Une vie hasardeuse
Lassé par son train-train d’ingénieur informatique dans la Silicon Valley, Max Hawkins a décidé de confier sa vie au hasard. Ou plus exactement, au Randomizer, un logiciel qu’il a mis au point et qui le guide aléatoirement de pays en pays. Et de rencontre
Ce soir-là, Max est venu avec une tarte et un ami. Depuis San Francisco, les deux hommes –et le dessert– ont roulé près de trois heures pour toquer à la porte de Madame Beasley, une psychologue à la retraite coulant des jours paisibles à Fresno, au centre de la Californie. Max ne l’a jamais rencontrée, son pote non plus. Mais qu’importe. Quand ils se pointent, “tout le monde est très heureux de [les] accueillir, ils pensaient [qu’ils étaient] des amis d’amis”. Le duo restera plusieurs heures à gueuletonner dans une ambiance chaleureuse, comme s’ils faisaient partie de la famille Beasley depuis toujours. Quand finalement la bringue se termine sur les fauteuils du salon, ils sont agglutinés autour d’une lampe à la lumière pâle, fredonnant en choeur une célèbre comptine de Noël américaine: “Santa Baby, je pense à toutes les occasions de m’amuser que j’ai loupées.” À cette époque, en 2014, Max Hawkins, diplômé d’art et d’informatique, travaillait pour Google, buvait du café artisanal et se nourrissait de chou kale. De son propre aveu, il avait alors la sensation de vivre dans une bulle, englué dans une existence monotone où plus rien n’avait de saveur. “Je me levais, j’allais au travail, puis je sortais dans les mêmes bars avec le même groupe d’amis. Quelque‑chose manquait dans ma vie. J’avais l’impression de suffoquer, coincé dans ma routine de tech worker.” Alors, pour pimenter son existence, Max a trafiqué son appli Uber afin de faire en sorte que la destination d’arrivée soit choisie de façon aléatoire. “Cela pouvait m’amener trois numéros plus loin, ou bien à l’autre bout de la ville. Étonnamment, la première fois que j’ai testé le programme, ça m’a amené devant un hôpital psychiatrique”, rit-il avec le recul. Il en faut plus pour décourager le Californien, qui pousse plus loin son concept de “randomization”. Inspiré par Brian Eno et l’art génératif, l’ingénieur met au point un programme l’inscrivant aléatoirement à des évènements Facebook publics. Et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé chez Madame Beasley, à Fresno. Ou à un cours d’acroyoga. Ou à une soirée arrosée au White Russian en compagnie d’une bande de Russes imbibés.
Un Mcdo à Créteil
Mais c’est toujours trop peu. Comme l’hommedé du roman éponyme de Luke Rhinehart, qui jouait toutes les décisions de sa vie aux dés, Max décide en 2015 d’entamer un long voyage dicté par le Randomizer. En fonction de son budget, le programme choisit un billet d’avion pour une destination n’importe où sur le globe. Sur place, l’ordinateur pioche ensuite dans les évènements Facebook locaux pour déterminer ses activités quotidiennes. Hawkins découvre ainsi l’allemagne, l’inde, les Émirats arabes unis. À Paris, surprise: le logiciel l’incite à engloutir un burger dans un Mcdonald’s de Créteil, “contrairement aux touristes qui se contentent de visiter le centre‑ville”, se félicite-t-il après coup. À Hô-chi-minhville, la machine le dirige vers un concert du “Justin Bieber local”, au dernier étage du building le plus haut de la ville. “Après le show, il nous a invités à boire un verre. On a fini très tard et très saouls dans la nuit.” Aujourd’hui installé à Los Angeles, Hawkins travaille sur une version grand public du Randomizer. “Pendant mes voyages, j’ai constaté à quel point mon programme intriguait les gens. Quand on y pense, à chaque fois que l’on reçoit une recommandation ou une notification sur Internet, on est poussés dans une case. Seul le fait de remettre du hasard dans nos vies peut atténuer ce genre de mécanisme”, confie-t-il. En attendant, fin juillet, il s’est offert une nouvelle petite escapade à l’aveugle. Ce coup-ci, le programme l’a envoyé dans un bar près de Beverly Hills. Ce jour-là, coïncidence: une tombola était organisée. Comme d’habitude, Max a laissé faire le hasard, qui ne fait pas toujours bien les choses. Il a tiré le numéro 894 943. Et a perdu.