Society (France)

Celtic Tiger

Sur les traces de Conor Mcgregor

- PAR KERILL MCCLOSKEY, À DUBLIN / PHOTO: CHRIS MCPHERSON (AUGUST – A. GALERIE)

Pendant que Floyd “Money” Mayweather compte ses billets et affûte ses crochets, Conor Mcgregor ne s’en fait pas: lui aussi sait ce que gagner veut dire. Enquête chez lui, en Irlande.

Demandez à n’importe quel Dublinois: il vous dira que Ballymun est sans contestati­on possible l’endroit le plus moche de la région. Malgré ses récents logements étudiants, cette banlieue emblématiq­ue du North Side de la capitale irlandaise, la plus touchée par le chômage et la précarité, a l’allure triste et désertique de ces villes dont les habitants semblent vouloir eux-mêmes s’enfuir. C’est là, perdu au sein d’une zone industriel­le, que se trouve le tatami de la Team Ryano, l’école d’arts martiaux d’un certain Andy Ryan, ceinture noire de jujitsu. “Le deuxième de l’histoire en Irlande”, préciset-il vêtu de son peignoir de combat bleu, le bide de buveur bien en évidence. En ce vendredi soir d’août, évidemment pluvieux, Andy supervise un groupe d’une quinzaine de lutteurs. À l’écart, un jeune chauve au corps sculpté frappe sans discontinu­er sur son partenaire d’entraîneme­nt. Il s’appelle Paul Redmond et prépare son troisième combat, qui aura lieu dans quelques semaines, à L’UFC, la plus grosse fédération de MMA. Incroyable­ment frais après une heure d’intense bastonnade, il se souvient avec délectatio­n de son premier face-à-face, il y a huit ans. “C’était en Irlande du Nord. J’ai pris la bagnole de Dublin le jour-même, et je suis arrivé dans un pub. Le match se tenait dans l’arrière-salle. Il n’y avait aucune loge, je m’échauffais dans un coin, en face de mon adversaire, devant une centaine de personnes.” Paralysé par cette ambiance pleine de sueur et de Guinness, Paul se fit étrangler et abandonna au bout de dix secondes. Quelques années plus tard, c’est devant 15 000 personnes, à l’o2 Arena de Dublin, qu’il put montrer ses talents. Entre les deux dates, un monde. “Au début, c’était très basique, assène Andy Ryan. Les compétitio­ns se déroulaien­t principale­ment à Belfast, on y allait en van sans savoir qui on aurait en face, les règles changeaien­t tous les soirs, mais il y avait une incroyable camaraderi­e. On prenait des verres avant, après, toujours avec les 20 mêmes gars. Aujourd’hui, les gens se pointent comme ça pour un combat et se prennent direct pour Conor Mcgregor.”

La manière dont Conor Mcgregor a fait passer le MMA de sport de niche à phénomène culturel en Irlande est peut-être l’exemple le plus frappant de son impact sur l’île. Paddy Holohan peut en parler. Il fut, en 2014, le premier à se présenter dans la cage lors du show UFC organisé à Dublin. “Je n’avais jamais vu ça de ma vie, se remémore-t-il. C’était comme si tout l’irlande attendait ce moment. Ça criait, ça chantait, et quand Conor a remporté son combat, c’est devenu la folie. C’était vraiment un grand moment. On se disait tous: ‘Wow, on a créé quelque chose d’incroyable.’” Paddy Holohan a depuis pris sa retraite. La raison? Une maladie du sang incompatib­le avec le sport de haut niveau. “Un coup de poignard”, confie celui qui, après Mcgregor, était sûrement le combattant MMA le plus populaire du pays. La vie des deux hommes comporte d’ailleurs de nombreux points communs. Holohan est originaire de Jobstown, banlieue qui fait rire le pays entier puisque à Jobstown, il n’y a pas de travail. Conor Mcgregor, lui, a grandi jusqu’à ses 16 ans à Crumlin, au sud-ouest de Dublin, une autre banlieue célèbre en Irlande. “C’est là où on dévore les jeunes”, écrivait le poète et révolution­naire Brendan Behan lors de son déménageme­nt à Crumlin dans les années 30, époque où une reconstruc­tion du centrevill­e fit déplacer les pauvres à sa périphérie. Aujourd’hui, Crumlin est surtout liée à un nom de famille qui effraie le pays: Kinahan. S’il ne vient pas de là-bas, il est en effet connu que les hommes de main de Christy Kinahan, l’actuel plus gros dealer dublinois, sont basés tout autour. Les règlements de comptes y rythment les jours: 19 assassinat­s depuis 2015. Et un fait divers qui fit plus parler que les autres: le jour où un Kinahan s’est fait tirer dessus en pleine pesée d’un match de boxe, en janvier 2016. “Les dealers ont une grande influence ici”, confirme Sean, le trentenair­e tatoué et bronzé

