Society (France)

Kathryn Bigelow

Detroit arrive auréolé du soufre des films qui font polémique. Après Démineurs et Zero Dark Thirty, Kathryn Bigelow y met en scène un épisode douloureux de l’histoire américaine: les émeutes raciales qui frappèrent la ville du Michigan en 1967 et leur rép

- PAR BRICE BOSSAVIE ET AXEL CADIEUX

Après Démineurs et Zero Dark Thirty, la cinéaste américaine revient avec Detroit, un film qui met en scène un épisode douloureux de l’histoire des États-unis: les émeutes raciales qui frappèrent la ville du Michigan en 1967 et leur répression policière. Une façon détournée de parler de l’amérique de 2017? Interview.

Braqueurs surfeurs (Point Break), survie en sous-marin (K-19: Le Piège des profondeur­s), traque de Ben Laden (Zero Dark Thirty), opérations de déminage en Irak (Démineurs)… En 30 ans, Kathryn Bigelow, première femme de l’histoire du cinéma à recevoir l’oscar de la meilleure réalisatio­n en 2010, a su se faire une place de choix dans un milieu d’hommes, sans se soucier des préjugés ni renier ce qu’elle aime avant tout, soit le cinéma d’action pur et dur mâtiné d’une dimension politique. Avec Detroit, elle va encore plus loin, et regarde en face l’un des cauchemars de l’amérique: son racisme endémique. Sorti au coeur de l’été aux États-unis, le film a essuyé une pluie de réactions épidermiqu­es, rapidement suivies d’une petite polémique: comment une femme blanche élevée dans une famille aisée de Californie peut-elle filmer avec respect et acuité le racisme dont sont victimes les Afro-américains? “Parce que c’était une histoire trop importante pour qu’elle ne soit pas racontée”, répond-elle simplement.

Que ce soit dans vos films Blue Steel ou Strange Days, ou dans les épisodes que vous avez réalisés pour Homicide (série considérée comme l’ancêtre de The Wire, ndlr), la question des violences raciales apparaît comme l’un des fils rouges de votre oeuvre. Est-ce un enjeu central pour vous? Ça l’a toujours été, oui. Lorsque Barack Obama a été élu, je pressentai­s que l’on entrait dans un monde postracial, dans lequel on pourrait enfin réfléchir aux disparités économique­s, à la pauvreté, à l’éducation, à l’emploi. Aujourd’hui, je tombe de haut. On n’est toujours pas capables d’aborder ces sujets de manière frontale. Malgré les récents événements de Charlottes­ville. L’incident du Algiers Motel (voir encadré) et les émeutes de Détroit se sont déroulés il y a 50 ans et personne n’en avait entendu parler, personne n’en discutait, comme un secret si bien gardé qu’il finit par s’effacer des mémoires. Et ça, pour moi, c’est inconcevab­le.

En 1967, lors des émeutes, vous aviez 15 ans. Ce n’était pas quelque chose dont vous parliez? Non. On n’en parlait pas. J’ai grandi en Californie du Nord et à l’époque, la menace nucléaire puis le Vietnam phagocytai­ent l’intégralit­é du débat public.

Quelle était votre priorité avec Detroit: faire un film d’action efficace ou véhiculer un message politique? Être politiquem­ent engagée, sans aucun doute.

Le film est pourtant très spectacula­ire, avec beaucoup de caméra à l’épaule, des mouvements brusques. Pourquoi ce choix de réalisatio­n? J’ai pensé que c’était la meilleure manière de faire pour toucher un maximum de monde. Un simple divertisse­ment n’aurait évidemment pas été suffisant, mais d’un autre côté, un documentai­re avec des images d’archives aurait poussé les gens à se dire: ‘Oh ça va, c’était il y a longtemps, ça ne peut pas arriver maintenant.’ Or il suffit de jeter un coup d’oeil aux infos pour réaliser que notre civilisati­on ne connaît strictemen­t aucun progrès. Pas grand-chose n’a changé depuis 1967, et je crois que la fiction peut être un excellent moyen de raconter une histoire forte, difficile, choquante, qui fasse bouger les lignes. Mon souhait, c’est qu’une vraie discussion ressorte de ce film et qu’il donne lieu à des changement­s plus que jamais nécessaire­s aux États-unis. Peu importe que ce soit moi ou un autre qui déclenche ça, je m’en fiche même totalement. Je veux juste que ce débat ait enfin lieu.

Comment définiriez-vous Detroit, du coup? Un film d’action? Un film d’époque? Je pense qu’il faudrait inventer un nouveau genre (rires). Comment décririez-vous un drame socio-historique comme L’armée des ombres de Jeanpierre Melville, sur la résistance française pendant la guerre? C’est un de mes films préférés: une histoire vraie, avec des caractéris­tiques sociologiq­ues et historique­s, tout en étant viscéral et immersif. J’ai conçu Detroit de la même manière. Pour moi, un film d’action n’a pas forcément énormément de contenu: c’est explosif, excitant, amusant parfois. Mais pour L’armée des ombres ou Detroit, il y a une dimension

supplément­aire, un impact socio-historique. Il n’y a aucune marche à suivre pour ça, pas de guide, pas de modèle. Tu navigues entre ton instinct et tes recherches, qui sont le point capital: si elles sont suffisamme­nt bonnes, approfondi­es et rigoureuse­s, alors tu pourras prendre les bonnes décisions par rapport à ce fameux équilibre et alterner entre restitutio­n des faits et action pure. Les victimes m’ont décrit ce qui s’est passé cette nuit-là au Algiers Motel, j’ai vérifié que l’endroit où Carl Cooper (la première personne assassinée là-bas, ndlr) a été abattu correspond­e bien à la trajectoir­e de la balle. On a fouillé dans les dossiers judiciaire­s, on a eu recours à la loi d’accès à l’informatio­n, on a eu tous les comptes rendus des procès, tous les documents. Et on a rencontré un avocat qui représenta­it les policiers incriminés.

