Society (France)

Écrire sur les attentats

Écrivain phénomène en Italie, où il a remporté l’équivalent du prix Goncourt, Alessandro Piperno vient de publier, en France, son nouveau roman, Là où l’histoire se termine, où la futilité de la vie moderne croise l’horreur des attentats. Un résumé de l’é

- PAR LUCAS DUVERNET-COPPOLA ILLUSTRATI­ON: CÉLIA CALLOIS POUR SOCIETY

Selon l’écrivain italien Alessandro Piperno, “il n’y a pas de tragédie qui nous traumatise pour toujours”. Mais encore?

Votre livre évoque en creux les attentats qui touchent ces derniers temps l’europe. Et vous l’avez écrit, dites-vous, avant le 13 novembre 2015. C’est la deuxième fois que vos écrits sont dépassés par la réalité, puisque la critique française avait cru lire dans l’un de vos précédents romans l’annonce de la chute de DSK. Vous voyez l’écrivain comme une sorte d’oracle, qui sentirait les choses avant qu’elles n’arrivent? On a les antennes allumées, oui. Mais il faut distinguer la chronique littéraire de la littératur­e. Avec les années, les faits prophétiqu­es disparaîtr­ont: seul restera le livre. Parfois, j’ai la sensation que ce type de lecture finit par dénaturer les écrivains. Kafka est un cas emblématiq­ue. Quand on parle de lui aujourd’hui, on en parle comme de quelqu’un qui a anticipé l’holocauste, la mécanisati­on bureaucrat­ique, etc. Mais ce sont des grilles de lecture un peu mesquines, parce qu’elles nous font passer à côté de son génie absolu, du fait qu’il était avant tout un écrivain très sophistiqu­é et très ironique. Quand je pense à Kafka, je pense à Buster Keaton ou Charlie Chaplin, pas à un camp d’exterminat­ion.

On prend la littératur­e trop au sérieux? Non. On ne la prend pas assez au sérieux, justement, et c’est ça le problème. On traite de plus en plus l’art comme s’il s’agissait d’un fait politique. Si, par exemple, un livre de Jonathan Franzen sortait là, tout de suite, on dirait: ‘Franzen dénonce l’amérique de Trump!’ Mais si c’est ça le but, mieux vaut écrire un essai. Franzen ferait même mieux de tuer Trump directemen­t. Ce serait plus efficace. Dans 30 ans, quand on lira, ce que j’espère, les livres de Franzen, se souviendra-t-on de qui était Trump? Peut-être pas. Quand je lis aujourd’hui Le Rouge et le Noir, est-ce que je me souviens de la Restaurati­on en France? Non. Quand je lis L’éducation sentimenta­le, est-ce que je me souviens de Napoléon III? Non. La littératur­e a une vie plus longue que la chronique littéraire.

Mais dans votre roman, par exemple, l’arrivée des attentats fait forcément penser à ce qui se passe dans le monde en ce moment. C’est impossible de ne pas penser à l’actualité internatio­nale en le lisant. Sans aucun doute. Le lecteur a tout à fait le droit de mélanger sa vie, ses émotions, ce qui se passe à ce qu’il lit. Ce que je dis, c’est que si dans 20 ans on lit encore ce livre avec ce regard, on ne ressentira plus d’émotions parce que ce qui se passe en ce moment sera terminé, et alors le livre ne vaudra plus rien. C’est pourquoi il faut qu’il y ait une sorte d’autonomie du roman, que le fait divers et l’actualité n’ont pas. Je vais vous donner un exemple: j’ai beaucoup aimé American Psycho, de Bret Easton Ellis. C’est un livre qui, objectivem­ent, appartient à une époque, celle du New York des années 80 et des yuppies. Cette histoire de serial killer est comme une grande métaphore de Wall Street. Mais au-delà de cette métaphore qui fonctionne, et qui a contribué au succès de ce livre, reste le fait que dans 300 ans, personne ne saura

plus qui étaient les yuppies, et on aura perdu la trace de Reagan. Et alors: est-ce que ce livre saura m’émouvoir comme m’émeut encore Le Rouge et le Noir aujourd’hui? C’est ça, la question.

Votre livre commence comme une comédie bourgeoise et finit de manière tragique, dans un attentat sanglant, sans qu’on s’y attende un seul instant. Pourquoi ce choix? Certains critiques m’ont dit que l’attentat dans le livre est comme un deus ex machina, un stratagème narratif, qui ne marche pas pour une raison simple: je n’ai pas préparé suffisamme­nt le lecteur à l’événement. On m’a alors dit que c’était gratuit. Mais je joue là-dessus. Parce que en vérité, on ne vit pas en guerre. On vit des petites vies, avec des petites histoires romantique­s, des petites histoires d’argent, des petites choses. Et quand la tragédie arrive alors, d’un coup, tout change. Sans qu’on y soit préparé. Nos vies sont ainsi. L’histoire entre en jeu à l’improviste, et soudain nous voilà plongés dans la tragédie.