qui s’occupe du tout petit All Saints Boxing Club, situé à deux pas de Sundrive Park, là où habitait la famille Mcgregor. Les deux mondes, celui du combat et celui de la drogue, sont étonnammen­t poreux. Certains affiliés au clan Kinahan ont porté les gants au Crumlin Boxing Club, où Conor a appris à se battre. Lui-même a été coaché par Phil Sutcliffe Senior, dont le fils a, comme tempèrent les habitants du coin, “mal tourné”. Et bien avant de percer en MMA, le futur adversaire de Floyd Mayweather est également parti en vacances en Grèce avec des amis dealers. Si lui n’a jamais mal tourné, c’est peut-être parce que ses parents ont déménagé à temps dans une banlieue plus lointaine et pavillonna­ire, Lucan. C’est là que, enfin majeur et pas encore profession­nel, Conor est devenu plombier. Mais selon ses propres dires, il reste beaucoup de Crumlin chez le combattant de MMA. “C’est comme ça que ça se passe dans ce type de banlieue: les mecs se battent dans la rue, à l’école, au football. C’est ce qui m’a guidé vers le MMA, à 100%.”

Entre les Vikings et Napoléon

Mcgregor a commencé le MMA en 2006, le jour où il a débarqué au Straight Blast Gym (SBG) de John Kavanagh, l’autre ceinture noire irlandaise de jujitsu à l’époque. Mais longtemps, il s’est reposé sur ses acquis de boxe. Kavanagh: “Conor me disait: ‘Pourquoi aller au corps quand tu peux juste les foutre KO?’” Pour lui faire comprendre l’importance des arts martiaux, Kavanagh l’oppose en juin 2008 au Lituanien Artemij Sitenkov, “un maître des prises de jambe”. Trop ambitieux avec ses poings, Conor est amené au sol et incapable de se dégager. Plus tard, Kavanagh admettra que c’était le résultat qu’il espérait: “Une part de moi pensait que ce jeune boxeur fanfaron avait besoin d’être soumis pour comprendre l’importance de cet aspect du sport. Et peut-être aussi que je voulais lui infliger une leçon.” Mission accomplie. “Il est entré en dépression après le match”, raconte Andy Ryan, qui fréquentai­t aussi la SBG. La suite est légende: Mcgregor perd encore un peu, puis remporte simultaném­ent les titres poids plume et poids léger de la fédération britanniqu­e Cage Warriors, la plus importante d’europe, en 2012, ce qui lui vaut d’être appelé aux États-unis par L’UFC, où il enchaîne une nouvelle série de sept victoires, dont six par KO, qui culmine par le terrasseme­nt en treize secondes du champion poids plume José Aldo, alors invincible depuis presque une décennie. Sous le regard ébahi de Vegas, Mcgregor accède ce soir-là au sommet de son sport, en grande partie grâce à ses poings de fer, une confiance en soi à toute épreuve, et peutêtre aussi à une part de mystique. “Conor est un vrai Irlandais! s’exclame Paddy Holohan. On est des guerriers, c’est génétique. Ce pays s’est battu contre l’oppression pendant 800 ans, et encore avant ça, il y avait les Vikings! Cette île est une sorcière.” Andy Ryan confirme: “Napoléon disait: ‘Donnez-moi des généraux anglais et des soldats irlandais, j’envahirai le monde entier.’ Ce n’est pas pour rien.” Pearse Kiernan, étudiant de 24 ans, raconte comment le combattant irlandais a rassemblé toute sa génération. C’était en juillet 2015, contre le Californie­n Chad Mendes, quelques semaines après un drame lors duquel cinq Dublinois avaient perdu la vie à la suite de l’effondreme­nt d’un balcon lors d’une soirée étudiante. “Tous les jeunes ici connaissai­ent quelqu’un qui avait souffert de cet accident. On avait enchaîné les veillées, on était restés ensemble toute la semaine à se serrer les coudes, dans la tristesse, avant de finir devant le combat. Sa victoire a sonné comme une fin heureuse, elle a redonné le sourire aux gens et nous a permis de repartir de l’avant.” Pourtant, la personnali­té de Conor Mcgregor divise Dublin. Au fur et à mesure qu’il s’élevait vers la gloire, l’irlandais a gagné un surnom: “The Notorious”. Une façon de souligner son côté show off. Le combattant porte désormais des costards de couturier, soigneusem­ent rangés dans sa nouvelle grande maison de Rathcoole, une banlieue aisée de Dublin, en compagnie de sa dizaine de voitures. Ce qui a le don d’agacer une partie du public, dans un pays qui ne connaît la modernité et l’opulence que depuis une vingtaine d’années. L’ancienne génération irlandaise, attachée aux valeurs familiales et fraternell­es, appréciait davantage ses boxeurs humbles et paysans ou ses rugbymen sanglants sur le terrain, mais courtois en dehors. Un autre des surnoms que Conor a traîné est d’ailleurs symbolique: “The Celtic Tiger”, expression qui se réfère ouvertemen­t au “miracle économique” irlandais des années 90 qui, s’il a fait monter le niveau de vie, a aussi profondéme­nt fait muter la société.

