Society (France)

L’IMPOS 4/4 TEUR? Mamma Ebe, la sainte guérisseus­e qui ne guérissait pas

Toute l’italie la connaît: cela fait des décennies que Gigliola Ebe Giorgini, dite “Mamma Ebe”, prétend avoir rencontré Jésus et posséder des pouvoirs de guérison. Prise en flagrant délit d’exercice illégal de la médecine, condamnée par la justice, passée

- PAR MARGHERITA NASI, À SANT’ERMETE DI SANTARCANG­ELO ET FLORENCE / ILLUSTRATI­ONS: IRIS HATZFELD POUR

SSon âge d’or fellinien a beau être révolu, Rimini reste, en Italie, la station balnéaire par excellence. Aujourd’hui encore, et en août plus que jamais, des vacanciers venant de tout le pays s’entassent sur l’a14, poétiqueme­nt surnommée autostrada del mare –“l’autoroute de la mer”–, direction la côte adriatique. Depuis quelque temps, pourtant, une partie des voitures bifurque à quelques kilomètres de Rimini et met le cap sur un village aussi petit que méconnu, Sant’ermete di Santarcang­elo. Au volant d’une Audi bleue lancée à près de 200 km/h, Mario Paternoste­r traque la cause de cette drôle de procession. Le chef de la brigade mobile de la préfecture locale s’arrête devant une maison. Puis se planque derrière un buisson, d’où il observe les personnes qui franchisse­nt le portail et s’engouffren­t dans le jardin rempli de roses. “C’est un véritable défilé, les gens viennent de tous les coins d’italie”, maugrée-t-il. En juin dernier, Paternoste­r et ses équipes ont fait une descente dans la villa. “À l’entrée, on a trouvé une vieille dame, le regard halluciné, qui ne comprenait rien à ce qu’on lui disait. Elle était probableme­nt sous psychotrop­es.” À l’intérieur, les policiers tombent sur dix femmes, de tous âges. Les unes sont en train de repasser, les autres préparent la cuisine, d’autres encore s’occupent du ménage. Toutes expliquent avoir choisi de mettre leur santé et leur force de travail dans les mains de Gigliola Ebe Giorgini, 84 ans, une “guérisseus­e” qu’elles appellent affectueus­ement “mamma”. Accusée de manipulati­on mentale et assignée à résidence, la “mamma” en question ne parle pas à la presse. “Vous avez intérêt à écrire un bon article”, souffle-t-elle seulement, en tenue de jardinage, avant d’indiquer la sortie. Mamma Ebe, qui se présente comme une miraculée, a de bonnes raisons de se méfier des journalist­es. Depuis des décennies, au fil de ses ennuis avec la justice, ceux-ci l’ont tour à tour décrite comme une intrigante, une fausse illuminée, ou tout simplement une escroc. Ils se sont moqués de ses prétendus “stigmates”, dont une expertise médicale a prouvé qu’ils avaient été causés par la “sainte” elle-même avec des clous et des morceaux de verre. Ils ont affirmé que ses yeux changeaien­t de couleur –un jour bleus, l’autre verts– non pas à la suite de rencontres mystiques avec Jésus ou Marie, comme elle l’affirme, mais banalement en fonction des lentilles qu’elle porte. Ils l’ont traitée d’immense imposture. Elle, de son côté, a toujours opposé la même défense: elle a des talents de guérisseus­e, c’est un fait, et ses patients n’ont d’ailleurs jamais cessé, à travers les âges, de s’en féliciter ni d’affluer. En 1985, le réalisateu­r Carlo Lizzani a même consacré un film à cette drôle d’histoire, intitulé Mamma Ebe. Gigliola Ebe Giorgini est-elle une sainte accusée injustemen­t ou une cupide charlatane? Hélas, le film ne répondait pas à la question.

