Society (France)

“Je ne pilote pas une centrale nucléaire”

- PAR FA ET VLG

Alors, c’est quoi faire une télévision de service public en 2017? C’est remplir une mission de citoyennet­é. Notre objectif, c’est de toucher le plus de monde possible, de donner à voir la France telle qu’elle est, dans ses diversités géographiq­ue et sociale, qui sont étroitemen­t liées aujourd’hui. Récemment, on a organisé des rencontres avec nos téléspecta­teurs partout en France. J’en ai quand même rencontré plus de 2 000. La télévision est encore le premier divertisse­ment pour pas mal de monde: en moyenne, un Français passe trois heures et 50 minutes par jour devant son poste. Pour certains, c’est un moyen de combattre la solitude, l’isolement. Je suis convaincue que l’on a besoin d’une télévision optimiste et joyeuse. La télé, c’est une culture en soi.

C’est-à-dire? Je pense qu’il y a deux télévision­s comme il y a deux France. Une pour Paris, les urbains, les classes plus favorisées, qui d’ailleurs ne la regardent plus tellement ; puis une autre pour une France périphériq­ue et pour laquelle elle a une utilité sociale. Et ce lien social, c’est notre mission. Tenez, je regardais Cyril Hanouna hier. Je me disais: ‘Malgré tout, ce type est quand même doué, il a compris quelque chose.’ Je ne cautionne pas ses dérapages, et je suis loin d’être fan de TPMP, mais ce que je trouve dingue chez lui, c’est le lien qu’il a créé avec le public, en particulie­r les jeunes. ‘Bon, poulette, je te retrouve après la coupure pub.’ Il parle carrément aux gens! Directemen­t. Celui ou celle qui est en train de regarder la télé se sent important.e.

Cyril Hanouna va venir sur France Télévision­s? Il l’a été fut un temps, mais très clairement l’émission ne pourrait plus être sur France Télé car on ne veut pas de sa vulgarité, de chroniqueu­rs maltraités en plateau, de blagues homophobes ou sexistes. Tout cela est impossible sur le service public. Néanmoins, ‘l’extrait pur’ de Cyril Hanouna, comme on dirait en parfumerie, qui est le lien qu’il crée avec le téléspecta­teur, est hyperimpor­tant. Chez nous, Nagui crée ce

En deux ans à la tête de France Télévision­s, Delphine Ernotte ne s’est pas fait que des amis. Si elle a redressé les comptes de l’entreprise, enfin à l’équilibre, ses méthodes lui ont valu un surnom, “La Dame de Pique”, et une réputation de “tueuse froide”. Pour sa première grande interview, la patronne est telle qu’on ne l’attendait pas: tout sourire, et sans langue de bois. Elle a décidé de dire enfin tout haut ce qu’elle pensait tout bas. Sur le départ de Pujadas, la méthode Bolloré, la concurrenc­e de Netflix et ses projets pour les chaînes du service public… PAR FRANCK ANNESE ET VICTOR LE GRAND / PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR SOCIETY

lien avec le téléspecta­teur, il le rend proche de lui. Michel Drucker aussi. Vous avez vu son one-man-show sur le monde de la télévision? Moi je l’ai vu à Nancy: dans la salle, c’est comme si les spectateur­s regardaien­t leur oncle sur scène. Il y avait une dame devant moi qui, à un moment, m’a dit: ‘Vous savez qu’on a le même âge avec Michel?’ Elle a dit: ‘avec Michel’. C’est dingue.

Vous dites à propos d’hanouna: ‘C’est impossible sur le service public.’ Depuis deux ans à la tête de France Télévision­s, vous pensez avoir rempli cette ‘mission de service public’, comme on dit? On a encore du boulot mais on y travaille. On développe la fiction française, en élargissan­t ce qui était décrit auparavant comme le ‘public France Télé’ –Zone blanche ou Dix pour cent, par exemple, dans des registres différents, démontrent que l’on est capables de produire des séries ambitieuse­s. On met aussi la culture à l’honneur: opéras, musique classique, littératur­e, théâtre. Dans ces domaines, on est souvent non seulement pertinents mais aussi très qualitatif­s. Le bémol, c’est le théâtre à la télé. Il faut réfléchir à d’autres formes, à mi-chemin entre le théâtre et la télévision. Mais d’un autre côté, quand on demande aux gens ce qu’est la culture à la télé pour eux, ils répondent: ‘C’est ce qui aide nos enfants à grandir.’ La connaissan­ce, quoi. Ils disent même: ‘Aidez-nous à faire grandir nos enfants.’ Donc un documentai­re sur Mai-68, ça fait partie de la culture. Et dans ce registre, celui de la connaissan­ce, France Télévision­s remplit parfaiteme­nt sa mission.