Mcgregor, symbole d’une fracture entre l’ancienne et la nouvelle Irlande? En juillet dernier, le débat a pris une nouvelle ampleur. Lors d’une conférence de presse avec Floyd Mayweather, Conor Mcgregor s’est tourné vers son adversaire et lui a fait la propositio­n suivante: “Danse pour moi, boy.” L’américain a pris cela pour une remarque raciste faisant référence à l’esclavage. Si Mcgregor n’était sûrement pas au courant des connotatio­ns de boy, le dérapage a empli les journaux irlandais d’éditoriaux au vitriol, dont un comparant Mcgregor à Donald Trump et le considéran­t comme une honte pour le drapeau irlandais. Chez d’autres, cette sortie représente à l’inverse une nouvelle raison de s’attacher à Conor. “Il parle comme nous, avec cet esprit, cet humour sournois qui règne à Dublin, considère ainsi Paul Redmond, le combattant UFC de la Team Ryano. Paddy Holohan: “Il nous représente, il est l’un des nôtres. Il s’en bat les couilles, il fonce sans regarder derrière, sans avoir peur d’avoir parfois l’air stupide, et se fait le maximum d’argent sur le chemin, c’est comme ça qu’on est ici.” En d’autres termes: si Conor Mcgregor fait vibrer ceux-là, c’est parce qu’il est une success-story à l’américaine incarnée. En 2014, avant son premier combat UFC, sur le chemin de l’aéroport au volant d’une Peugeot 206, Conor avait demandé à sa copine de passer par une agence du Pôle emploi irlandais afin de récupérer son fric de la semaine, au risque de louper l’avion. Le montant? 188 euros. Quelques jours plus tard, il remportait le match et un chèque de 60 000 euros. Quand Conor put s’acheter un bateau, il fit inscrire “188” sur la coque. Ce soutien d’une partie des siens est d’ailleurs l’un des grands facteurs du succès médiatique de Mcgregor aux États-unis: à chacun de ses combats, que ce soit à Boston, Las Vegas ou Stockholm, le public irlandais répond présent et électrise la salle. Andy Ryan: “J’étais à Vegas pour le combat contre Mendez, il y avait 20 000 Irlandais. Quand Conor est arrivé, ils ont entonné des chants de foot, des chants traditionn­els... Je me demandais: ‘Bordel, ils sont où les Ricains?’” Voilà Floyd Mayweather prévenu.

“C’est comme ça que ça se passe dans ce type de banlieue: les mecs se battent dans la rue, à l’école, au football. C’est ce qui m’a guidé vers le MMA, à 100%” Conor Mcgregor

Newspapers in French

Newspapers from France