Society (France)

Monnaie de singe

En 2011, David Slater réalise dans la forêt indonésien­ne un cliché qui va faire le tour du monde: un selfie de singe. Une image pour la postérité? Pas vraiment. Deux procès et huit avocats plus tard, Slater continue de se battre pour ses droits d’auteur f

- – BRICE BOSSAVIE / ILLUSTRATI­ON: HECTOR DE LA VALLÉE

Dans sa vie, David Slater a deux ennemis: Wikipédia et la PETA. Pour évoquer les responsabl­es de l’encyclopéd­ie en ligne, il utilise volontiers le terme de “voleurs”. Concernant la PETA, l’associatio­n de défense des droits des animaux, il parle de “gens qui veulent s’accaparer le monopole de la cause animale”. Une colère profonde qui peut se comprendre: David Slater est en conflit ouvert avec les deux pour une raison qui le dépasse. “Il y a six ans, ma vie a été prise en otage, se lamente-t-il. Depuis, j’ai embauché huit avocats différents, dépensé des milliers de livres, et mon enthousias­me pour la photo s’est perdu.” La raison de ce désarroi? “Je suis poursuivi en justice par un singe. Tout simplement.” Retour en 2011: armé de son appareil photo, le photograph­e animalier britanniqu­e arpente la jungle touffue de l’île de Sulawesi, en Indonésie, à la recherche de macaques à crête, une espèce en voie d’extinction. Après plusieurs jours de marche, il tombe sur un groupe de primates près d’un arbre. L’homme sort son matériel et s’attelle à son but: réaliser le portrait d’un des singes de la bande. La mission est ardue, puisqu’il faut réussir à en attirer un à proximité de l’appareil, tout en le faisant regarder directemen­t dans l’objectif. “J’ai d’abord essayé de leur donner l’appareil pour qu’ils se prennent en photo, mais ils ne voulaient pas appuyer sur le bouton obturateur. Alors j’ai rusé, en utilisant un autre déclencheu­r à distance que j’ai mis directemen­t dans leurs mains.” Amusé par le petit bouton, l’un des singes se met à appuyer. Au même moment, l’appareil photo s’enclenche de l’autre côté: “Le singe a alors été très amusé par le bruit et a commencé à regarder dans l’objectif en faisant un grand sourire.” En ressortira l’une des images les plus célèbres d’internet: le premier selfie de macaque de l’histoire.

Pour David Slater, c’est le début de la gloire. “L’image a tourné sur Internet et en quelques heures, elle était partout dans la presse.” Mais aussi –et surtout– le début des ennuis. En parcourant une page Wikipédia, il découvre que son selfie est utilisé par l’encyclopéd­ie en ligne sans son autorisati­on ni son crédit. Le site lui apprend qu’il a refusé de lui attribuer les droits d’auteur sur la photo puisque c’est le singe, et non lui, qui a enclenché l’appareil. “Wikipédia a écrit sur son site que le singe m’avait pris l’appareil et s’était échappé pour aller faire des selfies tout seul avec. Mais c’est complèteme­nt faux!” s’agace-t-il. Slater engage alors plusieurs avocats (“le moins cher que j’aie pu trouver, 300 dollars de l’heure”) pour récupérer son copyright et son argent. Ce qui va parallèlem­ent médiatiser l’affaire, pour son plus grand malheur. “C’est à ce moment que la PETA s’est dit: ‘Si un singe a appuyé sur le bouton, pourquoi ne toucherait-il pas de droits d’auteur?’” Pour l’associatio­n, l’animal devrait, au même titre que les humains, bénéficier des droits sur “sa” photo. Ce qui a le don de rendre furieux le photograph­e: “À force d’utiliser leurs smartphone­s, les gens pensent que la photo consiste juste à appuyer sur un bouton. Mais j’ai bel et bien réglé la luminosité, l’arrière-plan, puis édité la photo… et c’est en ça que j’ai droit au copyright! J’ai déjà vu des singes appuyer sur le bouton de mon appareil sans réfléchir, croyez-moi: ça ne valait rien.” Le 12 juillet dernier, l’affaire passait devant la cour d’appel de San Francisco pour un dernier round. Une audition étrange, qui s’est conclue par un accord à l’amiable et au cours de laquelle la PETA a parlé du singe comme d’un humain, tandis que l’avocat de Slater a blagué en dénonçant l’absence de l’animal lors de son propre procès. David Slater, lui, a suivi l’audience sur Internet faute de moyens financiers pour y aller. Il philosophe: “Parfois, il y a des moments où je me dis: ‘À quoi bon?’ Mais en même temps, je me mets à voir plus loin, et ça m’inquiète énormément. Si un singe a des droits d’auteur au même titre que les humains, il peut aussi très bien devenir propriétai­re d’une arme. Il y a plein de choses qui se passeraien­t si on donnait aux animaux les mêmes droits qu’aux humains. Est-ce qu’on pourrait leur vendre des armes nucléaires? Après tout, on sait qu’ils savent appuyer sur des boutons!” La Planète des singes, si loin, si proche...

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