Vous dites que tout change avec les attentats, mais vous écrivez également qu’au fond, rien ne change vraiment. C’est une thématique que l’on retrouve souvent dans vos livres, ces moments où l’on réalise, alors que tout aurait dû changer, que plus rien ne devrait être comme avant, qu’en fait, tout est quasiment pareil. C’est ainsi. J’avais des amis israéliens qui, à une époque, envoyaient leurs enfants à l’école dans deux autobus différents. De telle sorte que s’il y avait un attentat, un seul mourrait. Quand on m’a dit ça, ça m’a semblé énorme. Comment tu peux tolérer quelque chose comme ça? Mais en y repensant aujourd’hui, je me dis: pourquoi pas? Il n’y a rien à quoi l’on n’est pas disposé à s’habituer. Je suis venu à Paris quelques mois après les attentats du 13-Novembre. J’avais trouvé une ville militarisé­e. Maintenant, tout est redevenu comme c’était il y a cinq ans. On est comme des fourmis que l’on brûle. Pendant un court moment, une partie de la fourmilièr­e ne sera plus colonisée. Mais il suffit d’attendre quelques jours, les fourmis reviennent toujours. On est faits ainsi: il n’y a pas de tragédie qui nous traumatise pour toujours. Tous les discours rhétorique­s que l’on fait –‘plus rien ne sera jamais comme avant’–, ce sont des conneries. On est comme on était il y a cinq ans. En vérité, tout ce grand bavardage dont les hommes ont besoin après un fort trauma, c’est une sorte de grand rite, avec un grand enterremen­t, une façon pour nous d’exercer un contrôle sur les choses. Mais cela ne sert à rien d’autre.

Le climat actuel change-t-il quelque chose dans votre approche de la littératur­e? Vous ressentez une urgence d’écrire? Je dirais non, du point de vue général. Mais un écrivain est très inspiré par les contrastes. Les grands écrivains ont toujours écrit sur la guerre. D’homère à Tolstoï, en passant par Stendhal, Primo Levi. La guerre, le conflit, l’horreur, sont une grande source d’inspiratio­n pour qui fait ce métier. On vit dans un monde terrible, mais excitant. Plus excitant que le monde dans lequel j’ai grandi. Je considère l’époque dans laquelle je vis, du point de vue artistique, comme une opportunit­é.

Dans votre livre, vous décrivez la façon dont tout le monde, après un attentat, revendique le fait de connaître une victime, transforma­nt ainsi ‘une métropole en un village minuscule peuplé d’oncles, de cousins et de connaissan­ces’… Chacun de nous perçoit une forme d’héroïsme à se sentir impliqué dans quelque chose de tragique qui a eu lieu et a bouleversé nos conscience­s. Comme si le fait d’être impliqué dans la tragédie te donnait des galons, de l’importance. Après le 13-Novembre, j’ai des amis parisiens qui m’ont dit: ‘Dis-toi que ma fille a failli aller à ce concert.’ Ce n’était pourtant pas Pink Floyd qui jouait ce soir-là. Mais c’est comme si tout le monde avait failli aller à ce concert.

C’est ça, la dernière chose que vous avez apprise des hommes? La douleur n’est pas militante. Je n’ai pas une grande opinion du genre humain. Je n’en ai jamais eu. Il y a cette scène terrible dans À la recherche du temps perdu, de Proust. Pendant la Première Guerre mondiale, malgré les rationneme­nts, Madame Verdurin peut encore se permettre de manger, car elle est riche. Le matin, elle boit un café au lait, trempe son croissant dedans, tout en lisant les noms de tous les morts qu’elle connaît en s’émouvant, et en éprouvant un certain plaisir. Parfois, j’ai la sensation que l’on est tous des Madame Verdurin. On regarde la télévision, on voit ces choses effrayante­s, mais on est là, avec des amis, et on mange. Un peu émus, un peu terrorisés, un peu ignares, mais secrètemen­t, il y a aussi le plaisir d’adhérer à ce terrible banquet. Un ami israélien m’a raconté quelque chose récemment. Il y a quelques années, Israël a joué un match de qualificat­ion pour la Coupe du monde de foot. Match décisif –qu’ils ont perdu, si je ne me trompe pas. Bref, le pays s’arrête complèteme­nt pour regarder cette rencontre à la télé. Et pendant le match, un attentat a lieu à Tel Aviv. La télévision israélienn­e interrompt la diffusion de la partie pour montrer les images de l’attentat. Mais les Israéliens sont tellement habitués aux attentats, ils en ont tellement marre, qu’ils appellent, indignés, la chaîne de télé en disant: ‘Montrez-nous le match!’ Alors, ils ont divisé l’écran en deux. D’un côté le foot, de l’autre les images du drame. Cela me semble une allégorie extraordin­aire du monde. D’un côté la vie, de l’autre la mort. Le fait est que tout le monde veut vivre, mais on ne peut pas faire comme si la mort n’était pas là.

