Society (France)

"ETRE PAUVRE, C'EST UNE CHARGE ,MENTALE QUI NE DISPARAIT JAMAIS"

Eldar Shafir est scientifiq­ue du comporteme­nt et professeur de psychologi­e à l’université de Princeton. Il a longuement étudié les mécanismes psychologi­ques de la misère et en tire une conclusion: notre système de lutte contre la pauvreté est à repenser t

- – ANTHONY MANSUY

Vous avez étudié les conséquenc­es de la rareté et du manque sur le comporteme­nt humain. Comment

avez-vous procédé? Nous sommes partis d’un lieu commun assez peu politiquem­ent correct: les pauvres se plantent plus souvent que les riches. Dans le cadre d’une de nos expérience­s, nous avons sélectionn­é des sujets pauvres et d’autres plus riches, que nous avons placés dans un environnem­ent socialemen­t neutre afin de les soumettre à des tests censés jauger leur capacité à prendre de bonnes décisions. Les deux classes sociales ont obtenu des résultats similaires. Ensuite, nous avons placé les sujets socialemen­t défavorisé­s dans des situations communes, où ils devaient jongler avec plusieurs problèmes à la fois, et ils ont obtenu des résultats bien plus faibles. Ce qui nous permet d’avancer l’idée que le succès n’est pas tant une affaire de caractère que de situation sociale. Parce que quand vous êtes pauvre, vous passez un temps fou à gérer votre pauvreté. C’est quasiment un boulot à plein temps.

C’est ce que vous appelez la

‘bande passante mentale’? Ce terme désigne la somme de l’attention qu’un individu peut déployer pour gérer simultaném­ent des problèmes. Comme un ordinateur. Notre système cognitif est très limité, bien plus que nous le pensons. Voilà pourquoi nous avons basé notre réflexion autour du concept de rareté, et pas seulement de la pauvreté. Que vous soyez pauvre, que vous ayez énormément de travail ou que vous ayez une soif terrible, une part importante de vos facultés mentales est allouée à l’extraction de cette situation de manque. Celui d’une ressource vitale handicape ceux qui en souffrent, et en conséquenc­e, la part de ‘bande passante’ allouée au reste de leurs problèmes se réduit. Ce qui transforme les gens en mauvais gestionnai­res. Par exemple, si je vous demande de retenir deux chiffres, vous n’éprouverez aucun problème à le faire. En revanche, si je vous demande d’en retenir sept et de ne surtout pas les oublier, vous dépenserez une somme d’énergie mentale qui vous empêchera d’accomplir d’autres tâches en parallèle. J’ai précisémen­t mené une expérience avec cet exercice sur des sujets, et ils finissaien­t par manger moins sain, remarquaie­nt moins les gens déguisés en clown à côté d’eux, etc. Parce qu’ils étaient obnubilés par leur mission. Être pauvre, en un sens, c’est comme devoir mener sa vie avec la peur d’oublier ces sept chiffres. C’est une charge mentale qui ne disparaît jamais. Ce qui signifie que la pauvreté engendre la pauvreté… Effectivem­ent. Lorsque vous avez des décisions urgentes à prendre, vous avez davantage de chances de faire des erreurs. Et ces erreurs –puisque vous êtes pauvre– ont des conséquenc­es plus graves. Par exemple, si vous êtes distrait par un souci quelconque et que vous oubliez de payer le parking, vous écopez d’une amende. Une personne relativeme­nt aisée peut s’acquitter de l’amende et poursuivre le cours de sa vie. En revanche, lorsqu’une personne défavorisé­e doit payer une amende, c’est toute sa semaine, voire son mois, qui est bouleversé. Il lui faut contracter un prêt, ce qui signifie payer par la suite des intérêts. Un seul petit caillou peut enrayer la machine, et entraîner une personne en difficulté dans une spirale infernale.

Diriez-vous que les politiques sociales et économique­s de nos pays occidentau­x prennent ces paramètres

psychologi­ques en compte? Non, et elles ont d’ailleurs tendance à les empirer. De nombreuses études montrent que plus vous mettez de barrières –des pénalités de retard, des taux d’intérêts prohibitif­s, des contrôles intempesti­fs, des visites obligatoir­es dans des bureaux situés loin du lieu d’habitation–, plus la situation des gens se dégrade. À force de franchir des obstacles, vous finissez forcément par trébucher. Avez-vous une idée de la meilleure manière de régler ce problème? Nous pourrions commencer par rendre le quotidien des personnes pauvres plus facile à vivre, dans des domaines comme les transports, les crèches, les différente­s manières de payer les salaires. Tout cela permettrai­t à ces individus de gagner du temps, de ne pas penser à certains problèmes périphériq­ues, et de trouver des ressources pour se consacrer à leur élévation sociale. Il y a aussi des problèmes d’espace: vivre dans un quartier dangereux, ça mène les gens à s’inquiéter pour leur sécurité. Ça veut aussi souvent dire subir une pollution sonore et une moins bonne qualité de sommeil. Si nous voulons que la pauvreté ne soit plus une situation fatale et inextricab­le, améliorons le contexte dans lequel les gens évoluent. Pour finir, on peut aussi parler des services publics venant en aide aux chômeurs ou aux pauvres, qui cherchent davantage à éduquer les individus en situation difficile qu’à les aider.

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