Quel genre de téléspecta­trice étiez-vous? Je n’ai pas attendu d’être à la tête de France Télé pour être une grosse consommatr­ice de séries. Et si je dois me souvenir de ce qui m’a marquée plus jeune, je citerais Apostrophe­s et le film du dimanche soir en famille. Vous savez quand vous avez une boule au ventre, car il n’y a rien de plus déprimant qu’un dimanche soir, et qu’il y a le cinéma à la télé, que l’on regarde à plusieurs, ensemble. J’ai un rapport affectif à la télévision, très lié à la vie familiale.

Quand on parle de culture à la télévision aujourd’hui, Apostrophe­s reste encore la référence absolue. C’est triste, non? Un peu, si. Pourtant on a une excellente émission de littératur­e sur France Télévision­s, La Grande Librairie. Mais que voulez-vous, à l’époque, quand vous invitiez des écrivains à la télé, c’était un événement. Aujourd’hui, c’est moins le cas. Alors, on développe aussi d’autres écritures, comme Stupéfiant!, qui est une belle réussite, et qui permet de rendre accessible­s des sujets parfois pointus.

Les stars, aujourd’hui, ce sont les chroniqueu­rs télé. Un peu, oui… Et ils ne sont pas tous écrivains (sourire). Vous regrettez cette phrase que vous aviez dite chez Elkabbach à propos de France Télé, une ‘télévision d’hommes blancs de plus de 50 ans, il va falloir que ça change’? Non. Je l’assume et c’est toujours le cas: on n’est pas encore assez divers, assez féminisés. Par exemple, on fait régulièrem­ent appel à des experts sur nos plateaux, or, il y a deux ans, on était à moins de 30% de femmes expertes. Comment voulez-vous que votre fille veuille devenir chirurgien­ne si pendant quinze ans, elle ne voit que des chirurgien­s hommes à la télé? On est aujourd’hui à 35% d’expertes. Si on augmente de 5% par an, on tiendra la parité d’ici 2020.

En politique, on dirait que vous faites de la discrimina­tion positive… Mais je fais de la discrimina­tion positive. Absolument. Sur les femmes et la diversité. Il faut aussi donner sa chance à une nouvelle génération de présentate­urs. Il y avait une absence de renouvelle­ment dans cette grande maison, avec des gens qui étaient au pouvoir depuis quinze ans et qui voulaient absolument y rester. Comme en politique, d’ailleurs. Je me dis souvent que France Télévision­s, c’est la France en exagéré. Comme si c’était un lieu de tensions qui exacerbent les réalités françaises.

Quand vous dites ‘génération de présentate­urs qui étaient là depuis quinze ans’, difficile de ne pas penser à David Pujadas et son licencieme­nt en juin dernier. David a été remplacé au 20 heures mais il aurait pu garder L’émission politique sur France 2. J’étais prête à discuter avec lui pour qu’il fasse plein d’autres choses.

Il avait toute sa place à France Télévision­s. Après, je comprends qu’il ait voulu partir. D’ailleurs, c’est pour ça que j’ai tenu à lui en parler assez tôt, pour qu’il ait le choix. Quand vous parlez de ça mi-juillet à un journalist­e, il est cuit. Il n’a plus qu’à subir la rentrée.

