En Chine, des nains en vitrine
Cela se passe dans le Sud de la Chine: un parc à thème où les gens payent pour venir voir des nains chanter, danser et se déguiser. Cruauté ultime ou initiative humaniste? On est allé voir.
Il paraît que Frank Sinatra faisait pareil. Que lui aussi, avant de monter sur scène, fumait une cigarette seul dans sa loge et évitait de se regarder dans le miroir. Il ne dérogeait jamais à ce rituel, dit-on. Zhong-you Cheng ne sait pas si cette histoire est vraie. Mais l’anecdote continue de l’amuser à chaque fois qu’il s’en grille une avant un concert, en esquivant autant que possible son reflet. Comme Sinatra, Zhong-you Cheng est chanteur. Ils se classent dans la même catégorie d’interprètes à la voix suave et enjôleuse que l’on appelle crooners. Les deux hommes partagent en outre certaines habitudes vestimentaires: une prédilection pour les costumes blancs et le souci d’agrémenter leur mise d’un ou deux détails charmeurs. Pour Sinatra, c’étaient le chapeau de feutre et la pochette de costume ; pour Zhong-you Cheng, une rose en plastique qu’il tient à la main et que, parfois, il accroche à la boutonnière. Voilà pour la panoplie. Côté mensurations en revanche, les deux hommes divergent. Zhong-you Cheng mesure 84 centimètres. Quand il entre sur scène, les spectateurs se marrent. Ils rient de ce corps infirme et rabougri, pendant qu’il fredonne des chansons qui parlent d’amour et de rupture en fermant les yeux, les mains fiévreusement agrippées au micro. À la fin, le public range ses moqueries et l’applaudit. Zhong-you Cheng remercie, salue la centaine de spectateurs et file dans les loges. “Ça se passe comme ça à chaque fois, dit-il. Les gens rigolent et à la fin, ils m’applaudissent. C’est un sentiment génial que tout le monde n’a pas la chance de connaître.”
Comme Zhong-you Cheng, ils sont environ 80 chanteurs, danseurs ou comédiens à être employés à plein temps dans le Royaume des nains. Le parc d’attractions se trouve dans la province du Yunnan, à la sortie de la ville de Kunming, au sommet d’une colline et au bout d’une route qui serpente dans une campagne rocailleuse. Le lieu ressemble à une forteresse, ceinturée de rondins de bois. À l’intérieur, des gradins se déversent en pente douce vers une scène légèrement surélevée. C’est ici que bat le coeur du parc. Tous les jours, à 11h et 15h, retentit la musique de lancement du spectacle. Quelques notes sucrées d’une comptine pour enfants accompagnent l’entrée en piste de quinze danseuses. Vêtues de robes rouges, elles se trémoussent sur une chorégraphie à l’amateurisme de kermesse d’école. Puis, sur un morceau de dance médiévale façon Era, une vingtaine d’hommes déguisés en chevaliers, avec casque à pointe et lunettes de soleil, dévalent les escaliers pour envahir la scène. Ils brandissent leur bouclier vers le ciel et pointent leur épée en direction d’un roi, qui avance lentement, une couronne en plastique ornant sa perruque rousse. Il n’y a pas vraiment de lien ni de cohérence. Le seul trait commun aux différents numéros, c’est la taille des acteurs. Tous mesurent entre 84 centimètres et 1,23 mètre. La plupart sont atteints de nanisme, d’autres souffrent de malformations ou de maladies congénitales. Difficile, face à un tel spectacle, de savoir où ranger ses émotions. Est-ce de la gêne? De la pitié? Du voyeurisme? Ou rien de tout ça? La majorité des spectateurs ne s’encombre pas de pudeur. Dans les travées,