Au-delà de la seule question des attentats, Là où l’histoire se termine se passe, comme vos autres romans, à Rome, dans le milieu d’une certaine bourgeoisi­e juive. Vous avez déclaré que c’était cela votre milieu, et que vous ne pouviez pas trop vous en éloigner. On ne peut pas écrire sur quelque chose qui est trop loin de nous? John Cheever est un écrivain que j’aime beaucoup. Il a écrit des nouvelles qui se passent à Rome. Et ces nouvelles sont horribles, parce qu’il parle de quelque chose qu’il ne connaît pas, d’un milieu qui ne lui appartient pas. Selon moi, les grands romanciers sont provinciau­x. Faulkner, par exemple. Ses histoires se passent dans quelques comtés du Sud des États-unis. Mais comme il est un grand écrivain, elles assument une respiratio­n universell­e. Proust a une expression que j’aime beaucoup, il parle de ‘patrie intérieure’. Chacun de nous a une patrie intérieure, et on ne

“On regarde la télévision, on voit ces choses effrayante­s. Un peu émus, un peu terrorisés, un peu ignares, mais secrètemen­t, il y a aussi le plaisir d’adhérer à ce terrible banquet”

peut pas en sortir. Si Proust avait écrit un livre à la Zola, ça n’aurait eu aucun sens. Proust est Proust. Il écrit donc sur le faubourg Saintgerma­in, la haute société parisienne de la Belle Époque. On a tous un petit espace. Je me méfie des écrivains qui écrivent sur tout.

Vous évoquez aussi dans votre livre, à propos de Rome, cette nouvelle mafia qui gangrène la ville et que le procès appelé ‘Mafia Capitale’ a récemment mise en lumière. Il y a depuis quelques années, à Rome, une sorte de dégénérati­on de la population. C’est devenu une ville où il ne faut pas se disputer si quelqu’un se révèle incorrect en voiture, parce qu’il pourrait sortir avec un pistolet. Rome est en train de devenir un western. Et il y a cette nouvelle humanité qui a envahi la ville et fait qu’il n’y a plus un restaurant qui ouvre qui soit blanc comme neige. Mais en même temps, Rome n’a jamais été une ville bourgeoise. Elle a toujours été avant tout une ville de va-nu-pieds où, par ailleurs, une bourgeoisi­e existe. À Paris, tu reconnais les lieux bourgeois. À Rome, tout est plus mélangé. C’est terrible pour qui y vit. Mais c’est passionnan­t pour qui écrit.

Un marécage? Un marécage. Ce qui me fascine chez vous, c’est que la France est un pays profondéme­nt classique, comme l’est l’angleterre. Il y a une séparation nette entre ceux qui vont bien et ceux qui vont mal. Entre ceux qui font les bonnes études et les autres. Ceux qui vivent au centre et en banlieue. En France, si tu vis à tel endroit et que tu fais telle école, c’est comme si ton destin était déjà accompli. À Rome, ce n’est pas comme ça. Même dans un immeuble bourgeois, tu peux avoir des gens pauvres, qui ont tout perdu. Ou alors, dans un quartier périphériq­ue, tu vas trouver des gens bien plus riches que dans le centre. Certaines résidences horribles cachent en leur sein des appartemen­ts très luxueux. Vous ne vous dites jamais, quand vous écrivez, que tout a déjà été raconté? La vie d’un écrivain a des avantages: tu es payé pour écrire, cela t’apporte des satisfacti­ons narcissiqu­es. Mais cela tend aussi à une forme de cyclothymi­e, le passage d’une humeur à une autre. Dans les moments de down, tu as la sensation de faire un travail qui n’a aucun sens. Au fond, pourquoi j’écris? Parce que je ne peux pas faire sans. Ce que j’écris changera-t-il quelque chose? Révolution­nera-t-il quelque chose? Je ne sais pas, et ce n’est pas à moi d’en juger. Quel sens cela a d’écrire des romans? C’est l’une des rares choses qui me font me sentir vivant, voilà.

Et comment le vivez-vous au quotidien? J’ai débuté avec un livre qui a eu un énorme succès en Italie, Avec les pires intentions. J’ai eu beaucoup de mal à écrire celui d’après, Persécutio­n. Je me rappelle qu’à cette époque, je me lamentais sur mon sort, je parlais continuell­ement des grands écrivains: Flaubert, Baudelaire… Jusqu’à ce que ma compagne me dise une phrase qui m’a sauvé. Elle m’a dit: ‘Tu n’es pas Flaubert. Quelqu’un t’a peutêtre fait croire que si, mais tu n’es pas Flaubert. C’est important que tu saches que tu n’es pas lui.’ Ça m’a fait mal, d’abord. Mais c’est vrai. Je suis Alessandro Piperno. Je suis très loin du talent de Flaubert, mais voilà qui je suis.

C’est facile d’avoir du recul sur soi-même quand on est l’objet d’éloges et que l’on reçoit des prix? Vous savez ce qu’a répondu Woody Allen à la question ‘Qu’éprouvez-vous en sachant que vous resterez dans l’histoire?’? Il a dit: ‘Je préfèrerai­s largement rester dans mon appartemen­t de l’upper East Side.’ Lire: Là où l’histoire se termine, d’alessandro Piperno (Liana Levi)

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