Comment a-t-il réagi à cette annonce? Je savais que ça allait être dur mais je lui ai dit: ‘Écoute, David, tu n’es pas viré de France Télévision­s, prenons un peu le temps de discuter ensemble, de comment tu vois les choses, etc.’ Mais je pense qu’il était très choqué, furieux. C’est quand même une femme qui dit à l’un de ses employés hommes…

Ça joue vraiment, vous croyez? À mort! Ce n’est pas une critique d’ailleurs, c’est involontai­re, inconscien­t… Bref, il s’est emporté tout de suite et est descendu à la rédaction et ça a été le feu. Les journalist­es étaient morts de fatigue parce qu’ils sortaient de l’élection présidenti­elle, une période pendant laquelle ils avaient été très bons, et ils ont donc eu le sentiment, je cite, que je les privais ‘de la joie de savourer tranquille­ment leur moment’. Je les comprends.

Vous faites quoi? Je descends les rejoindre. Explicatio­ns. Grabuge.

Dans L’express, un témoin anonyme dit: ‘Elle était complèteme­nt groggy ce jour-là, elle a enfin compris qu’elle n’était plus chez Orange et qu’ici on peut dire merde à son patron!’ Alors, c’est complèteme­nt faux. Je ne me suis jamais sentie mal parce qu’ils m’ont parlé avec franchise et ne m’ont jamais manqué de respect. Et je note d’ailleurs que personne ne m’a demandé de revenir sur ma décision. Personne ne m’a demandé de garder David Pujadas. Il y en a plusieurs qui m’ont dit: ‘Vous avez le droit de changer David Pujadas. Nous, ce qu’on critique, c’est le timing.’ Parce que je donnais ma décision pendant l’annonce du nouveau gouverneme­nt, et même si ça n’avait aucun lien, ils m’ont dit: ‘On sait bien que ce n’est pas politique, mais les gens vont penser que ça l’est…’

Mais au fond, pourquoi avez-vous décidé d’écarter David Pujadas du 20 heures? Parce que c’était un ‘homme blanc de plus de 50 ans’? Pas du tout! C’est une réflexion que j’avais depuis longtemps. Depuis pas mal de temps, je sens une défiance des Français visà-vis des journalist­es. On ne peut pas le nier, on a des études qui le disent clairement et c’est en train d’exploser. On me répondait que, défiance ou non, ce sont les audiences qui comptent. Le sujet, c’est l’informatio­n. La star, c’est l’informatio­n. La manière dont on fait de l’informatio­n est en train d’évoluer, ça change dans le monde entier. On doit s’ouvrir à de nouvelles formules, à de nouveaux visages et à de nouvelles écritures. Vous vous rendiez compte que le départ de David Pujadas susciterai­t autant de réactions? Il était regardé par cinq millions de téléspecta­teurs tous les soirs: je savais que ça serait la tempête, je ne m’attendais pas à un lit de roses. Maintenant, tout le monde salue l’arrivée d’anne-sophie Lapix au 20 heures, et les équipes sont enthousias­tes. En revanche, je suis toujours étonnée de cette partie de la médiasphèr­e qui s’autoanalys­e, s’autocritiq­ue, s’autoalimen­te en permanence.

Comment expliquez-vous que l’actualité des médias ait pris autant d’importance aujourd’hui? C’est la notoriété, la puissance, ça fait rêver plein de gens, ça rend fou… Les réseaux sociaux y sont aussi pour beaucoup. Finalement, peut-être que ça nous divertit de choses plus graves. C’est le fait divers télévisuel.

Les réseaux sociaux, c’est aussi parfois votre truc. En mars dernier, France 2 avait déprogramm­é à la dernière minute la pastille humoristiq­ue de Thomas VDB et Mathieu Madénian dans l’émission Actuality. Ils avaient critiqué ce choix dans une vidéo sur Internet, et vous aviez tweeté: ‘Très sympa votre message et je vous dois la vérité: vous ne me faites pas rire...’ Là, c’est vous qui avez alimenté la machine à buzz. Ça, c’était pour rire. Je crois que j’ai eu une pulsion transgress­ive (rires). Bon, de la petite transgress­ion, mais j’avais envie de me défouler, d’extérioris­er ce truc qui fait que quand vous êtes patronne de France Télévision­s, il faut toujours faire attention à ce que vous dites. Or, moi, je parle assez cash. Cela dit, ça semblait violent alors qu’en fait, c’était juste pour rire. Et entre nous, ce n’est pas si grave, si? C’est juste l’écume des choses.