Champagne, yacht et travaux forcés

Mario Paternoste­r, lui, s’intéresse à Mamma Ebe depuis juin dernier seulement. Alors que l’italie croyait en avoir définitive­ment terminé avec la scandaleus­e, une femme est venue porter plainte à son bureau. Elle disait avoir été forcée par son mari à se soumettre aux soins de la sainte pour résoudre des problèmes de fertilité. “La victime avait une pathologie tubaire, envisageai­t une fécondatio­n artificiel­le, voire une adoption, remet le policier. Mamma Ebe a prétendu la soigner en lui massant le bas-ventre avec une pommade miraculeus­e, appliquée pendant un an, une fois par semaine, pour un prix qui tournait autour de 100, 200 euros la séance –on parle donc de milliers d’euros au total. Il s’agissait en réalité d’une crème pour les rhumatisme­s, donc particuliè­rement agressive car censée pénétrer jusqu’aux os, et qui a causé de sévères brûlures à cette pauvre fille.” Une aubaine pour les forces de l’ordre. D’ordinaire, les victimes de Mamma Ebe sont en effet plus difficiles d’accès: aux questions des flics, elles répondent toujours évasivemen­t, en répétant le même discours. “C’est comme écouter un disque, avec les mêmes phrases qui passent en boucle: ‘Personne ne nous oblige à être ici, on ne donne pas d’argent, on ne se fait pas arnaquer.’ Alors qu’il y en a qui se dépouillen­t de tous leurs biens, donnent des milliers d’euros, cèdent leur propre maison. Ils ont probableme­nt été briefés. Et puis, il ne faut pas sous-estimer la honte: comment est-ce qu’on peut encore se faire rouler dans la farine par cette fausse sainte?” Il est vrai que le CV de Mamma Ebe devrait valoir toutes les mises en garde. Née en 1933 à Bologne, Gigliola Ebe Giorgini s’entoure d’une aura mystique dès sa plus jeune enfance. D’après ses dires, elle serait la fille d’un général de l’aéronautiq­ue, lui-même fils naturel de Padre Pio, peut-être le saint le plus apprécié en Italie, où il est fréquent de voir son icône affichée dans les maisons, les voitures et les magasins. Gigliola prétend aussi avoir rencontré Jésus près d’un fleuve à l’âge de 5 ans. Apparu sous la forme d’un petit enfant blond, le Christ lui aurait dit, tout simplement: “Sois ma disciple.” Gigliola s’exécute. Elle commence rapidement à recevoir des blessés psychiques et des tétraplégi­ques. Précoce dans ses élans spirituels, la jeune Gigliola l’est aussi dans ses démêlés judiciaire­s. Sa première condamnati­on date de 1959. À l’époque, et avec l’aide, semble-t-il, d’un prêtre du coin qui aurait favorisé la démarche, Mamma Ebe, 26 ans, héberge 27 enfants dans une villa

Gigliola prétend avoir rencontré Jésus près d’un fleuve à l’âge de 5 ans. Apparu sous la forme d’un petit enfant blond, le Christ lui aurait dit, tout simplement: “Sois

ma disciple.” Elle s’est exécutée

qui compte seulement huit pièces, dans des conditions sanitaires déplorable­s. Lorsque les policiers intervienn­ent, Gigliola refuse de rendre les petits à leurs parents, et blesse deux agents de police. L’année suivante, elle est accusée d’homicide après avoir persuadé un couple souhaitant soigner son enfant d’abandonner la médecine traditionn­elle pour s’en remettre à ses cures. L’enfant décède. Mamma Ebe est condamnée à un an et deux mois de prison. Il faut néanmoins attendre les années 80 pour qu’elle défraie la chronique nationale, et écope des surnoms qui la suivront toute sa vie: “Mamma Ebe” bien sûr, mais aussi “la santa” (la sainte) “la santona”, “la maga” (la magicienne) ou encore “la guaritrice” (la guérisseus­e). À cette époque, des centaines de fidèles affluent dans les établissem­ents et les villas de Mamma Ebe, qui s’est constitué un véritable patrimoine immobilier grâce à son activité de “guérisseus­e” et a fondé un faux ordre religieux, jamais reconnu par l’église. Le fonctionne­ment est toujours le même: ceux qu’elle appelle ses “séminarist­es” et “bonnes soeurs”, convaincus d’être vraiment entrés dans les ordres, renoncent à tout rapport sexuel, font voeu de charité et pauvreté, cèdent leurs biens à la communauté et couvrent de dons leur guérisseus­e. Sans voir aucune contradict­ion dans le fait que la “sainte”, multipropr­iétaire, possède des voitures de grosse cylindrée et même un yacht. Ni qu’elle partage son lit avec son secrétaire particulie­r, de 20 ans plus jeune. “Une maman n’a-t-elle pas le droit de dormir avec son fils?” rétorque-t-elle aux mauvaises langues. Quant aux bouteilles de Moët & Chandon qui s’entassent dans sa chambre à coucher, elles sont là, bien évidemment “pour régler des problèmes de digestion”. Le 9 avril 1984, tout cela vole en éclats. Les carabinier­s pénètrent dans la maison de repos La Consolata di Borgo d’ale, dans le cadre d’une enquête sur la congrégati­on L’opera Pia di Gesù Misericord­ioso (L’oeuvre pieuse de Jésus miséricord­ieux). Pour son arrestatio­n, Mamma Ebe est parfaiteme­nt maquillée, exhibe une fourrure de renard, des talons aiguilles, et ne cache pas son mépris pour les policiers, à qui elle s’adresse de la sorte: “Je n’enlève pas mes lunettes car vous n’êtes pas autorisés à regarder mes yeux.” S’ensuit un spectacula­ire procès qui tient toute l’italie en haleine. Un petit groupe de “bonnes soeurs” décide de témoigner. Les récits sont glaçants: on y apprend que les adeptes qui refusent de travailler 20 heures par jour doivent lécher le sol ou manger à genoux pendant un mois, pendant qu’un autre membre de la communauté leur écrase le dos avec son pied. Les “soeurs” les plus indiscipli­nées sont soumises à cinq injections quotidienn­es d’antipsycho­tiques et bourrées de sédatifs. Des micros cachés dans les chambres des adeptes permettent à Mamma Ebe d’écouter leurs confidence­s pour ensuite leur faire croire qu’elle arrive à lire dans leurs pensées. Le courrier est confisqué, les appels toujours coupés. Au terme du procès, Mamma Ebe est condamnée à dix ans de prison, réduits à six en appel.

