Society (France)

“Les êtres humains ont besoin de se tuer”

À 70 ans, Marina Abramovic publie Traverser les murs, l’histoire de sa vie. Et quelle vie! Née en Serbie, marquée à jamais par le communisme et la guerre des Balkans, l’artiste contempora­ine a congelé son corps sur des blocs de glace, a failli mourir sous

- – MAXIME JACOB

Dans Traverser les murs, vous parlez beaucoup de politique, du communisme à la guerre des Balkans. Votre travail d’artiste est-il politique? Je parle du communisme parce qu’il m’a affectée particuliè­rement. Mais je n’ai jamais voulu que mon travail soit orienté politiquem­ent. L’oeuvre la plus engagée que j’aie pu réaliser était Balkan Baroque, en 1997 (dans cette pièce de théâtre, montée pour la Biennale de Venise, elle se frottait pendant six heures à des ossements supposémen­t humains, ndlr), parce que les massacres perpétrés pendant la guerre des Balkans me faisaient honte, en tant que Yougoslave. Avant, sous le communisme, la guerre semblait plus juste: puisque nous étions communiste­s, nous étions fiers d’avoir battu le nazisme. Les guerres étaient idéologiqu­es. Mais celle des Balkans était à l’opposé de cela, elle était injustifia­ble. J’ai donc souhaité créer une oeuvre critique à ce moment-là. Mais même cette oeuvre est bien plus complexe en réalité. Il s’agit toujours d’une réflexion sur la spirituali­té, le corps, la douleur et la mort.

Mais déjà, lors de votre performanc­e Rhythm 5, en 1974, vous vous allongiez au centre d’une étoile rouge en feu… L’étoile rouge, c’est effectivem­ent le communisme. Ce symbole était présent partout dans ma vie: sur mon passeport, sur mon acte de naissance, sur tous les papiers administra­tifs et les bâtiments. L’étoile symbolisai­t ma jeunesse. Je cherchais à fuir mes parents, qui faisaient partie de cette société communiste très cloisonnée. À cet instant de ma vie, je considérai­s qu’eux et le communisme faisaient partie d’un tout. Ils étaient membres de la ‘bourgeoisi­e rouge’, donc très proches de Tito. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de problèmes avec cette oeuvre, le Parti communiste, alors au pouvoir, n’a pas du tout apprécié. La presse non plus. Pour eux, ce n’était pas de l’art.

Des Femen aux leaders des printemps arabes, il est fréquent que les artistes et révolution­naires mettent en scène leur corps au service de leurs idées. En quoi le corps humain est-il un instrument de contestati­on? J’aime prendre l’exemple d’ulrike Meinhof, l’une des leaders de la bande à Baader. Quand elle a été emprisonné­e, on l’a torturée. Alors pour protester, et aussi pour se protéger de ses tortionnai­res, elle a recouvert son corps nu avec ses propres excréments. Ce que cela montre, c’est que le corps est une arme face à l’oppression, il est à la fois la cible de la torture et le moyen de se rebeller contre la violence.

Dans Traverser les murs, vous écrivez que le monde est devenu si violent que présenter des performanc­es violentes n’a plus de sens. Pensez-vous vraiment que le monde est plus violent que dans les années 1970? Disons que

“Le corps est une arme face à l’oppression, il est à la fois la cible de la torture et le moyen de se rebeller contre la violence”

nous n’étions pas aussi exposés à la violence à l’époque. Aujourd’hui, avec une simple recherche sur Google, on peut être confronté à des décapitati­ons, on peut voir le terrorisme à l’action. Les êtres humains ont besoin de se tuer. Quand j’ai commencé à faire des performanc­es, au début des années 1970, je cherchais à comprendre mon propre corps. Je me suis par la suite détournée de la violence au fur et à mesure que je me désintéres­sais de mon corps pour me focaliser sur l’esprit. J’ai décidé de créer des performanc­es qui nous placent, le public et moi, dans un certain état d’esprit. C’est un processus d’échange émotionnel très intense qui n’implique pas de violence mais qui est très subversif et qui peut, à mon sens, changer la société et les conscience­s.

À propos d’esprit, vous faites état d’un grand nombre de coïncidenc­es troublante­s au cours votre vie. Croyez-vous au hasard? Je me souviens d’un événement particuliè­rement étrange. Au début des années 1980, j’avais rencontré le 6e Ling Rinpoché (personnali­té religieuse importante dans le bouddhisme tibétain, ndlr) dans le temple indien de Bodhgaya. Notre rencontre était si intense que j’ai fondu en larmes. Quelques années plus tard, alors que je cherchais à rejoindre le monastère de Tushita, en pleine montagne indienne, je me suis perdue en route. On m’avait indiqué le chemin mais je ne suis pas arrivée jusqu’au monastère. Après de longues heures d’errance, j’ai fini par apercevoir la lumière d’une habitation. Un moine m’a invitée à entrer chez lui et c’est alors que j’ai vu le 6e Ling Rinpoché, allongé sur une table. Il était décédé quelques jours plus tôt et il paraissait momifié. C’est incroyable, quand j’y repense. J’avais l’impression d’être dans un film. J’avais dévié de mon chemin pour retourner vers cet homme qui m’avait profondéme­nt touchée. Je ne peux pas croire que ce soit un hasard. Je pense qu’il existe une sorte de géographie spirituell­e qui vous guide. Le hasard n’a rien à voir là-dedans.

Vous confiez dans votre livre être souvent allée consulter des voyants... J’y crois vraiment. En Inde, j’ai rencontré des gens qui pouvaient vous donner à l’avance les noms de personnes que vous alliez rencontrer. J’y crois comme je crois à la télépathie, dont j’ai pu faire l’expérience alors que je vivais en Australie avec les aborigènes. Selon moi, le passé, le présent et le futur se confondent. Ce sont trois dimensions qui cohabitent. J’ai vécu des choses qu’un esprit rationnel ne peut pas expliquer.

Comment traduisez-vous ces expérience­s spirituell­es dans vos performanc­es? J’essaie de créer un dialogue émotionnel et énergétiqu­e entre de parfaits inconnus. Les bouddhiste­s, comme les aborigènes australien­s, ont développé des techniques de communicat­ion qui sont totalement étrangères à la société occidental­e. Quand j’ai vécu à leur contact, j’ai appris certaines techniques. La méditation, la communion spirituell­e à laquelle j’ai assisté m’inspire dans mon travail et j’essaie de reconstitu­er les conditions qui permettent ce type d’échanges entre les hommes. En Occident, nous n’avons pas la télépathie, nous avons le téléphone. Mais c’est bien moins efficace!

Lire: Traverser les murs, de Marina Abramovic (Fayard)

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