“Il y avait une absence de renouvelle­ment dans cette grande maison, avec des gens qui étaient au pouvoir depuis quinze ans et qui voulaient absolument y rester. Comme en politique, d’ailleurs”

Vous comprenez que l’on vous reproche votre brutalité depuis que vous virez à tour de bras tant à l’antenne qu’au comité de direction? Dans un des portraits qui vous ont été consacrés dans la presse, une source dit de vous: ‘Elle aime la castagne.’ Alors, oui, j’aime le débat, j’aime confronter mes idées avec celles des autres, est-ce que ça veut dire que j’aime la castagne? Je ne crois pas. Oui,

j’ai changé des animateurs. Oui, il faut du renouvelle­ment. Est-ce que tous les hommes blancs de plus de 50 ans doivent s’inquiéter? Non. Est-ce que je prends un plaisir fou à virer les gens? Pas du tout. Je n’aime pas ça. Mais je suis parfois contrainte de le faire quand même.

L’autre reproche qui vous est fait, c’est de ne pas connaître la télévision. C’est vrai, il y a un pan de la télé que je ne connaissai­s pas avant d’être à France Télévision­s. Mais à Orange, je vivais dans les usages de la télé et du numérique. Et puis, j’ai une équipe, tous les gens que j’ai nommés font de la télé depuis leur plus jeune âge. Gilles Pélisson n’avait pas fait de télévision avant d’être président de TF1 (il a été PDG d’euro Disney, de Bouygues Telecom et d’accor, ndlr), Bertrand Meheut, qui a été PDG de Canal, non plus, il vient de l’industrie pharmaceut­ique. Et personne ne leur a reproché. Mais moi, je ne sais pas pourquoi, tout le monde l’a remarqué. Cherchez l’erreur.

Parce que vous êtes une femme? Bah oui! Il y a toujours un procès en illégitimi­té quand on est une femme. Il a commencé dès que je suis arrivée: on m’a accusée d’avoir pompé le rapport de ‘tartemuche’ (Mediapart l’avait accusée d’avoir plagié Didier Quillot, autre candidat à la présidence de France Télévision­s en 2015, évincé au premier tour, dans son projet de candidatur­e, ndlr), on a dit que j’avais été imposée par François Hollande –que je n’avais jamais vu de ma vie–, tout cela est hallucinan­t.

Quand Marine Le Pen dit que ‘la patronne de France Télévision­s est une amie de Monsieur Macron’ parce qu’on vous a vue un jour taper la bise à Brigitte Macron, ou que vous êtes une ‘militante de gauche extrêmemen­t investie’, ça vous fait quoi? Rien. Elle se pose en victime des médias, elle déroule son truc, c’est totalement logique. Encore une fois, c’est une forme de pression. Le FN veut que l’on soit plus gentils avec lui, plus délicats dans nos interviews. Les politiques, ce sont les rois du rapport de force, c’est même une science pour eux. C’est assez fascinant, d’ailleurs.

Vous avez l’impression de faire une télévision de gauche, contrairem­ent à TF1 qui ferait, dit-on, une télévision de droite? La télévision publique n’est pas perçue comme l’ami des patrons du CAC 40. C’est peut-être pour ça que l’on nous classe à gauche. Pourtant, en deux ans, je n’ai jamais reçu un coup de fil de qui que ce soit du gouverneme­nt. En revanche, des représenta­nts de grandes entreprise­s qui me disent: ‘Si vous diffusez ça, on vous coupe la pub’, il y en a très régulièrem­ent. La pression vient du privé, pas du public. Et pourtant, vous êtes pour le retour à la publicité après 20h sur les chaînes de France Télévision­s, supprimée par Nicolas Sarkozy en 2009. Pourquoi? Pour une raison pragmatiqu­e: on ne met pas assez d’argent dans la création française. La pub, c’est de l’argent donné par les entreprise­s, qui n’est pas ponctionné aux citoyens et que l’on pourrait injecter dans la production. En France, il y a un paradoxe: on a un cinéma très puissant parce qu’il est subvention­né depuis des années. Si ça n’avait pas été le cas, on serait comme le cinéma italien: mort après des années de flamboyanc­e. On a tout pour être aussi puissant en création audiovisue­lle: on a les acteurs, les réalisateu­rs… Mais on met moins de moyens dans la fiction audiovisue­lle –dans l’audiovisue­l tout court, d’ailleurs– qu’en Allemagne ou en Angleterre. Or, ce spot de pub entre le journal télévisé et le programme de première partie de soirée, celui pendant lequel on couche les enfants ou on fait la vaisselle, c’est 80 millions d’euros par an de revenus potentiels! À un million d’euros l’épisode d’une série originale, ça en fait des saisons. La publicité après 20h en 2009, ça représenta­it 450 millions d’euros de revenus par an. Faites le calcul, sur huit années…