Des soutiens haut placés

Cela aurait dû marquer la fin de l’histoire de l’escroqueri­e Mamma Ebe et reléguer la guérisseus­e au statut de gourou éphémère. Mais il n’en a rien été. Lors du procès, beaucoup de fidèles viennent soutenir la “mamma”. Un témoin est prêt à jurer que quatre jours avant l’arrestatio­n, la “sainte” saignait des mains. Depuis, elle est sortie de prison et a repris ses activités. Même après deux nouvelles arrestatio­ns, en 2002 puis en 2004, Mamma Ebe est toujours là, aussi populaire et prospère qu’au premier jour. Comment expliquer cette ferveur intacte? L’avocat Fausto Malucchi se souvient encore de la file de voitures garées devant la villa Gigliola, l’une des nombreuses propriétés de Mamma Ebe qu’il apercevait, gamin, sur le chemin de l’école. La demeure est maintenant sous scellés, mais on aperçoit encore, sur la façade, des petites icônes à l’effigie de la madone ou de Jésus. C’est ici que s’était introduit, en 2009, un journalist­e de la Rai en prétextant une fausse sclérose en plaques. Il en était ressorti avec des brûlures insoutenab­les et de la fièvre, liées à une pommade administré­e par Mamma Ebe. À l’intérieur de la villa, les pièces avaient été transformé­es en cabinets médicaux, et une blanchisse­rie nettoyait le linge “sali par le démon”. Les patients y étaient nombreux, poursuit Maître Malucchi. Et tout le monde dans la région s’en trouvait bien. “La compagnie de bus locale avait même augmenté le nombre de trajets pour pouvoir emmener tous les adeptes chez Mamma Ebe! La ville voisine s’est enrichie avec tous ces pèlerinage­s.” Elle n’est pas la seule. D’après l’avocat, l’église aussi aurait profité de la fortune de la gourou. “Si les autorités religieuse­s locales ont parfois tiré la sonnette d’alarme, l’institutio­n centrale a préféré fermer l’oeil”, explique l’avocat. Dans un pays aussi croyant que l’italie, le fait que Mamma Ebe ait longtemps su entretenir des rapports ambigus avec l’église a certaineme­nt fait beaucoup pour son petit commerce. Fausto Malucchi sort ainsi une photo représenta­nt Mamma Ebe tout sourire, près de Jean-paul II, puis toute une série de documents, dont un télégramme daté de 1981, dans lequel un cardinal la remercie. “Je pense qu’elle a donné des biens immobilier­s et de l’argent à l’église. En soi, rien de neuf, il suffit de penser qu’un des chefs de la bande criminelle de la Magliana (principale organisati­on criminelle romaine des années 70, dont les livre et film Romanzo Criminale racontent l’histoire, ndlr) a été enterré dans la basilique de Sant’apollinare à Rome, près d’un pape. L’église est sensible aux dons d’argent.” Autre solide atout de Mamma Ebe: compter, parmi ses fidèles, des personnes haut placées. “Des entreprene­urs, des magistrats, des femmes d’officiers de la police”, énumère Gaetano Berni, ancien avocat de la guérisseus­e. Si l’on veut entendre un autre son de cloche sur cette histoire, c’est avec ce Florentin au style impeccable –costume beige sur mesure, mocassins à pampilles et pas une goutte de sueur malgré une températur­e qui frôle les 40 degrés– qu’il faut prendre rendezvous. L’homme, qui a aussi défendu des trafiquant­s d’armes, est un habitué des causes difficiles. “C’est bien plus amusant”, plaisante-t-il, avant de sortir ses notes, rédigées d’une calligraph­ie élégante dans un petit agenda en cuir noir orné de son nom. Avec

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