillouet, syndicalis­te en Loire-atlantique. VSMP lui rappelle un peu “l’hurluberlu qui voulait que les postiers fassent pressing et promènent les chiens!” Après 30 ans de distributi­on de courrier –et 18 morsures– Patrice connaît bien le métier. “On réclame depuis des années la reconnaiss­ance du rôle social du facteur, dit-il. Humainemen­t, c’est impossible de distribuer le courrier et de partir en courant.” Pour lui, “VSMP récupère cette relation privilégié­e, mais pour la commercial­iser”. Le syndicalis­te a, en outre, des choses à dire sur la façon dont le service s’est mis en place. “La formation que doivent suivre tous les postiers se fait sur Internet en trois heures…” Elyse aussi se souvient de ce que ses amis facteurs dans la Creuse lui ont rapporté de cette formation éclair: “On m’a décrit des conseils du genre: ‘Ne criez pas sur une personne âgée’ ou ‘Si la personne s’agrippe trop à vous, gardez vos distances’.” Du côté de La Poste, on est conscient des critiques, et on estime qu’il faut “du temps, de la pédagogie et du dialogue”. Mais les accusation­s de marchandis­ation du lien social, Éric Baudrillar­d les rejette en bloc: “VSMP, ce n’est pas juste échanger quelques mots, c’est un service très organisé, avec l’apport d’europ Assistance et la mise en relation avec des profession­nels qu’il n’y avait pas dans les précédente­s versions, et c’est surtout un service qui s’inscrit dans un marché ouvert à la concurrenc­e. La Poste a étudié cette concurrenc­e et a adapté ses tarifs en conséquenc­e.” Il est vrai que la “Silver Économie”, ou le business des seniors, est un marché en pleine expansion. D’autant plus qu’avec un tarif moyen de 2 200 euros par mois, les places en maison de retraite sont chères –et rares– en France. Éric Baudrillar­d ne s’en cache pas, et assume le projet de La Poste de “se positionne­r sur le marché stratégiqu­e des services à domicile avec l’ambition de devenir la première entreprise de proximité humaine”. Il cite les 73 000 facteurs répartis sur l’ensemble du territoire. “On est extrêmemen­t légitimes pour se placer sur ce domaine de diversific­ation.” Et qu’importe que VSMP soit pour l’heure un succès plus que mitigé –si 40 000 facteurs sont désormais prêts à se mettre au service d’une personne âgée, seules 1 200 inscriptio­ns ont été enregistré­es. La Poste pense déjà à la suite. Début juillet, le groupe lançait ainsi à Marseille, en partenaria­t avec le groupement d’officines Pharmabest, un tout nouveau service de livraison de médicament­s à domicile. La cible: les personnes âgées toujours, mais aussi les dix millions de Français souffrant de maladies chroniques. Ce ne sera pas gratuit.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France