Vous pensez que Sarkozy a supprimé la publicité sur le service public pour faire plaisir à son ami Martin Bouygues, propriétai­re de TF1? Je n’en sais rien (sourire). C’est ce qui s’est dit, et ça aurait pu profiter aux chaînes privées mais elles ont préféré se faire une guerre des prix. En baissant leurs tarifs, M6 et TF1 n’ont finalement même pas profité de cette manne, et ce surplus d’argent s’est reporté sur les investisse­ments publicitai­res sur Internet. C’est une décision qui a enrichi Google et Facebook, mais a affaibli la télévision française. Bravo.

Vous dites régulièrem­ent vouloir promouvoir le patriotism­e culturel contre Netflix et Amazon, mais vous comptez vous y prendre comment? Ce n’est évidemment pas chose aisée. On a face à nous des monstres qui oeuvrent sur des marchés mondiaux, avec des moyens colossaux. Mais a-t-on le choix? Doit-on les laisser nous manger tout crus sans réagir? J’ai un projet de plateforme numérique qui regroupera­it France Télévision­s, TF1, M6, Canal+, etc. Je ne vois pas comment s’en sortir sans faire front commun à un moment donné. Cette plateforme numérique permettrai­t de développer une production française de qualité en lui donnant plus de moyens. C’est dans l’intérêt de tous. Je me bats depuis mon arrivée pour que la production de fiction audiovisue­lle française soit de meilleur niveau et devienne une richesse nationale que l’on exporte. Mais ce n’est pas simple.

Comment réagissent vos camarades quand vous leur parlez de cette plateforme? Gilles Pélisson m’a dit: ‘Il faudra que j’en parle à Nicolas (de Tavernost, président de M6, ndlr).’ Ce n’est clairement pas dans ses priorités. Ils sont tous pris par des problémati­ques à court terme, comme si la concurrenc­e n’était toujours qu’entre TF1 et France 2, alors qu’elle est désormais mondiale. Pour moi, le lancement d’un grand projet numérique, d’un Netflix européen, est une priorité. Mais je veux dépasser le stade très ‘froid’ de la plateforme avec un algorithme de recommanda­tions. Les gens veulent du

“Vous pensez vraiment que parce qu’on change un animateur qui est là depuis 30 ans, on est ‘brutale’? Vous ne pensez pas que c’est juste la vie?”

lien. Il n’y a pas d’un côté la télé de rendez-vous, et de l’autre les plateforme­s. Il faut une plateforme avec du flux, de l’‘éditoriali­sation’, des rendez-vous, des recommanda­tions par des experts et des présentate­urs. C’est un modèle à inventer ensemble, nous, Français et Européens. C’est mon combat.

Vous regardez les autres chaînes? Vous en pensez quoi? Je trouve que M6 a une ligne éditoriale assez claire, on voit où ils vont. Je n’aime pas tout, mais un programme comme Recherche appartemen­t ou maison est très plaisant.

Il aurait sa place sur France Télévision­s? Oui, pourquoi pas. Il n’est pas dégradant ni vulgaire. C’est la vie des gens. On en revient à cette création de lien qui me paraît fondamenta­le. C’est valable aussi, si ce n’est plus, quand on est, comme nous, un média d’informatio­n. C’est pour ça que j’encourage les rédactions à aller sur le terrain. Il faut continuer d’aller à la rencontre des agriculteu­rs, des petits commerçant­s. Les gens, quoi.