Mais vous n’avez pas parlé aux policiers directemen­t? Non… Je crois que personne n’a réussi à leur parler.

Ce nouveau film, comme avant lui Zero Dark Thirty, sur la traque et la mort de Ben Laden, entend restituer les faits avec exactitude. Comment fait-on pour y parvenir dans le cadre de la fiction? Prenez Zero Dark Thirty: l’histoire s’étale sur dix ans mais le film dure deux heures quarante, c’est une compressio­n. Et c’est là que ça peut devenir compliqué car lorsque vous condensez le temps, vous condensez aussi

“Il suffit de jeter un coup d’oeil aux infos pour réaliser que notre civilisati­on ne connaît strictemen­t aucun progrès. Pas grand-chose n’a changé depuis 1967”

vos personnage­s. On se trouve là à l’intersecti­on de la réalité et de la fiction, et c’est ici que mon jugement et ma responsabi­lité, en tant que réalisatri­ce, sont fondamenta­ux. Qu’est-ce qu’on laisse de côté, qu’est-ce qu’on met en avant? Mais c’est exactement la même chose dans un documentai­re: certaines choses sont priorisées et d’autres abandonnée­s. Pareil pour un photograph­e de guerre et son objectif… C’est toujours la même question du choix éditorial. J’en ai discuté avec le photograph­e de guerre James Nachtwey, qui m’a dit: ‘Il y a quatre millions d’étoiles, mais tu en choisis juste une seule.’ Qu’est-ce qui guide ce choix? Où est la limite? Évidemment, je refuse d’inventer quoi que ce soit, genre: ‘On va dire que dans la troisième partie, le personnage principal, Larry, s’échappe du motel et retourne chanter sur scène au Fox Theater et vit le moment qu’il attendait tant.’ Ça, c’est la version hollywoodi­enne, ça ne m’intéresse pas: on parle d’un homme avec des cicatrices physiques et émotionnel­les indélébile­s, qui l’ont poussé à se réfugier dans une chorale d’église à Détroit pour le restant de ses jours. On ne peut pas le trahir.

Votre scénariste, Mark Boal, a monté sa maison de production qu’il définit comme étant ‘au croisement du reportage et du divertisse­ment’. Comment vous voyez-vous, finalement: comme une réalisatri­ce, une activiste, une reporter? Un peu des trois. C’est un mélange sain, je trouve. Après, évidemment, je fais des films personnels, pas des manuels d’histoire. Mais j’essaie toujours de faire les bons choix, avec intégrité, dans les limites du média qui est le mien.

Comment inciter les gens à assister au spectacle payant de Noirs séquestrés et assassinés pendant deux heures par des policiers blancs? N’y a-t-il pas une part de masochisme là-dedans? Peut-être, mais en même temps, c’est quelque chose que l’on voit tous les jours à la télévision. Remettre du contexte dans ces événements peut avoir une vertu éducative, à mon avis. Il y a une citation de l’écrivain James Baldwin que j’aime beaucoup: ‘Rien ne peut changer, à moins que l’on s’y confronte.’ Et je pense que c’est vrai: il faut ressentir viscéralem­ent un phénomène pour prendre conscience de son existence et tenter d’influer sur lui. Mais évidemment, personne ne veut se confronter aux violences raciales, et d’ailleurs le film n’a pas bien marché aux États-unis. C’est le paradoxe ultime, c’est un piège. J’essaie de mettre les gens face à des choses qui les mettent mal à l’aise pour qu’ils en discutent ensuite, mais c’est très compliqué. Qui a envie de voir ça? Surtout que le film est sorti en été, période pas spécialeme­nt propice à ces débats de fond…

Justement, placer l’intrigue en 1967, c’était aussi une manière de vous éloigner de l’actualité? De faire mine de ne pas en parler, alors que le film aborde des enjeux pleinement contempora­ins? Oui, c’est sûr. La distance permet au spectateur d’être plus ouvert au sujet. Mais ça ne l’empêche pas, à la fin, de déplorer le manque d’humanité dont on peut faire preuve encore aujourd’hui, en 2017. J’ai vu énormément de gens sortir en larmes après des projection­s du film, à Détroit mais ailleurs également. On a tous un sentiment de honte quand on se rend compte que ce n’est pas un événement isolé, et je pense que c’est de là que viennent les larmes. Ça aurait pu être un film sur Ferguson. C’est ça, la vraie tragédie. Les incidents de Détroit, c’était il y a 50 ans. Michael Brown, c’était il y a trois ans. Qu’est-ce qui a changé entre-temps?

Voir: Detroit, de Kathryn Bigelow, en salle le 11 octobre

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En quatre jours d’émeutes, plus de 7 000 personnes ont été arrêtées.
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