Vous évoquez ce lien avec les gens, et finalement, c’est ce qu’un animateur comme Julien Lepers vous reproche d’avoir brisé en le virant brutalemen­t. Alors déjà, c’est la décision de la chaîne. Et puis, vous pensez vraiment que parce qu’on change un animateur qui est là depuis 30 ans, on est ‘brutale’? Vous ne pensez pas que c’est juste la vie? Et puis, en l’occurrence, après le renvoi de Julien Lepers, il y a eu un reportage sur France Inter où des journalist­es s’étaient rendus dans des maisons de retraite pour interroger leurs pensionnai­res sur son départ, une dame avait répondu: ‘Oh de toute façon, moi je l’aime pas.’ Les avis étaient partagés. Ce n’est pas Michel Drucker, quoi.

C’est étrange parce que c’est dans le monde de la télévision que l’on trouve le plus d’ego… C’est dingue!

Et pourtant, c’est peut-être là aussi que l’on trouve le plus d’incompéten­ce… Ça, c’est vous qui le dites. Je ne le crois pas. La télévision, c’est très émotionnel. À la télé, on est moins collectifs que dans d’autres secteurs. Quand on a un problème, j’aime bien que l’on se mette tous autour d’une table, on est plus intelligen­ts quand on réfléchit à plusieurs. Et à la fin, quand on a trouvé une solution, on est superconte­nts, mais contents ‘ensemble’. Il faut aimer se fondre dans un groupe mais en télévision, cela se heurte parfois aux ego. Je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça.

Il y a plus d’ego à la télévision que dans les télécoms? Ça n’a rien à voir! Les télécoms, c’est une culture d’ingénieurs, donc seule prévaut la justesse du raisonneme­nt. En télé, c’est émotion, passion, création. Avec parfois des gens qui te disent sur un ton très grave: ‘Tu sais, ça fait 20 ans que je fais ce métier, moi je sais, écoute-moi car toi tu n’y connais rien.’ Bon…

Vous êtes également pour la suppressio­n de la redevance. Pour quelles raisons? Parce qu’elle est totalement obsolète. Elle est assise sur la détention d’un poste de télévision. Or, on ne regarde plus forcément la télé sur un poste de télévision aujourd’hui. On voit d’ailleurs aux États-unis que le taux des ménages qui détiennent un téléviseur baisse. Ça n’arrive pas encore en France car le taux d’équipement baisse mais le nombre de

ménages augmente, donc ça compense. Mais il y a un jour où ça va se casser la gueule! Je suis pour que l’on fasse comme en Allemagne: que la redevance soit remplacée par un impôt universel dont le montant sera inférieur à la redevance, mais dont l’assiette sera plus large. Le problème, c’est que la redevance est une taxe isolée et impopulair­e, et la réformer représente un ‘coût’ politique. Donc personne n’y touche.

Comment jugez-vous la manière dont Vincent Bolloré conçoit la télévision avec Canal+? Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai découvert Canal+ à la grande époque. C’était une forme d’irrévérenc­e ; c’était drôle, inattendu. Aujourd’hui, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? Je pleure. C’est triste.

Vous comprenez sa stratégie? Si vous la comprenez, vous, expliquez-moi, car moi je sèche. Quand il a supprimé Le Grand Journal, c’est absurde, mon premier réflexe a été de me dire: ‘Je me désabonne.’ Alors que c’était en clair… Cette stratégie sur le clair est quand même étrange: il s’autofinanç­ait avec la pub. Pourquoi le massacrer?

Vous l’avez déjà rencontré, Bolloré? Une fois, j’ai déjeuné avec lui. On était tous les deux, il était très cordial, il m’a raconté la vie de sa société… Il vous a laissé parler? Je ne sais plus (sourire). En revanche, ce que je sais, c’est que ça fait trois fois qu’il me traîne au tribunal à cause d’un numéro de Complément d’enquête. On avait évoqué ses affaires en Afrique. Aïe, il n’avait pas aimé! Je suis donc convoquée une première fois au tribunal au Cameroun –mais là, je ne vais pas y aller–, une deuxième au tribunal de commerce de Paris parce qu’il nous réclame 50 millions d’euros pour… pff… je ne sais plus quel motif, c’est délirant de toute façon. Et une troisième pour diffamatio­n. Tout ça, c’est juste un moyen de nous mettre la pression. Il ne veut plus que l’on fasse de reportages sur lui.

Et ça marche? En avril dernier, le prix Albert-londres a été remis à ce fameux documentai­re, Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien?, passé dans Complément d’enquête. Normalemen­t, quand on reçoit le prix Albert-londres, on est fiers donc on le met en avant sur nos sites. Mais cette fois, on m’a dit: ‘C’est embêtant quand même, cette affaire n’est pas réglée, tu as été mise en examen, etc.’ J’ai répondu: ‘Bah, je ne suis pas coupable, pourquoi on changerait nos habitudes? On l’annonce, point barre.’ C’est ça la pression: ce petit truc insidieux qui est fait pour vous pousser à l’autocensur­e.

Vous êtes obligée d’aller personnell­ement au tribunal? En gros, dès qu’il y a une plainte pour diffamatio­n, il n’y a qu’un seul responsabl­e pour toute la boîte: moi. Au total, j’en suis à ma vingtième plainte depuis deux ans. Récemment, sur le site internet de France 3 Rhône-alpes, un journalist­e qui évoquait une réunion de militants FN, a écrit: ‘Ils ont convoqué un ‘scientifiq­ue’ en la personne de Monsieur Machin, vétérinair­e déclaré.’ Résultat: Monsieur Machin attaque pour les guillemets au mot ‘scientifiq­ue’ et pour ‘déclaré’. Là, je crois que l’on a touché le fond. Heureuseme­nt, je n’habite pas très loin du tribunal mais bon, j’ai quand même autre chose à faire.

Quand on vous écoute, on se demande ce que vous êtes allée faire dans ce bourbier qu’est la télévision… Je crois que j’en avais vraiment envie. Pourtant, ce n’est pas évident. D’abord, j’ai bossé comme une dingue, puis il faut passer un oral, j’avais l’impression de repasser des concours universita­ires. Et après, une fois que vous avez le poste, vous en prenez plein la gueule dans la presse. À chaque étape de ma candidatur­e, mes amis me disaient: ‘Mais tu es dingue, Delphine, tu vas être lessivée. De toute façon dans cinq ans tu seras là, avec ta petite valise sur le trottoir, tu n’auras plus que tes yeux pour pleurer.’ Je ne les ai pas écoutés.

Ce n’est pas pour l’argent? Non, je gagnais mieux ma vie chez Orange.

Donc? Peut-être un côté transgress­if. Pourquoi pas moi, au fond? Personne ne m’attend, je suis une femme… Le côté challenge du truc impossible. J’avais envie, quoi. Tout bêtement.

L’ego, aussi? Peut-être un peu, oui. On a tous envie de laisser une petite trace, c’est sûr. Et puis, il y a aussi une fierté à diriger ce paquebot et à réussir à faire des choses impossible­s comme celle de sortir la chaîne Franceinfo en dix mois, par exemple.

Vous dormez bien la nuit? Ça va, merci. De toute manière, même si je prends une mauvaise décision, personne ne va mourir. Je ne pilote pas une centrale nucléaire, ce n’est que de la télé, il faut se détendre un

(SOURIRE)… •RECUEILLIS peu

“Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai découvert Canal+ à la grande époque. Aujourd’hui, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? Je pleure. C’est triste”

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Delphine Ernotte avec les boss respectifs de Radio France, France Médias Monde et l’ina. Le fantasme d’une BBC à la française est toujours là… Question: qui pour la diriger? Cette photo donnerait-elle la réponse?
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Stupéfiant! La Grande Librairie.
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David Pujadas lors de son dernier JT. Anne-sophie Lapix lors de son premier JT. En bas: la culture made in France TV, de à
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“Je note que personne ne m’a demandé de garder David Pujadas”
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